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Comment Google, lourdement condamné pour abus de position dominante par l’UE, va tenter de faire durer éternellement la procédure
©Reuters

Condamnation en trompe l’œil ?

Google a été condamné en juin dernier à une amende record de 2,42 milliards d'euros par de l'Union européenne, pour abus de position dominante. Mais la firme vient de déposer un recours en annulation, ouvrant un nouveau chapitre dans ce feuilleton judiciaire.

Franck DeCloquement

Franck DeCloquement

Ancien de l’Ecole de Guerre Economique (EGE), Franck DeCloquement est expert-praticien en intelligence économique et stratégique (IES), et membre du conseil scientifique de l’Institut d’Études de Géopolitique Appliquée - EGA. Il intervient comme conseil en appui aux directions d'entreprises implantées en France et à l'international, dans des environnements concurrentiels et complexes. Membre du CEPS, de la CyberTaskforce et du Cercle K2, il est aussi spécialiste des problématiques ayant trait à l'impact des nouvelles technologies et du cyber, sur les écosystèmes économique et sociaux. Mais également, sur la prégnance des conflits géoéconomiques et des ingérences extérieures déstabilisantes sur les Etats européens. Professeur à l'IRIS (l’Institut de Relations Internationales et Stratégiques), il y enseigne l'intelligence économique, les stratégies d’influence, ainsi que l'impact des ingérences malveillantes et des actions d’espionnage dans la sphère économique. Il enseigne également à l'IHEMI (L'institut des Hautes Etudes du Ministère de l'Intérieur) et à l'IHEDN (Institut des Hautes Etudes de la Défense Nationale), les actions d'influence et de contre-ingérence, les stratégies d'attaques subversives adverses contre les entreprises, au sein des prestigieux cycles de formation en Intelligence Stratégique de ces deux instituts. Il a également enseigné la Géopolitique des Médias et de l'internet à l’IFP (Institut Française de Presse) de l’université Paris 2 Panthéon-Assas, pour le Master recherche « Médias et Mondialisation ». Franck DeCloquement est le coauteur du « Petit traité d’attaques subversives contre les entreprises - Théorie et pratique de la contre ingérence économique », paru chez CHIRON. Egalement l'auteur du chapitre cinq sur « la protection de l'information en ligne » du « Manuel d'intelligence économique » paru en 2020 aux Presses Universitaires de France (PUF).

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Atlantico : Google a été condamné en juin dernier à une amende record de 2,42 milliards d'euros par de l'Union européenne, pour abus de position dominante. Le 11 septembre, la firme déposait un recours ouvrant un nouveau chapitre dans ce véritable feuilleton judiciaire à rebondissements, susceptible de durer plusieurs années avant qu’elle ne soit concrètement astreinte à payer. Dès lors, l'arsenal de sanctions juridiques dont dispose l'Union européenne contre les entreprises géantes du web peut-il être considéré comme réellement efficace ? 

Franck DeCloquement : Replaçons les éléments dans leur contexte pour une meilleure compréhension des faits : accusé d’avoir favorisé son service de comparaison de prix en ligne « Google Shopping » dans ses résultats de recherche, Google a en effet été très lourdement sanctionné fin juin 2017 par le régulateur européen de la concurrence. La Commission Européenne a infligé en l’occurrence une amende record de 2,4 milliards d’euros au géant de la recherche en ligne. Soit plus du double de l’amende-record précédente de 1,06 milliard, prononcée à l’époque, à l’encontre de l’entreprise américaine Intel. Dans un communiqué de presse publié après cette décision, la Commission européenne a expliqué en substance que Google donnait une place privilégiée à son service de comparaison de prix en ligne « Google Shopping », en le plaçant tout en haut de l’échelle dans ses résultats de recherche internet. Alors que parallèlement, les services de comparaison de prix des entreprises concurrentes de la firme géante – à l’image de LeGuide.com – étaient eux affichés systématiquement beaucoup plus bas. Là où justement les consommateurs ne peuvent aisément les percevoir de prime abord. Attitude parfaitement déloyale s’il en est, mais aussi parfaitement assumée.

En prononçant cette décision de sanction exceptionnelle, la Commission avait aussi donné un délai de 60 jours à la firme pour que celle-ci puisse lui indiquer comment elle comptait mettre fin aux pratiques dénoncées, et lui avait octroyé 30 jours supplémentaires – soit 90 jours au total – pour corriger ces méthodes déloyales. Les 60 jours arrivant à expiration, le quotidien Bloomberg avait indiqué que Google était en passe de se conformer aux exigences de la Commission européenne. Ce qui aurait représenté en l’occurrence une petite révolution, et l’une des rares fois où le géant américain de l'Internet aurait accepté de s’incliner sous la pression conjointe – dans le cas présent – des régulateurs européens. Et ceci, bien entendu, dans le but d’éviter d’autres amendes cumulatives futures. Un porte-parole de l’entreprise avait également déclaré que Google allait communiquer à la Commission européenne son plan pour cesser toutes discriminations contre les comparateurs de prix concurrents dans ses résultats de recherche, mais sans toutefois donner de détails sur ce que la firme géante comptait faire très concrètement. De leur côté, les comparateurs de prix concurrents demandaient que leurs services soient traités équitablement, sur un pied d’égalité, avec l’outil de recherche Google Shopping. Autrement dit, que Google applique les mêmes procédés et les mêmes méthodes d'affichage et de placement sur ses pages de résultats en ligne. Dans l’une de ses déclarations faite par email, la Commission européenne estimait d’ailleurs que « l'obligation de se conformer était entièrement de la responsabilité de Google », sans pour autant préciser les modalités précises que l'entreprise devait adopter pour ne plus favoriser son service spécifique, au détriment de ceux de ses concurrents.

Ces changements devaient initialement être mis en place d'ici le 28 septembre 2017. Dans le cas contraire, et si la firme ne répondait pas favorablement aux exigences européennes, le géant de la recherche se serait exposé à d'autres amendes. Si ce délai était dépassé sans que les mesures annoncées aient été mises en place, Google se verrait alors infliger une amende de 5 % du revenu quotidien d’Alphabet – sa maison mère – pour chaque jour supplémentaire de retard dans l’exécution de la sanction. Et ceci, jusqu'à ce que l'entreprise mette finalement fin à ses pratiques déloyales. Ceci pouvant très rapidement se chiffrer à 12 millions de dollars par jour, si l’on se base pour ce calcul sur le chiffre d’affaires de 90,3 milliards de dollars réalisé par Alphabet en 2016. La somme est rondelette… Dans la foulée, Google avait fait une proposition à la Commission de l'UE pour mettre fin à ses pratiques anticoncurrentielles dénoncées dans le cas de l'affaire « Google Shopping ».

Malgré l’amende-record infligée au géant du web, considérant par ailleurs le temps que prennent généralement les procédures judiciaires de recours dans ce genre d’affaire, cela n’inciterait-il pas Google à persister dans cette politique de préservation absolue de ses intérêts ?

Google occupe 90% du marché en Europe et favorise naturellement ses propres produits et sites, au détriment de ceux de ses concurrents qui ne peuvent rivaliser, ni même bénéficier de son immense influence. En conséquence, il est évident que Google a pour ligne de conduite naturelle de ne pas se laisser dicter la sienne, si ceci contrevient à ses intérêts stratégiques ou venait à amoindrir la toute-puissance de son business-modèle. La firme se comporte en cela conformément à ce que pratiquent de par le monde, de nombreuses autres entreprises multinationales, compte tenu de leur poids économique majeur et de leur puissance de feu écrasante. Et en l’occurrence, Margrethe Vestager, la commissaire européenne à la concurrence, s’est en effet peut-être réjouie un peu trop vite, début septembre, quant à la bonne volonté qu’avait su afficher Google dans un premier temps. Stratégie de « deception » oblige.

La firme a depuis déposé un recours pour annuler l’amende record de 2,4 milliards qui lui avait été infligée, en faisant appel mi septembre pour la contester. Soit deux mois après que la sanction ai été prononcée pour abus de position dominante. D'après l’agence Reuters, le Tribunal général de l'Union Européenne devrait prendre plusieurs années pour se prononcer sur le cas. Une porte-parole du tribunal a toutefois déclaré que Google n'avait pas demandé un ordre provisoire pour suspendre la décision de l'Union européenne. Cela signifie que l'entreprise devra payer, mais pourra aussi se faire rembourser si l'amende était revue à la baisse ou finalement annulée. Google pourrait tout aussi bien offrir une garantie bancaire à la Commission, en déposant l’argent de la sanction dans une banque sur un compte bloqué, jusqu'à ce que la décision finale soit prononcée. Pour sa part, le régulateur européen de la concurrence dit être prêt à défendre sa décision devant le tribunal.

Google semple prête à utiliser tous les rouages possibles de la justice européenne pour faire durer éternellement cette procédure, dont le but général est en définitive de rétablir l'équité entre les géants du Web et les petites entreprises, constate certains experts. La firme craint sans aucun doute la jurisprudence, et que l'on puisse finalement attaquer sa position dominante sur tous les sujets annexe ou elle agit déloyalement.

Que pourraient faire les instances supra étatiques telles que Bruxelles, pour faire que cessent les abus des géants de la High Tech ? L’Appel de Bruno Le Maire pour une réforme législative à l’échelle européenne pour lutter efficacement contre cette suprématie va-t-elle dans le bon sens ?

D'après un responsable de la communication de la Cour de justice de l'Union Européenne interrogé par l'AFP, Google serait sous le coup de deux autres enquêtes de l'Union Européenne. La première concernerait « Android », son système d'exploitation pour téléphone mobile. La décision de la Commission sur ce sujet pourrait intervenir dès la fin de l'année 2017. La deuxième toucherait « AdSense », sa régie publicitaire, au cœur du modèle économique de Google. Celle-ci est elle aussi soupçonnée de pratiques anticoncurrentielles, en profitant au passage des bons offices de la domination écrasante du moteur de recherche sur Internet. Par ailleurs, l'idée d'une nouvelle taxation des géants américains de l'internet, proposée par Paris depuis plusieurs semaines fait son chemin dans les milieux autorisés. Elle sera d’ailleurs au menu des nombreuses discussions à l’occasion du premier sommet européen consacré à « l'économie et l’innovation numérique ». Celui-ci s’est ouvert vendredi dernier à Tallinn – la capitale de l’Estonie – avec pour objectif prioritaire de faire de l'Union européenne un leader mondial dans ce domaine. Enjeu numérique, dont l'Estonie a en outre fait la priorité de son mandat pour l'Europe, historiquement confrontée à une très forte concurrence des États-Unis, mais également du Japon et de la Chine. Pour tenter de rattraper ce retard, la Commission européenne avait lancé dès 2015 un plan d'action visant à « européaniser la politique numérique » via la création d'un « marché unique du numérique ». Selon Bruxelles, ce marché unique serait en mesure de générer 415 milliards d'euros par an, au bénéfice de l'économie européenne, et de créer des centaines de milliers d'emplois à travers le continent. Mais cette volonté commune affichée se heurte durement à la question de l'optimisation fiscale, à laquelle les GAFAs – autrement dit les géants de l'internet comme Google, Apple, Facebook et Amazon – se livrent en toute impunité sur le sol européen…

Au demeurant, et selon le rapport d'un député européen favorable à une réforme globale, l'Union européenne aurait perdu entre 2013 et 2015, plus de 5,4 milliards d'euros en recettes fiscales des deux géants du web : Google et Facebook. Et ceci pour l’essentiel, en raison de leurs politiques de mesures offensives pour favoriser l’optimisation fiscale. La France propose donc de taxer les GAFAs (Google, Apple, Facebook et Amazon) sur la base de leur chiffre d'affaires réalisé dans chaque pays européen, et non plus leurs bénéfices logés dans des filiales installées dans des États à faible fiscalité. Comme vous l’indiquiez plus haut, en l'espace de quelques semaines, le ministre français de l'Économie Bruno Le Maire semble en effet être parvenu à rallier à sa proposition législative, l'Allemagne, l'Italie l'Espagne, l'Autriche, la Grèce, la Slovénie, la Bulgarie, le Portugal et la Roumanie. Il se heurte en revanche durement aux réserves de huit autres États membres, mais aussi à l'hostilité patente d'un neuvième Etats membres : l'Irlande. Ce pays de l’UE est en effet connu pour avoir mis en place une taxation très favorable au profit des sociétés du secteur numérique présentes sur son sol... « J'attends que le sommet européen nous dise vers où on va », a indiqué de son côté le commissaire européen aux affaires économiques, Pierre Moscovici mi-septembre rapportait d’ailleurs le Figaro dans ses colonnes. « Nous, nous allons mettre toutes les options sur la table. Après la direction qui nous sera donnée par les chefs d'État et de gouvernement ou par les ministres, nous avancerons, nous ferons une proposition, et il faut aller très vite » a-t-il en substance ajouté. Rappelons qu’Emmanuel Macron avait également martelé mardi dernier, lors de son discours attendu sur l'Europe à la Sorbonne : « le monde ouvert ne vaut que si la concurrence qui s'y joue est loyale […] Nous ne pouvons pas accepter d'avoir des acteurs européens qui sont taxés, et des acteurs internationaux qui ne le sont pas ». Gageons que ses bonnes volontés affichées puissent trouver rapidement un écho favorable auprès des autres chefs d’Etats, et permettre l’adoption dans la foulée de mesures efficaces et concrètes à l’échelle européenne. Des mesures en capacité de pousser les avantages du vieux continent face au rouleau compresseur américains des leaders de la High Tech.

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