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 Comment Jean Claude Juncker vient de mettre du plomb dans l’aile du projet européen d’Emmanuel Macron
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Chacun son Union

Une Europe des unions. Jean-Claude Juncker et Emmanuel Macron ne semblent visiblement pas partager les mêmes idées concernant le "projet européen". Et cela commence à se voir.

Christophe Bouillaud

Christophe Bouillaud

Christophe Bouillaud est professeur de sciences politiques à l’Institut d’études politiques de Grenoble depuis 1999. Il est spécialiste à la fois de la vie politique italienne, et de la vie politique européenne, en particulier sous l’angle des partis.

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Atlantico : Jean Claude Juncker, Président de la Commission européenne tenait, ce mercredi 13 septembre, son discours de l'Etat de l'Union. Au cours des diverses annonces faites, il est apparu que l'ex Premier ministre luxembourgeois proposait un projet alternatif à l'Union européenne, en apparente contradiction avec le projet porté par Emmanuel Macron. Quelles sont les principales différences entre les deux projets, de quelle philosophie découle chacune de ces deux visions ?

Christophe Bouillaud : Il faut d’abord préciser que les deux projets – celui d’Emmanuel Macron et celui de Jean-Claude Juncker – ne sont pas si différents que cela dans leur philosophie générale : tous deux sont des fédéralistes sans oser tout de même le mot de fédéralisme ; tous deux sont des héritiers affichés du compromis européen d’après-guerre entre libertés de marché et protections sociales ; et enfin tous deux prétendent défendre les intérêts européens dans le monde (« l’Europe qui protège »). Il n’y a donc pas d’opposition sur la finalité générale de l’action à entreprendre. La différence réside seulement dans le périmètre d’approfondissement de l’intégration européenne. Tout le discours d’Emmanuel Macron, tenu depuis sa campagne électorale, part du périmètre actuel de la zone Euro. C’est la zone Euro qu’il faut intégrer plus à travers un budget, un exécutif et un parlement ad hoc. Le discours de Jean-Claude Juncker part du périmètre des bientôt 27 Etats membres de l’Union européenne. Cela s’explique pour deux motifs distincts. 

Un premier, tout simplement institutionnel et bureaucratique, la Commission européenne qu’il préside, n’a aucune envie d’être marginalisée par la création d’une autre instance exécutive disposant d’un budget propre. Au contraire, il propose de concentrer encore plus de pouvoir dans la Commission en tant que dirigeant collectif de l’Union. En effet, il souhaiterait que le futur « Ministre de l’économie de la zone Euro » soit aussi Commissaire européen,  vice-Président de la Commission et président de l’ « Eurogroupe ». Ce personnage aurait donc à peu près le même statut que celui qu’a reçu Federica Mogherini pour la politique étrangère, à mi-chemin entre le côté communautaire et le côté intergouvernemental de l’Union européenne. De même, il propose l’idée de fusionner le poste de Président de la Commission européenne – le sien -  et de Président du Conseil européen – qu’occupe actuellement Donald Tusk. 

Un second, de nature géopolitique, réside dans l’inquiétude affichée de Jean-Claude Juncker d’un décrochage entre l’est et l’ouest du continent. En effet, il n’y a aucun grand pays est-européen dans la zone Euro. Un gouvernement économique de la seule zone Euro, comme le proposent les Français, reviendrait à marginaliser encore plus la Pologne, la Roumanie, la Hongrie, la République tchèque dans les grandes décisions économiques concernant pourtant en pratique l’Europe dans son ensemble. Cette proposition de Jean-Claude Juncker s’inscrit par ailleurs à un moment où les tensions montent entre le gouvernement polonais  et la Commission européenne sur le respect de l’Etat de droit en Pologne ou des décisions de justice européenne. Juncker veut donc clairement signifier par tout son discours que l’ex Europe soviétisée fait partie pleine et entière du projet européen, au moment même où la Commission s’apprête par ailleurs à être désagréable avec des dirigeants nationalistes de ces pays. C’est là une façon de bien cerner l’adversaire : pas l’Europe de l’est en général, mais seulement quelques trublions à ramener à la norme commune. Le projet français risque au contraire d’envenimer les choses et de leur donner un tour anti-oriental malvenu. 

En indiquant clairement "nous n'avons pas besoin d'un budget distinct de la zone euro, nous avons besoin d'une ligne forte de la zone euro dans le budget européen existant", Jean Claude Juncker semble attaquer de front le projet français. Des deux alternatives, entre le projet Juncker et le projet Macron, quel est celui qui est le plus susceptible d'obtenir l'adhésion des différentes chancelleries, et notamment de l'Allemagne ?

Le grand avantage du projet Juncker est qu’il n’oblige à créer rien de très nouveau. Il a aussi ajouté dans son discours que le Parlement de la zone Euro, ce n’est autre que le Parlement européen. Il a d’ailleurs raison dans la mesure où la BCE est obligée de se faire auditionner régulièrement par le Parlement européen et dans la mesure où le Parlement européen a pu faire des rapports sur la politique monétaire et financière européenne. De manière prudente, Jean-Claude Juncker propose donc de réagencer des éléments institutionnels déjà existants, dont le MES qui deviendrait un « Fonds monétaire européen », plutôt que de créer une autre couche institutionnelle, séparée des institutions actuelles de l’Union. 

De ce fait, le projet Juncker me parait plus séduisant pour les chancelleries, en particulier pour l’Allemagne. Par contre, un élément pêche autant dans le projet Macron que dans le projet Juncker : la volonté qu’auraient les pays membres de mettre plus d’argent dans le budget commun. Les dernières négociations budgétaires ont montré exactement le contraire : dès qu’on parle budget commun de l’Union européenne, tous les contributeurs nets (les pays les plus riches) sont vent debout contre toute augmentation. Que ce soit dans le projet Macron ou dans le projet Juncker, il est difficile de voir l’élément qui ferait sauter cette prévention pour avoir un budget de la zone Euro vraiment consistant. Ce n’est pas là une question institutionnelle mais politique : les Etats membres de la zone Euro – dont bien sûr l’Allemagne - sont-ils prêts à autoriser une plus grande capacité fiscale propre de l’Union européenne qui lui permettrait de s’endetter plus en son nom propre ? Historiquement, on est plutôt allé dans le sens inverse : une Communauté européenne, puis une Union européenne de plus en plus dépendante financièrement de ses Etats membres, mais qui sait ? C’est un peu là la clé : est-on prêt au niveau des Etats à avoir une autonomie financière de l’Union européenne en tant que telle ?  Et surtout, qui est vraiment prêt à attribuer pour la politique budgétaire menée par une instance fédérale autant d’autonomie que celle qui a été offerte à la BCE en son temps ? La lutte contre l’inflation, soutenue par la théorie d’inspiration monétariste de la « banque centrale conservatrice », a incité les dirigeants européens qui ont négocié le Traité de Maastricht à donner à la BCE beaucoup d’indépendance. Or, aujourd’hui, y a-t-il en Europe une théorie largement partagée qui justifierait l’indépendance de la décision budgétaire au niveau fédéral par rapport aux Etats membres ?  En dehors du « qui paye ? » auquel on pense toujours, y a-t-il un accord sur « à quoi cela sert-il ? » ? 

En affichant clairement son intention d'intégrer l'ensemble des pays européens au sein de la zone euro, "le destin de l'euro est de devenir la monnaie de l'Union européenne", Jean Claude Juncker cible des pays comme la Suède, la Pologne ou encore la Bulgarie. Dans quelle mesure une telle proposition est-elle tenable sur le terrain politique ? Ne peut-on pas y voir un moyen de repousser les discussions relatives à une intégration politique "pour plus tard" ?

En fait, Jean-Claude Juncker se trouve là parfaitement dans son rôle de Président d’une Commission européenne qui est définie comme « la gardienne des Traités ». Or les traités actuels indiquent clairement et sans aucune ambiguïté que tous les pays de l’Union européen ont vocation à adopter l’Euro comme leur monnaie – à l’exception prévue,  comme il le rappelle, du Danemark et du Royaume-Uni. L’avantage d’une telle solution serait bien sûr d’éviter une coupure entre pays de la zone Euro et les autres – le petit Danemark serait alors un peu l’exception qu’on tolèrerait. 

Après, il faut bien distinguer les cas du point de vue politique : il y a les pays de l’ancienne Europe soviétisée dont les élites n’ont aucune autre réticence à adopter l’Euro que leur réalisme économique (la Roumanie ou la Bulgarie par exemple) ; il y a ceux de cette même Europe soviétisée où une partie des élites, celle actuellement au pouvoir, ne voit pas cela sans crainte d’une inféodation à « Bruxelles » ou à « Francfort » (la Pologne et la Hongrie essentiellement), et enfin le cas de la Suède. Ce dernier pays apparait sans doute le plus problématique à terme. Un référendum sur l’adhésion à l’Euro a eu lieu en 2003. Le résultat a été un non sans appel. Je doute que les élites politiques suédoises veulent tenter de nouveau l’expérience. Comme pour les Britanniques, il y a un fond de méfiance d’une démocratie sûre d’elle-même contre l’ogre bureaucratique continental, méfiance bien plus solide que les réticences conjoncturelles qu’on observe dans les pays anciennement soviétisés.  Mais après tout la Suède, malgré son succès économique, reste tout de même un petit pays, qu’on pourrait négliger dans une intégration ultérieure, comme son voisin danois d’ailleurs. 

Quoi qu’il en soit, cette adhésion des pays non membres de la zone Euro à cette dernière prendra de toute façon du temps. Cela pourrait retarder effectivement les discussions d’intégration politique souhaitée par Emmanuel Macron. En même temps, Jean-Claude Juncker annonce un instrument d’accélération du processus : des fonds européens supplémentaires pour les pays décidés à adhérer. De fait, vu l’art du compromis des dirigeants européens, on peut peut-être imaginer un compromis entre la position Macron et la position Juncker, en prévoyant d’étendre ce qui aura été obtenu par Macron à toute l’UE à mesure de l’expansion de la zone Euro. 

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