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Efficaces ou pas : ce que les paradoxes de la nouvelle croissance française nous disent des réformes Macron
©Dimitar DILKOFF / AFP

Houston, on a un problème

Forte d'un véritable reprise de la croissance, la France doit désormais choisir sa voie pour assurer des emplois durables. C'est tout l'enjeu de la loi Travail.

Patrick Artus

Patrick Artus

Patrick Artus est économiste.

Il est spécialisé en économie internationale et en politique monétaire.

Il est directeur de la Recherche et des Études de Natixis

Patrick Artus est le co-auteur, avec Isabelle Gravet, de La crise de l'euro: Comprendre les causes - En sortir par de nouvelles institutions (Armand Colin, 2012)

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UE Bruxelles AFP

Jean-Paul Betbeze

Jean-Paul Betbeze est président de Betbeze Conseil SAS. Il a également  été Chef économiste et directeur des études économiques de Crédit Agricole SA jusqu'en 2012.

Il a notamment publié Crise une chance pour la France ; Crise : par ici la sortie ; 2012 : 100 jours pour défaire ou refaire la France, et en mars 2013 Si ça nous arrivait demain... (Plon). En 2016, il publie La Guerre des Mondialisations, aux éditions Economica et en 2017 "La France, ce malade imaginaire" chez le même éditeur.

Son site internet est le suivant : www.betbezeconseil.com

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Selon les chiffres publiés ce 12 septembre par l'INSEE, au 2e trimestre 2017 " les créations nettes d'emploi salarié atteignent 81 400, soit une hausse de 0,3 %, comme au trimestre précédent." Sur un an, l'emploi salarié s'accroît de 303 500 (soit +1,2 %). Derrière ces bons chiffres, il est possible de voir une tendance qui se dessine depuis plusieurs années, mettant en avant une baisse du nombre des emplois industriels concomitante à une hausse des emplois dans l’hôtellerie-restauration mais également dans les activités de services administratifs et de maintien (agents de sécurité, services de nettoyage). Dans quelle mesure assistons-nous à une transformation de l'emploi salarié en France ?

Patrick Artus : Si l'on regarde les chiffres de l'emploi privé, c'est à dire hors administration publique, les résultats seraient encore meilleurs. De mémoire, on a créé 360.000 emplois en un an. Il y a deux éléments de réponse qui sont importants. 

Le premier est ce qu'on appelle une croissance riche en emploi. C'est-à-dire que par rapport à la croissance du PIB, la croissance de l'emploi est très forte. Ca veut dire qu'on a très peu de gains de productivité. Il y a deux façons de voir ça : de manière positive, on peut trouver ça formidable puisqu'il faut moins de croissance qu'avant pour créer de l'emploi. Ou de manière négative, où il n'y a plus de gains de productivité, et on va être dans une tendance de croissance très faible. C'est un arbitrage entre le niveau la production potentielle et la croissance potentielle. Celle-ci est plus faible parce que les gains de productivité sont plus faibles. Donc notre capacité à faire de la croissance est un peu plus faible. Mais notre niveau d'activité est plus élevé car l'on crée plus d'emplois. Ce n'est pas que la France : dans pratiquement tous les pays de l'OCDE, on a de la croissance riche en emploi par rapport à la croissance du PIB. 

Le deuxième point, qui est vrai en France mais aussi dans les autres pays, porte l'horrible nom chez les économistes de bipolarisation du marché du travail. C'est-à-dire on crée un petit peu d'emplois en haute-gamme (les nouvelles technologies, les start-ups, la financé etc), on détruit les emplois intermédiaires (liés à l'industrie par exemple), et on crée beaucoup d'emplois bas-de-gamme. C'est à la fois le transport, la distribution, la sécurité, les loisirs, la restauration et l'hôtellerie. A nouveau, on peut voir les choses de deux manières. La façon positive est de dire que de toute façon, les chômeurs sont peu qualifiés. Le taux ce chômage du tiers le moins qualifié de la population française est de 17%. Quand vous lutter contre le chômage, nécessairement vous créez des emplois que les personnes peu qualifiées peuvent prendre. Le retour à l'emploi se fait nécessairement sur des emplois peu qualifiés. La façon négative de voir les choses, c'est de voir que c'est un drame de pauvreté dans la mesure où les emplois qui se créent sont des emplois sont assez mal payés, peu productifs et bas-de-gamme. Ce qui est évidemment le défi pour nos sociétés, ça serait de ramener les gens à l'emploi et ensuite de les faire progresser. Ce qui pousse à la question redoutable des systèmes de formation. Si vous voulez faire baisser le chômage aujourd'hui, vous ne pouvez créer que ce type d'emploi.

Jean-Paul Betbeze : Les ordonnances, qui suscitent des manifestations (mais pas de toutes les centrales syndicales) et un soutien assez général du patronat, vont-elle prolonger les tendances en cours en matière d’emploi en France et surtout changer la donne ? Oui, mais rien n’est mécanique, rien n’est rapide, et il n’est pas sûr que ce qui se met en place soit suffisant. Et moins encore assez expliqué.

D’abord, la bonne nouvelle est la poursuite de l’amélioration de l’emploi salarié en France, surtout dans le privé. C’est le onzième trimestre consécutif que ceci se produit. Les 303 500 emplois supplémentaires sur un an viennent en effet pour 276 500 du privé (soit +1,5% des effectifs sur un an) et pour 27 200 seulement de la fonction publique (soit +0,5% sur un an). Ensuite, cette amélioration vient surtout des services qui apportent 259 400 emplois (sur un total de 12,1 millions), sachant qu’enfin l’agriculture crée des emplois (+2 600 pour arriver à 298 300) et plus encore la construction (+8 600 pour arriver à 1 347 700). La résistance de l’agriculture doit être soulignée, dans une conjoncture particulièrement tendue sur les prix, et la remontée de la construction encouragée, après les années noires qu’elle a vécue. 

Mais la tendance longue à la désindustrialisation de l’emploi en France se poursuit. On compte ainsi 3,2 millions d’emplois pour l’industrie et une baisse de 13 500 sur un an. L’industrie continue son effritement, en même temps que ses performances extérieures se détériorent et que sa part de marché atteint en 2016 un minimum de 3,2% pour les marchandises dans le monde, et de 12,1% en zone euro. Ceci tient à des raisons structurelles qui nécessitent des actions correctrices qui commencent à peine à se mettre en œuvre. 

Pour autant, on ne peut présenter l’évolution de l’emploi privé en disant qu’il y a de moins en moins d’emplois industriels et de plus en plus dans les restaurants, la sécurité et le nettoyage. D’abord, les services marchands concernent aussi la banque (200 000 emplois) et l’assurance, les activités immobilières (196 000 emplois à temps plein) mais aussi 692 000 emplois dans l’information et la communication et 1 873 000 emplois à temps plein dans les activités scientifiques, les services administratifs et de soutien. Pour une large part, les entreprises industrielles se sont développées en externalisant des services, ce qui a permis à la France d’avoir des géants dans l’informatique, la logistique, les services de surveillance et de gestion de la qualité, plus les entreprises de comptabilité, d’audit et de stratégie. On ne peut plus séparer la compétitivité industrielle de celle des services. Pour que les entreprises industrielles exportent, il leur faut des appuis scientifiques, logistiques, commerciaux, financiers, assuranciels… Sans oublier que la France a des leaders dans la restauration collective ou le tourisme et qu’elle devrait soutenir les services à la personne, pour avoir plus de croissance économiquement efficace, dans une société vieillissante.

En fait, l’emploi s’améliorera en France quand on fera plus flèche de tout bois, l’industrie avec l’innovation, les pôles de compétitivité, les start ups et les autoentrepreneurs certes, tout comme les services à faire augmenter en nombre et en qualification, avec notamment un secteur des services à la personne plus puissant. C’est la meilleure réserve d’emplois à court terme dont nous disposons (avec ses effets sur la consommation et sur le moral des ménages).

Nous assistons donc à une mutation de l’emploi, avec des activités industrielles et de services toujours plus combinées. Cette mutation implique de soutenir les ETI, PME, TPE, autoentrepreneurs par plus de souplesse et une baisse de la fiscalité, mais aussi par des liens plus étroits avec les grandes entreprises, les centres de recherche, les métropoles. C’est donc d’une politique générale qu’il s’agit avec les Ordonnances, la loi El Khomri, en attendant les mesures sur le logement (pour en faire baisser le coût), et l’autoentreprise, plus la fiscalité, avec la refonte de l’ISF. Liste non limitative…

Quelles sont les conséquences de cette transformation sur la productivité de l'économie française ? Une telle transformation est-elle signe d'une perte de "qualité" de la croissance française ? Quelles en sont les causes ?

Patrick Artus : A nouveau, c'est un arbitrage niveau / croissance. Quand vous créez des emplois peu qualifiés, votre productivité augmente puisque vous faites monter le nombre d'emplois. Mais le taux de croissance de votre production diminue puisque vous réduisez les gains de productivité. Donc vous allez avoir un niveau de production plus élevé, et une croissance de la production plus faible. A nouveau, il faut l'accepter. Le vrai problème, c'est le deuxième élément de votre question, qui est de se demander quelle est la perception sociale, par l'opinion, de cette situation? Cette perception sociale est mauvaise. On ne donne pas le sentiment de sécurité aux Français même si on crée beaucoup d'emplois lorsque ces emplois sont de mauvaise qualité. Evidemment, la plupart de ces emplois sont en CDD, en interim, en emploi court ou en auto-entrepreneur. Ce sont des créations d'emplois rapides qui ne donnent pas, au Français, le sentiment d'une amélioration du marché du travail alors que celle-ci est présente.

Jean-Paul Betbeze : La productivité, telle qu’on la mesure de manière classique (et assez physique), est sous pression. C’est une mesure industrielle qui s’améliore par l’innovation, la sous-traitance et la robotisation. L’industrie, par la productivité, crée la croissance et détruit l’emploi. Même en Allemagne ce processus est visible, même si l’industrie allemande a poussé au maximum la recherche et les opérations à haute valeur ajoutée sur son sol, et largement « délégué » dans les pays de l’Est. Il faut donc, en permanence, innover et former, permettre à l’industrie d’avancer et de prendre des risques. C’est alors qu’on trouve ce qui permet l’innovation, l’investissement, la formation : la rentabilité. Le ratio Excédent Brut d’Exploitation sur Valeur Ajoutée est actuellement de l’ordre de 32% en France (grâce au CICE), contre 40 à 42 % en Allemagne. 

Mais, plus précisément, la qualité est une notion complexe et de plus en plus exigeante. Pour un produit donné il ne peut s’agir d’être moins cher (compétitivité prix), ce qui implique en général de tenir les salaires (compétitivité coût). Dans le cas français, où les coûts salariaux sont élevés (coût salarial horaire en France dans l’industrie manufacturière : 38,3 euros, en Allemagne : 40,7 et en Espagne : 22,8) on comprend bien qu’il ne s’agit pas seulement de modérer les salaires, mais de « monter en gamme ». Cette formule un peu magique est en fait exigeante et implique un produit sans défaut et résistant à l’usage, mais aussi des capacités d’entretien, d’exportation, de respect des délais, bref, encore une fois, des marges. La qualité allemande, que l’on attribue souvent à une volonté de perfection de tous les instants, ne s’improvise pas. Elle suppose des ouvriers qualifiés, donc bien formés et bien payés dans des structures stables. La qualité vient de la stabilité, la stabilité vient de la rentabilité. On comprendra ici la logique qui se met en place en France, car il ne sera pas possible de monter en qualité si les entreprises ne deviennent pas plus rentables (CICE, baisse des charges, simplifications administratives) mais aussi, sinon de plus en plus, ouvertes aux discussions internes et aux débats pour changer et améliorer les processus productifs, dans un climat social plus coopératif. La flexibilité est d’abord interne.

La montée en gamme et en qualité prendra du temps et implique un mouvement d’ensemble qui ne passe pas par la modération salariale. Les nouveaux rapports Industrie/Services qui feront la compétitivité de demain s’inscrivent dans une politique d’ensemble où il s’agit de faire baisser le prix du logement, de rapprocher les entreprises des universités, de faire échanger ensemble les entreprises, de nouer plus de liens entre les grandes entreprises et les petites, sachant que les grandes entreprises devraient réduire leurs délais de paiement… Plus tôt on présentera ce projet de vraie compétitivité France, mieux on comprendra l’étendue et la cohérence des actions à mener. Compte tenu de la baisse de nos parts de marché, il n’est pas sûr que l’on ait d’autre choix ! Il faut donc expliquer. Nous ne le faisons pas assez, pour aller plus vite.

Alors que ce phénomène s'observe également dans d'autres économies, faut-il considérer cette tendance comme une fatalité ou existe-t-il des moyens de faire face, et de permettre un retour vers la création d'emplois de "meilleure qualité" ? 

Patrick Artus Je pense que c'est un énorme problème, ce qui fait qu'on est dans une configuration très différente des années 50/60/70. Durant cette période, les emplois qui se créaient étaient de meilleurs qualités que les emplois qui se détruisaient. La dynamique de l'emploi était favorable, car elle améliorait la qualité moyenne des emplois. Depuis la fin des années 1980, on a exactement l'inverse. Les emplois qui se créent sont moins bons que les emplois qui se détruisent et qui sont souvent des emplois dans l'industrie. Pour les économistes, le nom qui vient tout de suite à l'esprit est celui de Schumpeter. Celui-ci explique que lorsqu'une entreprise disparaît, celle-ci est remplacée par une entreprise meilleure. Aujourd'hui, on est complètement dans l'anti-schumpeterien. Ces nouveaux emplois font baisser la qualité moyenne des emplois, mais baissent aussi la qualité moyenne des emplois, le salaire moyen et les gains de productivité. Qu'est ce qu'on peut faire? C'est très compliqué, car ces emplois se créent dans des secteurs où il y a de la demande. On va pas créer des emplois là où les entreprises n'embauchent pas. Même si les Français protestent, ils veulent un uber pour venir les chercher, être servis quand ils vont au bistrot et être en sécurité lorsqu'ils font les magasins. la demande génère ce type d'emploi, on y peut rien. On est des sociétés qui se déforment vers la consommation de services. Tout cela sont d'énormes enjeux de société.

Jean-Paul Betbeze : Ce phénomène, à savoir l’accélération des mutations dans l’industrie, le rapprochement de plus en plus intime entre industrie et services, pour ne pas dire le rôle moteur des services dans l’innovation, la recherche, la logistique, la sécurité informatique…se retrouve partout. Nous voyons l’Allemagne qui nous a distancés, et l’Espagne qui se rapproche de nous. Nous voyons aussi notre système d’exportation trop fragile. Et nous voyons, comme l’Allemagne, la montée de la Chine non seulement avec ses capacités croissantes d’innovation, mais plus encore avec l’importance de son marché intérieur. C’est là son arme décisive ce qui implique, dans le cadre européen, l’intégration accélérée de notre marché.

Les emplois de meilleure qualité seront ceux qui offriront les prestations les plus adaptées aux besoins, dans la durée. C’est ici que l’on retrouve le rôle des big data, de la connaissance de plus en plus intime des besoins des ménages et des entreprises. Comme on le voit, nous n’y sommes pas encore, mais, encore une fois, il vaudrait mieux expliquer le projet d’ensemble plutôt que de le tronçonner, Loi El Khomri hier, ordonnances aujourd’hui, logement demain, formation après-demain. Pire, il ne faut pas opposer industrie à services, emplois à haute valeur ajoutée à « petits boulots ». Si l’on veut cibler « les emplois à haute valeur ajoutée », et réussir, c’est impossible dans une situation de chômage de masse. 

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