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Pourquoi le raz de marée LREM ressemble moins à la construction d’une majorité politique qu’à une majorité sociologique d’électeurs partageant les mêmes intérêts socio-économiques
©PASCAL PAVANI / AFP

Révolution de classe ?

La République en Marche est en passe d'obtenir une très forte majorité à l'Assemblée nationale en s'étant affranchie de la problématique du clivage droite gauche. Mais le sucés LREM semble être une réussite plus sociologique que politique.

Erik Neveu

Erik Neveu

Erik Neveu est un sociologue et politiste français, professeur des universités agrégé en science politique et enseigne à Sciences Po Rennes.

Il est l'auteur de l'ouvrage "Sociologie politique des problèmes publiques".

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Raul Magni-Berton

Raul Magni-Berton

Raul Magni-Berton est actuellement professeur à l'Université catholique de Lille. Il est également auteur de notes et rapports pour le think-tank GénérationLibre.

 

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Atlantico : En quoi le succès de LREM est il le plus le fruit d'une réussite "sociologique"; la formation d'un bloc sociologique constitué sur la base d'une volonté "d'ouverture" de l'économie, sur des personnes parfois qualifiées de "gagnants" de la mondialisation, plutôt que sur le succès d'un projet politique ?

Raul-Magni Berton : Une économie ouverte est bien un projet politique. Ceci dit, vous avez raison, derrière les opinions politiques il y a des intérêts et des situations particulières. Une économie ouverte produit généralement plus de croissance, mais aussi plus de turbulences, et réduit la marge de manœuvre pour contrôler politiquement son destin. Ce n'est donc pas un hasard, que électorat de Macron et de LREM est celui qui est le plus sécurisé, où la part des cadres est la plus importante. De manière générale, les électeurs de LREM sont en moyenne plus riches, plus stables et en meilleure santé. De l'autre coté, il y a les jeunes, non diplômées ou ouvriers. Ce sont les principales victimes des turbulences dues à l'ouverture économique, et, par ailleurs, ceux qui ont le moins d'influence sur la politique. S'ils avaient été les seuls à voter, on aurait eu un deuxième tour entre Le Pen et Mélenchon. 

En fait, plus fondamentalement, il y a une opposition sans dout liée à la mondialisation et au développement de l'Union Européenne entre ceux qui veulent plus d'ouverture, moins de frontières, plus de liberté, d'un coté, et ceux qui veulent plus de contrôle, donc plus de démocratie et de souveraineté de l'autre coté. Ce conflit est assez transversal par rapport aux catégories de gauche et de droite puisque ce sont les partis aux extrémités qui défendent la deuxième idée, et les partis centristes qui défendent la première. Il est d'ailleurs étonnant de voir que partout en Europe, l'extrême droite porte de plus en plus des revendications de démocratie directe.

Erik Neveu : Aucune victoire électorale ne peut être réduite à un facteur explicatif unique. Le secret du succès est inverse : savoir agglomérer des votes aux motivations différentes, parfois contradictoires, faire en sorte que chacun entende ce qu'il ou elle souhaite ou valorise...jusqu'aux gueules de bois post-électorales. Pour le vote Macron on peut recenser l'exaspération devant la manière dont une classe politique ayant parfois trente ans de service se pérennisait et donc le désir du jeune et du renouveau. A joué aussi un reflexe de vote utile pour barrer la route à Marine Le Pen. Le sentiment était fort que la gauche socialiste et, à droite, Les Républicains ne menaient pas forcément des politiques si absolument différentes, si efficaces à régler les problèmes et qu'il valait le coup de parier sur le dépassement du clivage. Emmanuel Macron a aussi eu l'habileté de ne guère parler « contre », de ne pas cibler de boucs émissaires (s'il souligne l'importance de la lutte contre le terrorisme islamiste, il ne tient aucun propos anti-musulman). C'est dans cette confluence de motivations qu'il faut situer le rôle qu'ont effectivement jouées une série d'attentes propres aux monde des entrepreneurs (alléger la paperasse, la complexité des règles, aller au devant des dynamiques de dislocation des professions organisées et des protections sociales). Ce qu'a fait Macron ministre, ce qu'il promet intéresse les dirigeants d'entreprise, plus spécifiquement les entrepreneurs au sens de créateurs et d'innovateurs. Ces motivations économiques viennent aussi de celles et ceux qui sans être patrons voient dans un marché presque sans règles l'espoir de trouver une activité, de faire tomber ce qu'ils perçoivent comme les murailles des statuts (transporter des voyageurs en ville sans payer une licence de taxi)

Quelle est cette sociologie du vote en Marche, et par extension, quels sont ceux qui se forment en opposition par rapport à ce nouveau bloc en constitution ? 

Erik Neveu : La réponse ne peut ête que prudente. Les premières enquêtes disponibles (Libération, Les Echos) sont assez peu sophistiquées dans les catégories d'analyse qu'elles utilisent. Le vote Macron est maximal dans les catégories sociales aux meilleurs revenus : de 17% dans les foyers fiscaux à moins de 1250 euros/mois à 43% pour ceux qui ont plus de 3000...mais on voit aussi que cette dernière catégorie est bien plus large que celle des personnes qu'on peut décrire comme fortunées. Il est aussi le plus fort chez les cadres et professions dites intermédiaires, avec un plus fort impact dans le secteur privé. Contrairement à ce qu'on lit parfois, il n'est pas spécialement fort chez les jeunes et les retraités sont bien représentés. Le vote Macron est aussi sur-représenté dans les petites villes et villes de moins de 100 000 habitants. A contrario on voit que d'autres forces (Front National, France Insoumise) recueillent un soutien plus fort chez les ouvriers et employés, les petits revenus, dans les zones rurales. Le vote jeune est aussi spécialement significatif pour la France Insoumise. Une cartographie complète du « qui soutient qui ? » devrait aussi se fixer sur l'encombrant détail de 50% d'abstentions, plus en milieux populaires.

Faut-il y voir une évolution d'un vote de "classes" ? De quelle manière ?

Erik Neveu : La notion de « vote de classe »suscite facilement de faux débats (le récuser car ce serait 'marxiste', le souligner absolument au risque d'homogénéiser les familles de votants ou de voir des groupes sociaux voter unanimement). Pour reprendre la formule de la politiste Nonna Mayer : «Pas de Chrysantèmes pour les variables sociologiques », elles pèsent toujours, on vient de le voir. S'il faut chercher un dénominateur commun il est peut être dans l'optimisme que professent bien plus fortement les électeurs d' En Marche que ceux des autres forces politiques: 45% d'optimistes et seulement 10% de révoltés pour 9% et 40% chez les votants FN. La tentation est grande de faire alors une lecture psychologique autant que sociologique : Macron incarne la France de l'esprit d'entreprise, celle qui va de l'avant, qui est ouverte à l'international, consciente de la fluidité croissante des métiers et statuts. On mettra deux énormes bémols à cette vision enchantée. Pour certains groupes (universitaires, start-upeurs, cadres supérieurs) la mondialisation est souvent une chance. Elle se traduit en possibilités de carrière plus attractives, billets d'avion, contacts et projets enrichissants en tous sens du terme avec des partenaires étrangers. Pour le chauffeur de poids lourd ou l'ouvrier de la navale, elle prend la forme d'un risque réel de perte d'emploi, de la concurrence de travailleurs détachés. Leur pessimisme peut être une forme de lucidité. Par ailleurs l'optimisme qui peut accompagner la promesse de casser toutes sortes de normes, parfois de carcans réglementaires, n'est pas sans ambigüité comme le montrait une grève récente des chauffeurs d'Uber. Ils ont à la fois trouvé là des possibilités d’emplois inédits et inespérés... et des formes d'insécurité, d'intensité du travail pour des revenus chétifs dont on ne voit pas en quoi elles méritent le vocable de « modernes ».

Raul-Magni Berton : Le vote de classe a toujours opposé riches et pauvres et, aujourd'hui, la situation ne change pas fondamentalement. Les partis libéraux ont toujours été pour plus d'ouverture des frontières, et les revendications démocratiques ou souverainistes venaient des classes moins avantagées. Je dirais donc que, de ce point de vue, les choses n'ont pas beaucoup changé. 

On peut soupçonner, néanmoins, que le vote de classe se renforce ces derniers temps. En effet, dans les périodes de forte croissance, comme dans les trente glorieuses, la différence entre classes se brouille, parce que les gens espèrent souvent une ascension sociale. Les pauvres se voient parfois comme des futurs riches. En revanche, quand l'économie est en berne, les espoirs disparaissent, et la situation présente des individus devient beaucoup plus prédictive de leurs opinions et de leur vote.

Cette prédominance d'une volonté d'ouverture a également pu se constater au Royaume Uni, ou certaines zones traditionnellement favorables au vote conservateur ont préféré le vote Labour, afin de sanctionner le Brexit, et de choisir le camp le plus favorable à l'ouverture. En quoi le clivage droite gauche peut il être dépassé par le choix entre retour à la nation et une volonté d'ouverture ? Dans quelle mesure la France est elle "frappée" par ce même phénomène ?

Raul-Magni Berton : Tous les pays occidentaux sont frappés par ce phénomène. Le "retour à la nation" n'est pas vraiment le point central, même s'il est très présent dans les pays de l'Union Européenne. En réalité, il s'agit plutôt de la capacité d'un groupe politique - qui peut être une nation, mais aussi une région - à pouvoir prendre des décisions. Je dirais qu'il s'agit donc d'un "retour à la démocratie", même si parfois les débats portent sur la souveraineté - qui est la condition nécessaire de la démocratie - plutôt que sur la démocratie elle-même.

Erik Neveu : Les catégories ouvert et fermé ont ceci de piégé qu'elles sont à la fois outil de classement et de jugement. Être « fermé », « immobiliste » ou même « nationaliste » n'est guère valorisant, la preuve en est que le FN lui-même parle de « patriotes » et pas de nationalistes. Le moyen d' « ouvrir » la partie de la société française qui est hostile aux dynamiques de mondialisation serait de manifester en actes que ces changements ne polarisent pas des écarts croissants entre gagnants et perdants. Les chantiers ne manquent pas : réduction des inégalités sociales dans le système scolaire, fiscalité plus redistributive (ce qui ne veut pas dire plus forte), politiques d'emplois non dé localisables qui peuvent être liées à la transition écologique, valorisation de la recherche. Que devient le clivage droite-gauche la dedans ? Le succès d'En Marche acte certainement sa vacuité partisane : sans dire de façon simpliste que PS et Républicains sont interchangeables, l'exercice du pouvoir depuis 2007 suggère qu'hors de questions dites de société, leurs politiques ont été peu contrastées. Pas de quoi entretenir une mystique de la différence irréductible...même si 64% des électeurs Macron acceptent encore de se définir comme de gauche ou de droite. S'ensuit-il que sur un plan politique, au sens de choix des valeurs et intérêts à favoriser, les notions de droite et de gauche soient à remiser au musée ? Des oppositions durables persistent sur des enjeux très concrets : comment mieux répartir les richesses, comment préserver des droits qui protègent les plus faibles, comment faire en sorte que la culture, la production et la diffusion des savoirs ne soient pas régies que par la seule logique à court terme de rentabilité ? Souligner cela n'est pas pronostiquer un retour aux bons vieux clivages. La recomposition des frontières partisanes -ou « mouvementistes » si on récuse le mot de parti est acté. Comment va telle redéfinir des oppositions politiques qui existent dans toute société où se confrontent des intérêts pluriels et opposés ? La démocratie n'est pas l'unanimisme mou, elle est l'organisation pacifique de choix collectifs qui ne profitent jamais également à tous.

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