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Derrière l'homme fort Poutine, que reste-t-il vraiment à la Russie de sa superpuissance passée ?
©Odd ANDERSEN / AFP

Poutine à Versailles

Presque toujours exagérée, la puissance de la Russie est très largement fantasmée. Pour l'analyser et en faire un bilan concret, il est important d'être le plus dépassionné possible. Oui le pays des Tsars inquiète à juste titre, mais les défis qu'il lui reste à surmonter sont nombreux. Analyse.

Philippe Migault

Philippe Migault

Philippe Migault est auditeur de l'Institut des Hautes Etudes de la Defense Nationale (IHEDN) et du Centre des Hautes Etudes de l'Armement (CHEAr). Il dirige le Centre Européen d'Analyses Stratégiques (CEAS).

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Florent Parmentier

Florent Parmentier

Florent Parmentier est enseignant à Sciences Po et chercheur associé au Centre de géopolitique de HEC. Il a récemment publié La Moldavie à la croisée des mondes (avec Josette Durrieu) ainsi que Les chemins de l’Etat de droit, la voie étroite des pays entre Europe et Russie. Il est le créateur avec Cyrille Bret du blog Eurasia Prospective

Pour le suivre sur Twitter : @FlorentParmenti

 

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Atlantico : Quel bilan peut-on fait de la puissance de la Russie en termes économiques, militaires mais aussi de politique intérieure et extérieure ? Est-ce que l'image de puissance que l'on a de la Russie n'est pas surestimée pour chacun de ces points ?

Philippe Migault : Du point de vue économique la Russie sort petit à petit de la crise financière grave qu'elle a traversé consécutivement à la chute des cours du brut et à la dévaluation du rouble. La croissance est de retour avec une progression du PIB de 1,2 à 1,4% espérée en 2017. Le chiffre est modeste comparativement à la croissance forte des années 2000, 7% en moyenne par an,  mais le redressement est tangible après la baisse de 2015-2016. La principale locomotive de l'économie, la consommation intérieure, en recul depuis deux ans, s'est stabilisée et la relance semble s'amorcer. Les sanctions ne sont donc pas parvenues à mettre à terre l'économie russe qui a, au contraire, profité de ce paramètre pour accélérer son processus de diversification en développant des capacités de production alternatives, je pense notamment au secteur agricole et à celui de l'industrie des biens de consommation courants. Au final la Russie sortira sans doute renforcée de l'épisode des sanctions, plus compétitive. 

Corollaire de cette résilience, la popularité de Vladimir Poutine demeure intacte. Les Russes en ont assez de la corruption, les récentes manifestations en attestent, et n'apprécient guère certains membres de leur gouvernement. Mais Vladimir Poutine demeure sans rival et devrait remporter les élections présidentielles de 2018 dans un fauteuil. 

Stabilité politique et économique : Poutine peut défendre en toute quiétude les intérêts russes sur la scène internationale en se projetant sur le long terme, 2024, fin de son dernier mandat. La modernisation des forces armées russes, dans ce cadre, est un atout important. Elle se poursuit, malgré les difficultés économiques rencontrées. L'objectif fixé fin 2011, 70% de matériel moderne dans les forces armées à l'horizon 2020, devrait être atteint, malgré les échecs de certains programmes, voire dépassé dans certains domaines. Et les investissements consentis portent leurs fruits, les succès russes en Syrie en témoignent. 

Il faut cependant relativiser l'importance de la puissance militaire russe. Le Kremlin dépensera moins cette année que la France pour son armée. Le budget de la défense russe reste 13 fois inférieur à celui des Etats-Unis, tandis que la Russie dispose d'un arsenal important, certes, mais très inférieur quantitativement à celui de l'OTAN.

Florent Parmentier : Lorsque l'on aborde la question de la puissance russe, il convient de rappeler tout d'abord la taille immense de ce pays, l'intensité du climat continental qui règne sur une bonne partie du territoire, ainsi que la relative faible densité de population sur une bonne partie de cet espace. A ces dimensions géographiques s'ajoute une histoire où l'État a pu défendre la religion orthodoxe puis le pouvoir communiste international. Il s'ensuit de ces caractéristiques que l'un des problèmes essentiels pour la Russie est la gestion de cet espace à la fois immense et multinational. La Russie reste le seul pays voisin de la Finlande et de la Corée du Nord.

En outre, la Russie a depuis longtemps été caractérisée comme une puissance pauvre (selon l’historien Georges Sokolov), dans laquelle les ressources énergétiques ainsi que les matières premières ont un rôle important. Les dirigeants russes doivent donc surmonter des défis hérités du passé, à savoir adopter une approche dans laquelle la compétitivité et l'attractivité sont des objectifs recherchés, restructurer les secteurs stratégiques  et participer à un changement plus global des mentalités. Si Vladimir Poutine n’a pas réussi à changer de modèle de croissance, son assise sur le système politique reste réelle, par sa capacité à arbitrer entre différents groupes.

Au sujet de la modernisation militaire, il faut remarquer que si la Russie accuse un retard sur certaines technologies critiques, la “guerre hybride” qu’elle a menée en Ukraine montre qu’elle compense ses faiblesses par une inventivité opérationnelle et stratégique. Cependant, les dépenses militaires russes restent très inférieures aux dépenses américaines, dans l’absolu, mais également au regard des dépenses par soldat.

Concernant la diplomatie, la Russie, membre permanent du Conseil de Sécurité des Nations unies, est aujourd’hui présente dans de nombreuses crises internationales, de la Corée du Nord à la Syrie en passant par l’Ukraine. Son Ministère des affaires étrangères est craint dans les négociations internationales. De fait, à côté de sa puissance militaire, la Russie essaie de développer une politique d’influence propre, par le biais de différents relais, allant des médias à divers groupes de soutien. Cette politique a pu faire l’objet de contre-feux - et force est de constater que RT n’a pas l’audience de CNN, Fox News, BBC et autres médias internationaux.

Ainsi, le bilan de la puissance russe doit être effectué de la manière la plus nuancée et dépassionnée possible, dans la mesure où elle fait l’objet de beaucoup de spéculations. Elle doit être étudiée dans le contexte des différentes crises. 

La Russie a-t-elle réussit à s'affirmer sur la scène diplomatique avec la gestion de la situation syrienne ? Est-ce que le théâtre syrien est un moyen d'affirmer un certain retour sur la scène internationale ?

Philippe Migault : Le théâtre syrien en est un, oui, comme je l'ai précédemment mentionné. Moscou est aujourd'hui incontournable au Moyen-Orient. Mais la crise syrienne et les victoires des forces armées russes n'est qu'un symptôme parmi d'autres du retour de la puissance russe au premier plan. Car contrairement à ce qu'assure "la communauté internationale", c'est à dire les Etats-Unis, l'UE et leurs alliés canadiens, japonais et australiens, la Russie n'est pas isolée diplomatiquement. Les relations entre Russes, Chinois et Indiens ne cessent de s'intensifier tandis que la Russie entretient d'excellentes relations avec la plupart des Etats du Proche et Moyen-Orient, de l'Afrique sub-saharienne, de l'Amérique latine... En Asie centrale, où elle avait un moment sembler devoir céder la place aux influences américaine et chinoise, elle a repris la main, le leadership, par le biais de l'Organisation du Traité de Sécurité Collective, de l'Union Economique Eurasiatique et dans une moindre mesure de l'Organisation de Coopération de Shangaï. Si l'on considère une Asie centrale élargie au monde turco-persan, on constate que la Russie entretient des relations de plus en plus étroites avec l'Iran, la Turquie, l'Afghanistan...La Russie marque des points et accroît son influence dans les zones où celle-ci s'est traditionnellement exercée de tous temps. 

Florent Parmentier : La gestion de la crise syrienne a montré la force tactique du président Poutine, même si sa politique d'intervention n'est pas dénuée de risques stratégiques à moyen terme. En effet, il  faut comprendre l'intervention russe comme la réponse à l'intervention franco-anglaise en Libye et la politique de sanctions à l'égard de Moscou liée à la guerre en Ukraine.

Cette intervention a été utile sur le plan tactique dans la mesure où elle a  permis à la Russie de revenir au centre du jeu militaire et diplomatique par le sujet syrien. L'intervention de Vladimir Poutine à l’ONU en septembre 2015 constitue en effet un tournant dans le conflit syrien, qui durait déjà depuis plusieurs années. En outre, les dirigeants russes ont parié sur le fait que l'accueil des migrants provoquerait des difficultés notables pour la solidarité au sein de l'Union européenne. De fait, la crise des migrants a effectivement mené les Européens à la division, rares étant les pays qui ont souhaité suivre l'exemple de l'Allemagne.

La guerre en Syrie a de plus permis de montrer la capacité d'intervention militaire de la Russie sur le terrain moyen-oriental, dans un pays considéré depuis plusieurs décennies comme proche. Après tout, la Russie dispose à Tartous d'une base navale qui lui permet d'être présente dans la région. Le fait même de travailler avec l'Iran et la Turquie, sans avoir besoin des Européens, montre une nouvelle géopolitique dans lequel européens et américains sont des acteurs importants, mais ne sont plus nécessairement au centre du jeu de manière systématique. Cette nouvelle impression de puissance a d'ailleurs pu être montrée  à l'occasion du concert tenu dans l’amphithéâtre de Palmyre en mai 2016.

Toutefois, il ne faut pas oublier d'une part que les conséquences à long terme de l'intervention peut amener un certain nombre de difficultés, notamment dans le Caucase  du Nord, en termes de terrorisme ; d'autre part, l'intervention, si elle montre un incontestable savoir-faire diplomatique, elle étale également une capacité de projection bien inférieure à celle des États-Unis. 

Quels sont les grands chantiers en cours pour le Kremlin ? Quels sont les dossiers que la Russie doit arriver à traiter en priorité selon vous ? 

Philippe Migault : Je pense qu'aux yeux de Vladimir Poutine, soucieux comme tous les chefs d'Etat de la trace qu'il laissera dans l'histoire, le premier chantier c'est de réussir la transition du pays vers une forme de modernité spécifique, mais la mettant à égalité en termes de puissance économique, scientifique, culturelle, financière, avec les autres nations européennes. Le Président russe vient rencontrer Emmanuel Macron à Versailles pour commémorer la visite de Pierre le Grand à la cour de Louis XV et 300 ans de relations diplomatiques franco-russes. Or Poutine est Pétersbourgeois, la ville fondée par Pierre, grand admirateur du Tsar, dont il avait le portrait dans son bureau lorsqu'il travaillait à la mairie de Saint-Pétersbourg. Comme lui il veut ancrer la Russie dans l'Europe. 

Cela passe par une diversification réussie de l'économie russe, une meilleure compétitivité à l'international qui, seule, lui permettra de conduire avec quiétude les réformes qui s'imposent. 

Cela passe aussi par une politique démographique, nataliste, permettant à la Russie de consolider le redressement constaté depuis quinze ans après les catastrophiques années 80 et 90. Une économie performante est la condition sine qua non pour que le redressement de la courbe des naissances se maintienne et que le recul du taux de mortalité se confirme. 

Sur le plan international, "la course au Pôle Nord" est un mythe, car les conditions climatiques et économiques ne seront pas réunies avant très longtemps, contrairement à ce qu'on entend souvent, pour que le passage du Nord-Est devienne une route stratégique majeure du trafic maritime mondial, ou que l'Arctique devienne un nouveau golfe Persique débordant de gaz et de pétrole. Les autorités russes, en dépit de déclarations fréquemment triomphalistes de leurs médias, en sont parfaitement conscientes. 

A moyen terme, dans les deux à cinq ans qui viennent, les priorités -au delà de la lutte contre le terrorisme salafiste- me semblent une sortie de crise en Syrie pilotée jusqu'à son terme par la Russie au mieux de ses intérêts, un règlement de la question ukrainienne -intégrant l'acceptation de l'annexion de la Crimée et le respect des intérêts russes dans l'est et le sud du pays - la constitution de partenariats bilatéraux forts avec des Etats eux aussi mis à l'index par les "Occidentaux" (Turquie, Iran...), qui permettront la consolidation du monde multipolaire qui se dessine depuis une douzaine d'années.

Florent Parmentier : Lors des précédentes aux élections  présidentielles de 2012, Vladimir Poutine avait fait campagne en matière de politique étrangère autour de l'idée de l'Union eurasiatique. Cela signifiait qu'autour de la Russie devait s'agglomérer les anciennes républiques post-soviétiques, afin de constituer une masse économique critique pour peser dans la mondialisation.

Dans la pratique, ce projet a énormément souffert du rapprochement entre l'Ukraine et l'Union européenne, et du rejet de ce projet à Kiev. Sans l'Ukraine, le poids de l'Union eurasiatique reste essentiellement concentré autour de l'économie russe, ne lui offrant pas un cadre optimal de développement. Les premiers résultats de cette Union calquée sur le modèle de l'Union européenne ont été assez décevants. En outre, la Russie a également dû prendre en compte le développement du projet chinois de grande ampleur intitulé « les nouvelles routes de la soie » (connu aussi sous son acronyme anglais OBOR, ‘One Belt, one road). Ce projet constitue un élément important en matière géopolitique, dans la  mesure où il s'agit d'un projet à une très vaste échelle.

De fait, la  Russie ne cherche plus aujourd'hui à n'être que la frontière orientale de l’'Europe, mais plutôt à se définir comme le nord de l'Eurasie. Cela signifie en effet qu’elle devra la fois stabiliser son flanc sud, y maîtriser le risque terroriste, ainsi que gonfler les voiles russes du vent économique chinois, c’est-à-dire être à même de diversifier son économie en se positionnant sur des biens et services à haute valeur ajoutée, tout en normalisant ses relations avec les Etats-Unis et l’Europe. Quant à la course à l’Arctique, cet objectif a fait l’objet d’une attention particulière en Russie depuis plus d’une dizaine d’années, le passage du Nord intéressant également particulièrement la Chine. Les chantiers sont donc nombreux et importants.  

Propos recueillis par Nicolas Quénel

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