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Il n’est de richesses que d’hommes : ce que la démographie va changer dans les rapports de puissance entre Etats européens
©Reuters

Agenda 2050

Les projections démographiques européennes à horizon 2050 laissent présager une modification des forces en présence au sein de l'Union européenne.

Laurent Chalard

Laurent Chalard

Laurent Chalard est géographe-consultant, membre du think tank European Centre for International Affairs.

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Edouard Husson

Edouard Husson

Universitaire, Edouard Husson a dirigé ESCP Europe Business School de 2012 à 2014 puis a été vice-président de l’Université Paris Sciences & Lettres (PSL). Il est actuellement professeur à l’Institut Franco-Allemand d’Etudes Européennes (à l’Université de Cergy-Pontoise). Spécialiste de l’histoire de l’Allemagne et de l’Europe, il travaille en particulier sur la modernisation politique des sociétés depuis la Révolution française. Il est l’auteur d’ouvrages et de nombreux articles sur l’histoire de l’Allemagne depuis la Révolution française, l’histoire des mondialisations, l’histoire de la monnaie, l’histoire du nazisme et des autres violences de masse au XXème siècle  ou l’histoire des relations internationales et des conflits contemporains. Il écrit en ce moment une biographie de Benjamin Disraëli. 

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Atlantico : En quoi ces changements démographiques pourraient ils redessiner la carte du pouvoir européen ?

Laurent Chalard : Rappelons que la répartition des sièges au parlement européen se fait, en large partie, en fonction de la taille démographique des pays membres. A l’heure actuelle, l’Allemagne (82 millions d’habitants), pays le plus peuplé de l’Union Européenne dispose de 96 sièges, devant la France (65 millions d’habitants pour la France métropolitaine) et l’Italie (60,5 millions d’habitants), avec respectivement 74 et 73 sièges, suivis de l’Espagne (46 millions d’habitants) avec 54 sièges. Les petits pays, comme le Luxembourg (550 000 habitants) et Malte (400 000 habitants), n’ont que 6 sièges.

En conséquence, les évolutions démographiques futures peuvent potentiellement entraîner des changements du nombre de représentant par pays, si elles venaient à s’avérer franches, c’est-à-dire que certains Etats verraient leur population augmenter sensiblement, alors que d’autres la verraient décliner.

Or, les projections démographiques à horizon 2050 témoigneraient d’évolutions contrastées selon les pays européens. D’un côté, il se constaterait une croissance de la population importante dans quelques petits Etats comme l’Irlande, la Suède et la Suisse, et une croissance modérée dans un seul grand pays, la France. A contrario, dans les autres grands Etats européens, la population diminuerait plus (en Allemagne et en Italie) ou moins (en Espagne) sensiblement. Les plus fortes baisses se situeraient dans les pays baltes, en Hongrie, en Roumanie et en Bulgarie.

Ces évolutions projetées ne laissent pas penser qu’il y aurait un bouleversement considérable des rapports de force au sein de l’Union, la seule exception étant la France, qui verrait son poids démographique se renforcer par rapport aux autres grands pays.

Cependant, ces projections sont à prendre avec précaution car la variable migratoire est imprévisible. Par exemple, personne n’avait envisagé le boom migratoire allemand de ces dernières années, qui a permis au pays de voir sa population croître, alors que cette dernière aurait dû diminuer sans immigration de masse.

Edouard Husson : La carte est intéressante puisqu'elle révèle des contrastes qui ne correspondent pas aux oppositions classiques. Il n'y a pas de contraste, par exemple, entre une Europe du Nord, de tradition protestante et une Europe du Sud qui hérite du catholicisme. On a un clivage entre une Europe du Nord-Ouest, y compris la France, qui affiche un véritable dynamisme démographique - avec un coin enfoncé dans la zone de dépression démographique comprenant Suisse et Autriche. La zone de dépression démographique comprend la plus grande partie de la carte, elle inclut la Russie mais le coeur de l'effondrement de population se trouve en Europe orientale selon un axe qui va de l'ancienne Yougoslavie à l'Ukraine. Il est difficile de trouver un facteur unique d'explication. L'accès des femmes, non seulement au marché du travail mais à un vrai dispositif de soutien (infrastructures d'accueil des enfants en bas âge, congés parentaux etc....) joue certainement un rôle, par exemple pour expliquer le dynamisme relatif de la Scandinavie par opposition au déclin allemand ou européen du Sud. Ailleurs, il y a les malheures du XXè siècle: héritage de l'ancien empire soviétique; destruction de la Yougoslavie pour expliquer une démographie stagnante. La pratique religieuse encore forte en milieu catholique n'explique pas le contraste entre la Pologne (terre d'émigration)  et l'Irlande. La culture germanophone partagée n'empêche pas un fort contraste entre l'Allemagne d'un côté et la Suisse ou l'Autriche de l'autre. Constatons simplement le dynamisme d'une Europe largement tournée vers la façade atlantique. Au coeur de cette zone, on trouve la Grande-Bretagne.

Au regard des nouvelles forces en présence, que peut on attendre de cette modification en termes politiques, économiques ou géopolitiques, pour l'Europe de 2050 ?

Edouard Husson : J'imagine qu'ait été élu en France en 2017 un président iconoclaste. Cela aurait pu se produire, non? Il tombe sur une carte de ce type et il se dit que la France n'a aucun intérêt à continuer son enfermement dans l'absence de cohésion de la zone euro, qui repose sur une profonde divergence démographique entre la France et la plupart de ses partenaires dans l'union économique et monétaire. Le partenariat qui fait le plus de sens pour la France, c'est la Grande-Bretagne. Première étape: il faut faire en sorte que la négociation sur le Brexit se passe de manière intelligente pour les deux parties. Et la France joue un rôle dans un compromis équilibré de l'UE avec la Grande-Bretagne. Deuxième étape: on imagine un scénario d'évolution de la zone euro, éventuellement de sortie en douceur de la monnaie unique s'il n'est pas possible d'en réformer les règles de fonctionnement. Evidemment, il s'agit d'un scénario de politique-fiction. Mais quand on y réfléchit bien, la France, non seulement, n'a pas la politique de sa démographie mais elle n'anticipe sur aucune tendance: une Europe du Sud débarrassée du carcan de l'euro verrait certainement sa démographie repartir. Une politique de concertation avec l'Allemagne et la Russie pour répondre à l'offre chinoise de structurer la "Nouvelle Route de la Soie" pourrait ramener la prospérité dans un certain nombre de pays d'Europe orientale et, peut-être rendre à cette zone la foi dans l'avenir. La carte que nous avons sous les yeux parle d'un cadre politique inchangé. Le retour au dynamisme démographique dans une partie de la zone en dépression pourrait être le résultat d'une nouvelle politique d'organisation du continent, selon un principe de plus grande liberté (contre cette machine asphyxiante qu'est l'UE et ce dispositif anxiogène qu'est l'OTAN).

Laurent Chalard : Les projections laissent penser que le poids démographique de la France au sein de l’Union Européenne devrait se renforcer dans les prochaines décennies, sous réserve que l’hexagone conserve une attractivité migratoire certaine, ce dont rien n’est moins sûr, toute détérioration importante de la situation sécuritaire interne pouvant rendre répulsif le pays. Donc, ces projections sont à prendre avec prudence, d’autant que le maintien d’une fécondité sensiblement plus élevée que chez nos voisins européens n’est pas assuré, étant donné la tendance baissière actuelle.

Conséquence de son plus fort poids démographique projeté, sur les plans politique et géopolitique, il pourrait y avoir un rééquilibrage du binôme franco-allemand, permettant à la France d’imposer plus fortement ses vues à ses voisins européens, ce qui n’est pas toujours le cas aujourd’hui. Sur le plan économique, étant donné la faible différence de niveau de production par habitants entre l’Allemagne et la France, en théorie, la France devrait voir son PIB global se rapprocher de celui de l’Allemagne, lui donnant plus de poids pour imposer des choix de politique économique qui lui soient plus favorables. En effet, à l’heure actuelle, l’Allemagne mène la dance à ce niveau-là.

A l'inverse, quels seraient les positionnements qui pourraient avoir vocation à perdre de l'influence ?

Laurent Chalard : Dans un contexte de rééquilibrage franco-allemand, qui dit progression du poids de la France, dit mécaniquement réduction du poids de l’Allemagne. En effet, la démographie constitue le principal talon d’Achille de cette dernière, faisant que le risque d’un hégémonisme germanique sans partage, redouté par certains, est exagéré. L’Allemagne n’a guère les moyens humains des ambitions que certains lui prêtent. L’enjeu démographique est probablement le principal défi que le pays aura à relever dans les prochaines décennies, en gardant en tête qu’il lui sera difficile de recourir perpétuellement à une immigration, qu’elle a de plus en plus de mal à absorber, pour résoudre le problème.

Concernant les autres pays européens, les grands perdants sur le plan démographique pourraient bien être les Etats de l’Europe de l’Est, du fait d’un déficit migratoire important avec l’Europe de l’Ouest et d’une fécondité très abaissée. En conséquence, leur poids politique, déjà peu important, étant donné leur faible population, risque de s’amenuiser, d’autant qu’économiquement ils ne pèsent pas grand-chose. Ils ont donc tout intérêt à profiter,en ce moment,au maximum des aides européennes, avant que la roue ne tourne.

Edouard Husson : La grande perdante, si l'on suit cette projection démographique, c'est l'Allemagne, dont la puissance économique sera précarisée par le déclin démographique. Certes les dirigeants allemands ont fait en sorte que le pays absorbe, successivement des vagues de migrants: Allemands de RDA et d'Union Soviétique au début des années 1990; réfugiés des guerres de Yougslavie à la fin de la même décennie; immigration des Européens du Sud depuis la crise financière de 2008; accueil des réfugiés du Proche-Orient et d'Afrique depuis deux ans.  C'est une stratégie façon Empire romain; elle permet de maintenir la puissance politique mais entraîne une déclin en terme de dynamisme économique et d'innovation. L'Allemagne se trouve désormais au coeur d'une zone en dépression démographique. C'est là le principal enseignement de la carte: la Mitteleuropa, zone d'influence traditionnelle allemande est en profond déclin démographique. Seule l'Autriche et la Suisse résistent à la tendance: deux territoires où, traditionnellement, on invente une autre façon d'être allemand, contre la puissance du Nord. L'Allemagne pourrait miser sur le dynamisme relatif, en matière démographique, de la France, mais elle en paralyse l'économie par le système de l'euro. L'Allemagne, toujours, est en train, par son incapacité à imaginer un "Brexit modéré", de se couper du dynamisme renaissant de la Grande-Bretagne. En transformant une célèbre formule de Napoléon, on pourrait dire que l'Allemagne n'a vraiment pas la politique de sa démographie: tout devrait la porter à encourager la redynamisation de son environnement immédiat; or l'Allemagne fait exactement le contraire: elle a cassé la Yougoslavie dans les années 1990; elle s'est brouillée avec la Russie en contribuant largement aux divisions ukrainiennes. La carte que nous avons sous les yeux nous permet de pronostiquer que l'économie allemande sera passée derrière l'économie britannique dans une génération.

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