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Gauche /droite, mondialiste contre nationaliste, peuple ou élites, globe-trotter ou assignés à résidence etc… : sur lequel des nouveaux clivages politiques allez-vous voter ?
©Reuters

Clivage

Le monde change, les clivages politiques font de même. Le simple clivage gauche-droite semble s'essouffler en ce début de 21e siècle et est progressivement remplacé par l'apparition de nouvelles ruptures.

David Engels

David Engels

David Engels est historien et professeur à l'Université Libre de Bruxelles. Il est notamment l'auteur du livre : Le déclin. La crise de l'Union européenne et la chute de la République romaine. Quelques analogies, Paris, éditions du Toucan, 2013.

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Edouard Husson

Edouard Husson

Universitaire, Edouard Husson a dirigé ESCP Europe Business School de 2012 à 2014 puis a été vice-président de l’Université Paris Sciences & Lettres (PSL). Il est actuellement professeur à l’Institut Franco-Allemand d’Etudes Européennes (à l’Université de Cergy-Pontoise). Spécialiste de l’histoire de l’Allemagne et de l’Europe, il travaille en particulier sur la modernisation politique des sociétés depuis la Révolution française. Il est l’auteur d’ouvrages et de nombreux articles sur l’histoire de l’Allemagne depuis la Révolution française, l’histoire des mondialisations, l’histoire de la monnaie, l’histoire du nazisme et des autres violences de masse au XXème siècle  ou l’histoire des relations internationales et des conflits contemporains. Il écrit en ce moment une biographie de Benjamin Disraëli. 

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Atlantico : Le clivage gauche-droite semble s'essouffler en ce début de 21e siècle, laissant apparaître de nouvelles ruptures au sein de nos sociétés, et qui semblent se superposer les unes aux autres. Plusieurs auteurs ont théorisé ces  nouveaux clivages. Pour chacun d'entre eux, pensez-vous qu'ils apportent quelque-chose de nouveau, vous semblent-ils valables?

Edouard Husson : A vrai dire, je ne suis pas convaincu, pour ma part, que le clivage droite/gauche soit sur le point de disparaître. On dit souvent qu'il est né avec la Révolution française, lorsque les représentants de la Nation se sont divisés, en 1791, entre ceux, la droite de l'Assemblée, qui approuvaient le fait que le roi dispose d'un droit de veto (comme le président américain!) et ceux, la Gauche, qui le refusaient. Mais l'origine de la droite et de la gauche remonte en fait au Moyen-Age, lors de la querelle philosophique entre les "réalistes" et les "nominalistes". Le réaliste croit que les concepts, les "universaux" ont bien une existence réelle. Il existe bien quelque chiose qui s'appelle "la France" et qui ne dépend pas seulement des individus appelés "Français". Le nominaliste, au contraire, pense que les concepts sont de simples constructions de l'esprit pour tâcher de décrire un lien entre plusieurs individus. Seuls des individus existent, qu'à un moment donné je regroupe sous l'appellation "Français" et "France". Le réaliste, l'homme de droite, juge qu'il existe une réalité politique, économique, sociale, qui est un donné, et qu'il nous revient de "découvrir", respecter, faire évoluer doucement. Le nominaliste, l'homme de gauche, parce qu'il ne voit dans "la France" qu'un mot, une abstraction répondant plus ou moins à une juxtaposition d'individualités, pense qu'il est possible de donner de nouveaux contenus à cette abstraction ou de la remplacer. Lorsqu'Edmund Burke le Britannique et Thomas Paine l'Américain s'affrontent sur la signification de la révolution, ils formulent de façon chimiquement pure, cette opposition. Paine exalte la Révolution et les droits de l'homme qui entendent façonner une nouvelle réalité à l'aide de concepts volontaristes; tandis que Burke est horrifié par le refus et la destruction du réel qu'impliquent ce même volontarisme. 

La faiblesse des réalistes comme des nominalistes c'est de ne pas tenir compte du temps, de l'histoire, de l'évolution et de risquer de figer un débat. C'est bien la situation dans laquelle nous sommes aujourd'hui. L'affrontement entre républicains et démocrates aux Etats-Unis; ou les termes du débat politique français tel que nous l'avons expérimenté durant cette présidentielle, ne correspondent pas à l'évolution du monde. A partir du moment où la gauche et la droite ne savent plus intégrer cette évolution du monde à leur débat fondamental (respecter le donné pour le faire évoluer doucement vs la rupture avec le monde tel qu'il est dans l'espoir de créer un monde meilleur), d'autres clivages apparaissent. 

Gagnants contre perdants de la mondialisation : 

Edouard Husson : C'est une première façon d'appréhender la situation américaine (élection de Trump), britannique (Brexit) ou française (élimination du PS et des Républicains du second tour). La carte du vote Macron et du vote Le Pen oppose très clairement la France de l'Ouest, celle de l'identité heureuse chère à Alain Juppé; une France qui, globalement, se tire bien de la mondialisation, en profite, à une France de l'Est, beaucoup plus éprouvée par les vagues successives de désindustrialisation qui ont touché le pays depuis quarante ans. Personne ne contestera que, grâce à la chute du communisme et à la victoire de l'économie de marché à travers le monde, le niveau de vie moyen se soit élevé. Mais, vue depuis les vieilles puissances industrielles, la libéralisation des échanges et l'avènement de la concurrence des pays émergents ont signifié la perte de millions d'emplois. C'est la raison pour laquelle se fait jour, en Occident, un néo-protectionnisme, qui va largement structurer le débat politique dans les prochaines années. 

David Engels : Tout d’abord, insistons bien sur le fait que le clivage entre les « gagnants » et les « perdants » des réalités économiques respectives soit une constante historique remontant jusqu’à l’aube de l’humanité. La polarisation sociale est donc un danger qui guette les sociétés humaines depuis des millénaires, et éviter les pires écarts et donc le déchirement d’une société, tout en protégeant les biens et les libertés des individus, est l’un des devoirs essentiels de tout système politique. Dès lors, il serait réducteur d’imputer le clivage actuel de manière quasi-mécanique uniquement à l’impact social de la mondialisation sans prendre en compte ce qui est fondamental : l’échec de nos politiques de faire face à cette situation et de créer un cadre où la mondialisation bénéficie à l’entièreté de la population, et non seulement à cette élite financière dont la fortune s’accumule d’année en année au même train que s’accroit la pauvreté des autres.

En effet, la mondialisation, rendue possible par les nouvelles techniques de communication et de transport ainsi que par la libéralisation des marchés et de l’emprise grandissante des institutions internationales, a permis à ceux qui, par leur intelligence ou le déploiement de leurs capitaux, se trouvaient à même de profiter des nouvelles réalités, voire de les façonner par les formes les plus diverses de lobbysme. Mais il aurait été du ressort de nos élites politiques de se rappeler de leur mandat véritable et  d’agir pour le bien commun de tous les citoyens et non pas pour l’évolution d’un PIB réparti de manière de plus en plus inégal. Au lieu de cela, elle s’est graduellement laissé influencer idéologiquement par la propagande néo-libérale, politiquement par l’allégeance à l’allié américain, moralement par un multiculturalisme naïf, et, ne l’oublions pas, économiquement par des privilèges non-négligeables – avec les résultats que nous voyons quotidiennement, et les dilemmes politiques auxquels nous sommes confrontés aujourd’hui.

Élitisme contre populisme :

Edouard Husson : La carte des votes Macron et Fillon montre clairement un enracinement des deux candidats dans la France des classes moyennes supérieures. Au contraire le vote en faveur de Marine Le Pen est particulièrement fort dans ce que Jean-Pierre Raffarin appelait, en analysant correctement les raisons de l'arrivée de Jean-Marie Le Pen au second tour de la présidentielle de 2002, "la France d'en bas". C'est cette même opposition que l'on retrouve dans les électorats respectifs de Donald Trump et d'Hillary Clinton. Il y a très clairement un discours politique spécifique développé par Trump ou Marine Le Pen pour toucher des catégories de la population qui se sentent exclues du débat politique de la "France d'en haut". Jugé outrancier, le discours développé (consistant à ramener à un facteur prioncipal sinon unique les ennuis du pays - ainsi l'ouverture commerciale pour Trump ou l'euro pour Marine Le Pen) est qualifié de "populisme". Deux remarques à ce propos: le discours "élitiste"qui s'oppose au populisme n'est pas moins outrancier - on ne peut pas parler des "bienfaits de l'euro" sans travestir érieusement la réalité socio-economique de la zone euro. D'autre part, le fait que l'on parle de "populisme" signifie que l'on a cessé de penser le peuple, entité politique, comme une réalité unifiée: Le discours politique de nos élites reflète les inégaltés sociales croissantes. 

David Engels : Voilà probablement le clivage le plus déterminant. Une fois de plus, il faut éviter les amalgames, car si l’on tente de mettre en équation, comme c’est souvent fait dans les médias, le « populisme » avec l’autoritarisme et l’exclusion, et les « élites libérales » avec la démocratie et la tolérance, l’on se heurte rapidement à un certain paradoxe : les « populismes » avec leur structure organisationnelle souvent charismatique insistent sur l’importance de la démocratie directe ; en revanche, ceux qui prétendent défendre les valeurs de la « démocratie » se prononcent de plus en plus contre le bien-fondé des référendums et clament que, dans un monde prétendument si « compliqué », les décisions ne doivent pas être prises par, mais seulement pour le peuple – avec, comme conséquence logique, des événements tels que le rejet indirect du référendum sur la constitution européenne ou, pire, la répétition du référendum en Irlande.

La même ambivalence se retrouve dans le domaine identitaire : les partis populistes, eux-aussi, se dotent de plus en plus de candidats issus de la « diversité » pour accéder à leur potentiel électoral et marquer leur dévouement aux valeurs universelles et pas seulement nationales ; en revanche, les partis établis, bien que prônant un curieux mélange entre multiculturalisme mondialisé et culpabilité occidentale, tendent occasionnellement à imiter, quand cela les arrange (pensons à Nicolas Sarkozy ou Mark Rutte), un ton ferme sur la question de l’identité et des valeurs. Face à la confusion qui résulte de ces doubles discours de plus en plus troublants, il n’est guère étonnant que de nombreux citoyens ne voient plus en quoi le propos autoritariste des partis populistes serait fondamentalement différent des actions autoritaires des élites libérales, de manière à sous-miner graduellement les bases mêmes de la démocratie.

Eduqués contre moins éduqués :

Edouard Husson : C'est un clivage fondamental. Emmanuel Todd a signalé depuis longtemps l'entrée en stagnation éducative des USA à la fin des années 1960, au sens où le pourcentage de jeunes d'une classe d'âge ayant accès à l'enseignement supérieur n'augmente plus. Le paradoxe tient à ce qu'au même moment les USA entrent dans la "révolution de l'information" et posent largement les bases de la troisième révolution industrielle, dans laquelle nous aurons besoin de toujours plus de diplômés de l'enseignement tertiaire. Nous touchons là à un point crucial: avez-vous remarqué comme les programmes des candidats à la succession de François Hollande ont été faibles sur l'enjeu de la transformation numérique pour le pays? Emmanuel Macron aura finalement, peu porté ce thème; tout comme François Fillon. Quant à Marine Le Pen, elle ne semble pas voir combien la "troisième révolution indutrielle" donne la clé, à condition d'investissements massifs de l'Etat dans les infrastructures et dans la formation,  de le relocalisation des emplois et de la réindustrialisation de la France. La prise en main d'un nouvel investissement massif dans l'éducation sera essentielle soit pour la réussite d'Emmanuel Macron soit pour le renouveau de la droite modérée. 

David Engels : Le fossé entre « éduqués » et « moins éduqués » est probablement la dichotomie la moins valide des différentiations prononcées ici, du moins en ce qui concerne la réalité de faits sociaux. Certes, nous entendons bien souvent dans les médias que le niveau d’éducation aurait un impact immédiat sur le comportement électoral ou économique, notamment sur l’attractivité ou non de projets extrémistes. Mais bien qu’il soit indéniable que le degré d’éducation apporte avec lui aussi un certain niveau de réflexion, il est malaisé de mettre ceci en adéquation immédiate avec l’adhésion ou non aux valeurs de la mondialisation ou des partis politiques établis. Au contraire, nous constatons que les partisans d’un retour à une dimension plus « locale » de notre vie quotidienne et d’une mise en cause fondamentale des capacités de nos élites politiques ne se recrutent plus uniquement, comme on le prétend souvent, parmi les couches « non éduquées » de nos pays, mais de plus en plus parmi les milieux intellectuels, à la fois du côté de la gauche et de la droite radicales.

Néanmoins, il ne faut pas oublier non plus que le mot « éduqué » pose déjà de plus en plus de problèmes en soi : en effet, la déconstruction systématique de la formation scolaire et universitaire depuis la révolution pédagogiste de 1968, le rejet de la culture générale classique, les réformes de Bologne et l’introduction de l’apprentissage par « compétences » - tous ces facteurs ont fait émerger une couche de population détenant, certes, des diplômes universitaires, mais incapables d’esprit critique, car persuadés de détenir « le » savoir de ce qui est (politiquement) « bon » ou mauvais », bien que généralement trop occupée par son propre individualisme pour véritable s’engager politiquement, comme l’a montré la faible participation électorale des jeunes adultes lors du vote sur le Brexit.

Métropoles contre zones rurales :

Edouard Husson : Christophe Guilly a fait remarquer dans vos colonnes qu'il ne suffisait pas d'opposer la France de l'Ouest qui vote Macron et la France de l'Est qui vote Le Pen. Dans des régions de fort vote Macron au sein des métropoles il existe des "périphéries" qui votent en force pour Marine Le Pen. Une lecture plus fine est donc nécessaire, qui tiendra compte aussi des écarts sociaux entre le coeur des grandes métropoles et les banlieues; entre grandes villes et villes petites ou moyennes. Je voudrais insister ici sur l'idéologie des "métropoles", le plaidoyer pour la "smart city", la "ville intelligente", dont la version la plus marquée est celle de Richard Florida, qui voit dans la métropole le lieu d'épanouissement des classes créatives. Le géographe américain Joël Kotkin a fait remarquer par exemple combien l'idéal de la "ville durable" était, aux USA, inadapté à la réalité de vie des classes moyennes, qui reste celle des banlieues résdentielles encore accessibles et donc du recours à la voiture. La majorité de la population mondiale est devenue urbaine en 2008; nous devons penser un monde majoritairement urbain et la troisième révolution industrielle nous permet d'entrevoir des villes équipées par une énergie propre, pleines d'architecture végétale et d'agriculture verticale et où l'individu optimise l'organisation de ses journées grâce à des milliers de connexions quotidiennes de toute sorte. Mais cette utopie ne pourra être réalisée, même partiellement, qu'à condition d'être pensée pour toutes les tailles de villes, pas seulement les grandes métropoles. 

David Engels : Voilà un antagonisme essentiellement structurel et non nécessairement social ou culturel, étant donné l’émergence de sociétés parallèles de plus en plus archaïques au sein de nos grandes métropoles d’un côté et, d’un autre, d’un style de vie et de travail essentiellement « métropolitain » même dans les régions les plus reculées. Le clivage structurel entre quelques rares mégapoles comme Paris ou Londres, monopolisant l’essentiel de la production et de la consommation de biens et de services, et situées en plein milieu d’États caractérisées par une dépopulation démographique et rurale massive sera l’un des grands défis du 21e siècle ; d’autant plus que ces métropoles, vu leur énorme concentration de population, sont extrêmement vulnérables en cas de crise (terrorisme, pandémie, émeutes, etc.), ce qui explique pourquoi des faits « singuliers » et, en somme, d’une importance relativement réduite peuvent devenir le déclencheur de bouleversements affectant l’ensemble de la nation, comme l’ont montré les émeutes urbaines de 2017.

En sus de leur extrême vulnérabilité, ces métropoles détiennent aussi le reste du pays dans une certaine forme d’otage, car le contrôle de ces capitales avec leur immense potentiel industriel, démographique et administratif détermine généralement l’orientation du reste du pays, invitant ainsi les élites à se concentrer de plus en plus sur ces métropoles et à délaisser les zones rurales, accélérant ainsi encore l’écart. À la longue, cette dynamique n’est pas sans créer une certaine frustration du côté rural et peut devenir porteuse de clivages politiques violents, comme le montre, par exemple, le vote londonien contre le Brexit ou l’attitude anti-FN de la ville de Paris, bien qu’il ne faille pas oublier que ce clivage soit également lié au degré de multiculturalisme ethnique généralement associé aux grandes villes.

Autoritarisme contre démocratie libérale :

Edouard Husson : Les "élites" qui dénoncent le "populisme" nous ont gratifié récemment d'une désopilante explication à leurs malheurs politiques. Internet serait devenu un lieu de désinformation, sur lequel des individus sans scrupules voire des Etats répandraient des "nouvelles truquées". L'explication est un peu courte mais elle permet d'éviter de se remettre en cause, en particulier de la part des medias traditionnels, de plus en plus concurrencés par sites et blogs indépendants ou par les réseaux sociaux. En fait, c'est exactement le contraire qui se passe: "internet", tant que les gouvernements ne s'entendent pas pour une censure généralisée, est un extraordinaire instrument de vérification de l'information et de croisements des sources. Et c'est par conséquent un puissant outil au service de la démocratie. Car il ne faut pas inverser les facteurs: l'autoritarisme qui menace l'Occident est le fait des milieux dirigeants qui veulent lutter contre "le populisme". En 2005, le peuple français a voté contre un projet de constitution européenne; deux ans plus tard, la constitution en question était imposée par Nicolas Sarkozy sous le nom de "traité de Lisbonne". Je redoute beaucoup plus le "Patriot Act" et le bellicisme des familles Bush et Clinton pour les institutions américaines que le "populisme", porteur, potentiellement, d'un désengagement militaire américain du reste du monde et donc d'une diminution du complexe "digito-militaro-industriel" qui est le pire ennemi de la démocratie aux USA. Je luis laisse le bénéfice du doute mais je suis quasiment sûr que Macron sera d'un européisme encore plus intolérant que ses prédécesseurs et mettra sous le boisseau l'opposition toujours plus forte de la société française à une Europe qui ne s'appuie pas sur les réalités. Evidemment, l'autoritarisme de moins en moins dissimulé d'une partie des élites occidentales, qui méprisent les votes populaires et tâchent de les neutraliser  quand ils ne vont pas dans leur sens, produit, par réaction, un raidissement d'un certain nombre de pays du monde: la dérive erdoganienne, le bonapartisme poutinien ou le néo-maoïsme de l'actuelle équipe dirigeante chinoise en sont de bons exemples. 

David Engels : Les régimes « autoritaires » sont, décidément, l’ennemi le plus commode des démocraties libérales, car le terme d’ « autoritaire » couvre des réalités politiques si larges que la marge d’interprétation et donc aussi de manipulation est immense. Nous avons déjà vu, en parlant du populisme et des élites libérales, à quel degré le terme « autoritaire » décrit déjà en grande partie la réalité de l’exercice et de l’ambition du pouvoir dans les États occidentaux. À l’étranger, le côté un peu « quelconque » du terme est encore plus affligeant, et l’on peut avancer sans crainte que tout un chacun peut être, d’un certain point de vue, le « régime autoritaire » de l’autre. Le transitions sont des plus floues : lors des « printemps » arabes, en quelques jours, les « présidents » tunisiens, égyptiens et syriens, alliés et amis de longue date de l’occident, sont devenus des souverains « autoritaires » ennemis des valeurs humanistes et des droits universels, alors qu’Erdogan se trouve courtisé comme partenaire fidèle même après avoir démantelé à peu près tous les droits républicains de son pays, et que la critique de l’autoritarisme chinois s’estompe d’année en année devant le potentiel économique  grandissant de la nouvelle superpuissance. Et dans le pire des cas, l’on pourra toujours saluer, comme dans le cas de l’Arabie Saoudite (désormais membre de la commission de l’ONU pour les droits des femmes), les importants » progrès » faits ces derniers temps…

Certes, je serai le dernier à nier le bien-fondé d’un peu de « Realpolitik », mais alors, celle-ci serait beaucoup plus crédible sans l’inclusion d’un langage moralisateur, car à force de vouloir intégrer une dimension éthique dans la politique sans avoir pourtant les moyens ou la volonté de la défendre jusqu’au bout, l’on aboutira toujours à une certaine forme d’hypocrisie qui ne pourra, en fin de compte, que discréditer les bonnes intentions qui étaient à sa base…

"DJihad" contre "McWorld" (Benjamin R. Barber’s) ou "Cosmopolite contre Tribal (Ross Doutha): c'est à dire l'idée d'uniformisation qu'engendre la mondialisation contre les diversités régionales et les particularismes

Edouard Husson : C'est le type d'oppositions que je trouve les moins opérationnelles pour comprendre le monde actuel. Elles ont été imaginées il y a une vingtaine d'années mais ne sont plus adaptées aujourd'hui. Le basculement d'une partie du monde musulman dans le fondamentalisme est le produit de la montée du niveau éducatif. Confronté aux défis de la modernisation et de la mondialisation, l'islam chiite et sunnite a produit, depuis des décennies, une série de radicalisations de type révolutionnaire qui ressemblent furieusement, toutes choses égales par ailleurs, à l'emballement totalitaire de la France jacobine, au fascisme ou au communisme dans leurs aires culturelles respectives. Daech rêve d'un nouvel universalisme totalitaire. Il ne s'oppose pas à la mondialisation: il veut l'islamiser. De même, je n'ai jamais apprécié la notion de "tribalisme", utilisée par exemple dans les années 1990, pour décrire les conflits de Yougoslavie - alors qu'il s'agissait du réveil de clivages très anciens, à la fois religieux et nationaux. Ces notions ont surtout été jetées dans le débat intellectuel pour éviter d'accepter un fait: le réveil des nations, après 1990, conformément à ce qu'avait annoncé le Général de Gaulle une génération plus tôt. 

David Engels : L’antagonisme entre le « McWorld » et les phénomènes de résistance religieuse ou culturelle violente tels que l’islamisme renvoie à une réalité souvent oubliée ou refoulée : le terrorisme islamiste frappant de plein fouet les États européens n’est pas un fléau simplement « importé » de l’extérieur et, dès lors, facilement gérable par l’expulsion des porteurs de cette idéologie. L’islamisme est, au contraire, l’une des nombreuses formes de résistance à l’américanisation culturelle accompagnant généralement la mondialisation, et il est fort à parier que, sans les immiscions politiques, juridiques, économiques et culturelles permanentes des pays occidentaux dans les terres musulmanes, nous n’aurions jamais connu un phénomène tel que le djihadisme européen. De ce point de vue, l’islamisme se situe dans une certaine continuité avec le marxisme radical tel que nous l’avons connu en occident au 20e siècle, et qui s’alimentait également d’utopisme, d’anti-américanisme et d’une certaine sympathie pour le primitivisme social.

Certes, la grande différence entre ces deux mouvements réside indéniablement dans le transfert de la lutte idéologique d’un niveau essentiellement politico-économique vers un niveau religieux et identitaire. Mais ceci n’est rien d’autre que la conséquence inévitable de la dissolution des traditionalismes de tout genre en Europe d’un côté et, d’un autre, de l’exportation d’un condensé syncrétiste et simpliste de cette même identité occidentale, réduite aux pures habitudes de consommation, partout dans le monde. Cette thèse est d’ailleurs confirmée par le pouvoir d’attraction de plus en plus grand que semble exercer l’islam radical sur des jeunes Européens d’origine chrétienne, et par l’émergence – lente, il est vrai – de groupements radicalisés « identitaires » européens, dont la condamnation de la « McWorld » est curieusement analogue avec celle que nous trouvons dans les milieux fondamentalistes musulmans (bien que les objectifs ultérieurs soient, évidemment, très différents).

Conservatisme contre libéralisme économique :

Edouard Husson : L'opposition entre conservatisme et libéralisme me semble être la plus féconde pour comprendre le monde qui va émerger. Entendons libéralisme dans son acception pleine, c'est-à-dire à la fois politique, économique et sociale, celle d'une priorité accordée, dans tous les cas, aux renvendications de l'individu, qui doivent l'emporter s'ils entrent en conflit avec des exigences collectives. Nous voilà revenus au clivage fondamental entre réalistes et nominalistes Les années 1960-2010 ont signifié un demi-siècle de poussée massive du libéralisme, de triomphe du "nominalisme". L'élection de Donald Trump, la reprise en main du parti conservateur britannique par Theresa May sont les premiers signes d'un retour du conservatisme, au sens de Benjamin Disraeli. L'obsession "réaliste" de ce très grand Premier ministre britannique, dans la seconde moiitié du XIXè siècle, était de réconcilier ce qu'il appelait "les deux nations", c'est-à-dire la fracture culturelle et sociale qu'avait provoqué la première révolution industrielle. On voit très bien qu'en France, le défi pour la droite, face à Macron, sera de créer un nouveau conservatisme. La droite aura perdu l'élection présidentielle de 2017 parce qu'elle est éclatée entre "les deux nations" qu'a fait surgir la mondialisation: une "France d'en haut", qui a voté Fillon et une "France d'en bas" qui a voté Marine Le Pen. Le modèle presque parfait du libéralisme macronien devrait inciter la droite réduite à l'opposition à imaginer un puissant mouvement conservateur capable de faire passer toute la société française dans la troisième révolution industrielle à partir de 2022. 

David Engels : Il faudrait d’abord se poser la question de savoir si « conservatisme » est vraiment la bonne désignation pour l’antagonisme idéologique du libéralisme. Si le terme doit désigner une approche plutôt protectionniste et étatique, je lui préférerai nettement « volontariste », car historiquement, économies ouvertes et économies fermées se côtoient depuis des siècles, voire millénaires (pensons à l’économie lagide et séleucide). Quoi qu’il en soit, cette opposition nous confronte à un élément majeur de la vie politique et idéologique du 20e siècle : généralement, en simplifiant grossièrement, l’approche libérale était associée à un certain traditionalisme politique, alors que celle, volontariste et planifiée, à l’idéologie socialiste. Néanmoins, à la suite de l’aliénation entre le socialisme occidental et le marxisme dont il est issu et, surtout, depuis la chute du Mur, nous avons assisté à un alignement progressif de la « gauche » sur l’idéologie du libéralisme, de telle manière que les changements d’un gouvernement de gauche vers un gouvernement de droite (ou vice-versa) semblent se passer sans véritablement affecter l’évolution des réalités économiques de l’État respectif, les réformes occasionnelles allant soit dans le sens de plus de libéralisme, soit dans celui de pures euphémismes démagogiques.

Dès lors, ce sont surtout les partis radicaux (de gauche ou de droite) qui se sont réappropriés l’approche volontariste. Pour compliquer le tout, l’enchevêtrement économique produit par la mondialisation, la financiarisation abusive et le transfert de compétences nationales à des institutions internationales rend quasiment impossible qu’un État à lui tout seul puisse développer une véritable alternative, posant ainsi l’électeur devant le dilemme de maintenir en place le système actuel, dont on connait l’effet néfaste sur la justice sociale, ou de le saborder, hâtant ainsi, comment le cas grec l’a amplement démontré, le naufrage économique ultime – bref, le choix cornélien qui se pose aujourd’hui aux Français…

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