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Pourquoi il est vain de pouvoir espérer sauver Florange
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Gouverner c'est choisir

Le blocage des bâtiments administratifs de l'usine de Florange a repris ce mardi. Les employés veulent sauver les deux hauts-fourneaux de l'aciérie, en sommeil depuis plusieurs mois. Mais l'histoire de l'industrie française pousse au pessimisme pour les salariés.

Hubert Bonin

Hubert Bonin

Professeur d'histoire économique à Sciences Po Bordeaux.

Chercheur au Groupe de recherche en économie théorique et appliquée du CNRS de Bordeaux.

 

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Comme l'illustre encore le cas de Florange, la surenchère démagogique et politicienne tourne à pleins feux. Il faudrait interdire la fermeture des usines et les licenciements, sauver toutes les industries, toutes les firmes industrielles ! On a enfin trouvé la solution à la crise structurelle qui mine notre système productif depuis le milieu des années 1970 : on bloque tout ! « Présidentielle : ces usines devenus des symboles » (Les Échos, 2 mars) ; « Les usines menacées au cœur de la campagne » (ibidem) ; « Comment le PS veut limiter les fermetures d’usines » (Les Échos, 28 février) : on se croirait revenu en 1979-1981, quand la gauche et François Mitterrand dénonçaient l’inertie du président Valéry Giscard d’Estaing et surtout l’économisme borné de son Premier ministre Raymond Barre ; ils promettaient, une fois élus, de relancer les charbonnages, de sauver les usines sidérurgiques lorraines, d’enrayer le déclin du textile du Nord et des Vosges ! Un communiste de haute volée, Georges Valbon, fut même nommé président des Charbonnages de France en 1981 afin de prendre les choses en mains…

Hélas, les rêves se sont dissipés quand se sont écroulés les mythes d’une France arc-boutée sur des branches héritées des deux premières révolutions industrielles : un tsunami de crises a déferlé sur les régions, sur les « pays noirs » et autres « rues industrielles ». Comment résister en effet aux réalités de la compétition européenne et mondiale, aux exigences de la compétitivité, aux effets des fameux avantages comparatifs ?

Le charbon américain livré à Dunkerque, à quelques dizaines de kilomètres des gisements nordistes, revenait deux fois moins cher que le charbon lorrain ; les charbons polonais et sud-africain étaient eux aussi plus intéressants. Et la gauche dut fermer les mines ! Un parlementaire de droite avait brandi un soutien-gorge en pleine Assemblée nationale pour dénoncer la chute de la fabrication des dessous féminins dans sa bonne ville de Castres, frappée par la crise de l’habillement ! Après avoir repris les usines léguées par les grandes firmes du patriciat textile (Motte, etc.), les trois conglomérats Boussac-Saint-frères, Dmc et La Lainière de Roubaix se sont affaissés dans les années 1980-2000, laissant sur le carreau leurs dizaines de milliers de salariés. Enfin, après l’énorme et violente manifestation des ouvriers sidérurgistes à Paris en mars 1979 contre la droite, la gauche elle-même (avec Laurent Fabius comme ministre) dut admettre la fermeture d’une usine flambant neuve à Neuves-Maisons, en Lorraine, parce qu’elle n’avait une capacité que d’un million de tonnes, alors qu’un haut fourneau compétitif tournait autour de quatre à cinq millions.

Par ailleurs, la troisième révolution industrielle est notamment une révolution logisticienne à l’échelle internationale : la mondialisation repose avant tout sur des moyens de transport intégrés et à bas coût (super-porte-conteneurs, gros avions cargo), qui ont permis d’écraser le prix du fret. Puis une gestion savante des entrepôts de redistribution permet au soutien-gorge d’être livré à Yssingeaux bien moins cher que celui produit dans l’usine Lejaby de cette ville !

Nul ne peut bloquer de tels processus de laminage compétitif dans un environnement hautement concurrentiel, tel que celui bâti par la Communauté européenne (et ses nefs latérales, les accords de libre-échange avec les anciennes colonies), par les accords du Gatt (puis de l’Omc) et les clauses de réciprocité des accords commerciaux bilatéraux (clause de la nation la plus favorisée). Certes, des freins peuvent être mobilisés : l’Accord multifibres a permis d’étaler sur plusieurs lustres le déclin du textile-habillement français (mais aussi européen et nord-américain) : des « contingents » d’importations étaient fixés pour chaque année, qui augmentaient peu à peu et ainsi évitaient un choc brutal. Une même « clause de sauvegarde » a ralenti le flot des importations de semi-produits sidérurgique à bas coût un déclin ; mais ce genre de freins ne peut être que temporaire, car les accords commerciaux multilatéraux condamnent explicitement leur renouvellement en continu. Même les mesurettes prises de temps à autre par le gouvernement américain sur la pression des parlementaires ne peuvent dépasser quelques trimestres ! Rappelons aussi le fameux « mark charbonnier » allemand, qui, des années 1960 aux années 1990, a permis à chaque tonne de charbon extraite dans les mines de RFA de bénéficier d’une subvention compensant son surcoût.

On pourrait alors choisir délibérément le retour au protectionnisme ! On ferme les frontières ! Après tout, ce fut la stratégie choisie d’abord par le professeur d’économie-dictateur au Portugal des années 1930 aux années 1970, puis par Franco en Espagne dans les années 1940-1950, voire par la Russie communiste puis la Chine communiste… Se couper du monde de la compétition débouche inévitablement sur une crise structurelle encore plus grave, celle du recul progressif du niveau de vie ! Les partenaires refusent d’importer s’ils ne peuvent exporter ; les coûts de production deviennent excessifs parce que la non-concurrence favorise les rentes de situation : plus de soutien-gorge bon marché chez Etam ou autres ! Tous en vareuse Mao !

Devant de telles absurdités ou flots démagogues, il est temps de redevenir lucide, sincère, volontariste. En effet, accepter le déclin de branches et de leurs usines, réagir vite et fort, cela relève d’un volontarisme industriel efficace. L’on doit admettre que la destruction du « Plan » juste quand commença la crise (sous la présidence V. Giscard-d’Estaing) aura été une bêtise manifeste, mais les gauches successives ne l’ont pas vraiment rétabli, et l’on doit se contenter de fleuves de rapports rédigés par des milliers de commissions, en ordre dispersé et souvent répétitifs. On doit reconnaître aussi, ex post, que la mise à mort de certaines filières de financement spécialisées au nom de la « banalisation du crédit » et au profit de la « banque universelle » aura été une erreur, puisque le Crédit national ou la Banque française du commerce extérieur a pu jouer un rôle utile dans le monde des grosses PME.

Loin des grandes envolées lyriques, à la Maurice Thorez (celui de la Reconstruction en 1945-1947), qui sonnent creux – d’où la popularité du Front national dans nombre de « pays noirs » en déclin –, il faut donc multiplier les plans de reconversion industrielle et régionale. Les « pôles de compétitivité » (qui permettent d’intensifier la coopération au quotidien entre les grandes firmes et leurs pme sous-traitantes ou fournisseurs, et de relier des noyaux d’incubation de recherche et développement aux sociétés innovantes) et la gamme des financements du mini-groupe Oseo ont été ainsi des leviers pertinents pour ce « réveil » de la compétitivité française, au-delà de toute prise de position « politique ».

Cependant, ce sont bien des stratégies industrielles novatrices qui ont percé, et chacun sait qu’elles passent quasiment toutes par la « montée en gamme », la quête de « valeur ajoutée », des processus de « requalification ». Rappelons que le groupe anglo-indien Mittal a percé en Europe en rachetant les usines « bas de gamme » (mais modernes) du groupe Arcelor, car celui-ci avait entrepris de se repositionner sur des productions plus « haut de gamme », des tôles de qualité destinées à l’automobile ou l’aéronautique, par exemple. Après leur fusion, Arcelor-Mittal a repris ce cheminement stratégique (identique à celui suivi par ses concurrents européens, comme Corus) et, peu à peu, ferme les usines les moins « productives », c’est-à-dire les moins rentables et compétitives : il faut des usines géantes et automatisées pour les productions à valeur ajoutée modérée, d’où la concentration sur Dunkerque et Fos pour l’acier de base. L’agro-alimentaire vit une même crise structurelle, avec une vague de concentration autour de quelques firmes capitalistes (Danone, Bonduelle, Lactalis, etc.) ou coopératives puissantes, qui élaguent elles aussi leur appareil de production (rappelons-nous la crise de l’usine Lu en région parisienne, qui fut fatale à l’image de marque du Premier Ministre Lionel Jospin) : le sort des paysans repose sur ces passages de la « paille de fer »… Il ne faut pas « diaboliser » ces sociétés parce qu’elles tentent de « sauver leur peau »…

En revanche, les « vieilles industries », c’est bien connu, peuvent survivre à condition de dégager de la valeur ajoutée et de la marge. Procédons à une nomenclature fragmentaire. L’on a perdu le textile-habillement, sauf quelques reliques condamnées – c’est un fait ! Mais des noyaux spécialisés ont été revalorisés, comme, dans le bassin de Roubaix, Damartex, comme, sur Lyon, des ateliers de soierie de luxe (Hermès, etc.), sans parler des sous-traitants des firmes de mode, dont certains sont bel et bien encore en Europe de l’Ouest. Même la maille tient bon quand elle est tirée vers le haut, comme chez Devanlay (marque Lacoste, avec huit usines et mille salariés en France). La tannerie française de masse s’est écroulée, mais le cuir de luxe prospère dans des dizaines de petits ateliers. L’industrie plastique banale a été balayée, mais la Plastic Valley (autour d’Oyonnax, dans le Jura et l’Ain) suscite des usages « sophistiqués » de ce matériau (lunettes haut de gamme, équipements automobiles, etc.). L’huilerie-savonnerie s’est dissoute, au profit de quelques rares grosses usines et surtout d’importations massives ; mais une huilerie-savonnerie de haut de gamme a refleuri, en Provence (marque La Provençale », par exemple). Nombre de régions promeuvent une image de marque de « terroir », car cette construction cognitive permet de pousser les prix à la hausse (dans l’agro-alimentaire, notamment, mais aussi sur des créneaux textiles ancrés dans un terroir).

« L’industrie de niche » triomphe, à mi-chemin entre un gros artisanat et des pme industrielles : il ne faut plus être obsédé par les « cathédrales industrielles », par la floraison des cheminées d’usine et les hauts fourneaux… Le site du Creusot, si enraciné dans notre histoire industrielle, avec les Schneider, puis Creusot-Loire, a survécu à l’effondrement de cette histoire, avec des usines d’équipements haut de gamme (Creusot Forge, filiale d’Areva ; Alstom ; Valinox Nucléaire). Les « maîtres de forges » sont morts dans le Nord et l’Est, mais l’une de leurs filiales, Vallourec, créée dans l’entre-deux-guerres a résisté à des secousses virulentes et est devenue l’un des géants mondiaux du tube d’acier sans soudure. Investissements productifs continus, innovations incessantes, veille technologique sont les règles clés de cette compétitivité partagée par les usines préservées dans les vieux bassins industriels. Mais celles-ci sont désormais de véritables « joyaux », loin des scènes démesurées des établissements de jadis.

Enfin, chacun sait que les antiques savoir-faire (adaptés !) de qualité et de méticulosité ont été mobilisés par ce qu’on appelle « l’industrialisation en grappes ». L’industrie automobile, l’industrie aéronautique et son accompagnement militaire, l’industrie nucléaire, l’industrie des transports ferroviaires, le système productif numérique sont devenus les « mamelles » de la troisième révolution industrielle dans notre pays. Leurs usines « allaitent » en effet des réseaux et grappes de fournisseurs, sous-traitants, filiales intégrées, grâce à des plans volontaristes, décentralisés (Renault, Peugeot, Toyota ; économie numérique) ou centralisés (atome, rail, avions et matériel militaire), tandis qu’elles irriguent aussi des flux logistiques intenses. L’on a perdu les usines d’électroménager et d’audiovisuel – malgré la tentative du premier Ministre Édith Cresson de freiner les importations au début des années 1990 par des entraves non-tarifaires –, mais des firmes d’économie numérique et de communication (Vivendi, avec sa musique Universal et ses jeux vidéo Activision ; Canal Plus, etc.) font vivre des niches de matériels complexes : le géant Thomson s’est écroulé, mais une niche, Technicolor, a subsisté et tente de « trouver sa voie ».

Bref, l’historien économiste austère doit admettre que l’on aimerait des débats « gaullo-pompidoliens » sur le sort de notre industrie, de nos usines, de notre main-d’œuvre : la « revitalisation » du tissu productif est possible, elle est même un processus continu. Mais elle a besoin de temps, elle n’entre pas dans un calendrier électoral, elle ne répond pas aux impatiences politiciennes et démagogiques, sinon populistes ! Et il faudrait des débats d’experts et non de communicants sur des thèmes aussi difficiles : mais à quand une émission de télévision ou de radio consacrée à de tels thèmes ?

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