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Quand l’Obs s’inquiète d’une intervention de Poutine contre Emmanuel Macron : inquiétude sérieuse, ou pulsion de complotisme à gauche ?
©AFP

L'oeil de Moscou

Entre intérêts non déguisés du Kremlin pour certaines candidatures et réalisme politique de Vladimir Poutine, il est aisé d'imaginer une intrusion russe dans la campagne présidentielle française. Mais parce qu'il est réaliste, le soutien de Vladimir Poutine n'ira jamais aussi loin que d'autres soutiens plus visibles du monde économique français qui se pressent derrière Emmanuel Macron.

Laurent Leylekian

Laurent Leylekian

Laurent Leylekian est analyste politique, spécialiste de la Turquie.

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Dans un article publié par l'Obs, l'hebdomadaire indique "Le Kremlin va-t-il laisser perdre Le Pen sans intervenir ? Sûrement pas". En laissant croire que Vladimir Poutine chercherait à favoriser Marine Le Pen au détriment d'Emmanuel Macron, une telle vision ne tombe-t-elle pas dans une forme de piège complotiste ? Comment expliquer cette facilité à faire un tel lien ?

Laurent Leylekian : Pas nécessairement. Cette vision des choses est attestée par des faits et notamment par des prises de positions du Kremlin qui a réellement exprimé directement ou indirectement sa préférence pour certains candidats à la présidentielle française dont, évidemment, Marine Le Pen. Ce qui est problématique en revanche, c’est la paresse intellectuelle qui accompagne souvent ce genre de commentaires. Il est d’une part proprement ridicule de vouloir tout expliquer par, ou tout réduire à, la préférence de la Russie pour tel ou tel candidat. Evidemment, il y a des dynamiques nationales sur lesquelles le Kremlin n’a aucune prise. 

D’autre part et surtout, il est préoccupant que beaucoup de médias rapportent ce fait sans chercher à lui donner une explication mais uniquement à des fins de diabolisation mutuelle entre Le Pen et Poutine. Les systèmes dominants sont ainsi faits qu’ils ne portent sur eux-mêmes aucun regard critique. Le système de valeurs que proposent la Russie ou le Front national – dans le cadre de l’actuelle doctrine Philippot – fondé sur la souveraineté, l’identité ou la préférence nationale n’est certainement pas exempt de travers. Mais l’aberration écologique et "l’horreur économique" - pour reprendre le titre d’un ouvrage – toutes deux induites par la circulation débridée des hommes, des marchandises et des capitaux ne le sont certainement pas non plus. Voir Poutine derrière Le Pen est moins préoccupant que de ne pas voir les grands intérêts capitalistiques derrière Macron.

Cet aveuglement procède d’un immense et long travail de fascination face auquel les réseaux d’influence de Poutine sont des jouets d’enfants. Quand on lit le programme lepéniste de 2017, on pourrait croire qu’il est issu d’une vision dirigiste et souverainiste de la société telle qu’elle était conçue par les gaullistes ou les communistes de l’après-guerre. Mais beaucoup l’ont oublié et semblent considérer qu’une telle vision, qui a pourtant prévalu jusque dans les années 1980, relève de l’utopie.

Emmanuel Macron incarnerait-il réellement une opposition à Vladimir Poutine ? N'y a-t-il pas une forme d'excès dans ces propos quant aux intentions réelles du Kremlin ? 

C’est effectivement très exagéré. Encore une fois, on ne peut nier qu’une vision de la société plus conservatrice – façon Fillon – ou plus dirigiste – façon Le Pen ou Mélenchon – soit plus en phase avec la conception actuellement dominante en Russie. De ce point de vue, Vladimir Poutine préférerait certains ce type de leaders avec lequel il pourrait plus facilement s’entendre. De là à dire qu’Emmanuel Macron pourrait incarner une forme d’opposition, il me semble que c’est excessif pour deux raisons. 

D’une part, Poutine est un réaliste et certainement pas un idéologue. Il s’accommodera de Macron comme il s’accommode de Merkel, c’est-à-dire dans l’exacte mesure des marges d’actions retrouvées par la Russie. Pour être clair, la Russie comme toute puissance globale, ira aussi loin que l’équilibre des forces le lui permet et je ne vois pas que Macron, ou la France de Macron, change substantiellement l’équilibre de ces forces par rapport à la situation actuelle ; ce qui serait effectivement différent avec Marine Le Pen. 

Mais au-delà de ce tempérament "pragmatique" que je prête à Poutine, il me semble qu’il y a un autre facteur lié à ce que sont devenus l’Europe et les Etats européens : des acteurs régionaux dominés par la seule pensée socioéconomique. Nos responsables politiques, et nous avec eux, ont abdiqué toute pensée stratégique. C’est d’ailleurs là une différence notable – peut-être la seule – entre les libéraux européens et leurs homologues étatsuniens. A l’instar des autres libéraux européens, et à supposer qu’il le veuille, Macron ne sera sans doute pas en mesure de constituer une opposition à Poutine car il est probable que les considérations requises pour cela sont hors de son champ de préoccupations. En ce sens, il ne diffère guère de ses deux prédécesseurs immédiats et il me semble que – quels qu’aient été ses qualités et ses défauts – Chirac a été notre dernier président muni un tant soit peu d’une telle pensée stratégique. 

C’est d’ailleurs pour cela que la plupart des pays européens ne sont plus des sujets de l’Histoire. Nous ne sommes plus que des objets de la confrontation entre les Etats-Unis, la Russie mais aussi une zone d’influence que se disputent d’autres Etats de moindre puissance qui, eux, ont conservé ou acquis une stratégie globale. Ceux des rares Etats européens qui ont gardé une telle vision stratégique sont accusés de "faire le jeu de Moscou" et sont régulièrement vilipendés par les institutions européennes et les médias dominants qui ne conçoivent plus aucune politique européenne autonome. 

Quels sont les points communs de la critique anti russe au sein des pays occidentaux ? Comment faire la part des choses entre une critique légitime, et une critique qui semble parfois tomber dans une forme de réflexe ?

En fait, on peut exhiber assez facilement un critère pour déterminer si la critique est légitime : il existe un grand nombre pays au moins aussi autoritaires que la Russie – par exemple la Birmanie ou l’Azerbaïdjan – et dont nous avons moins à redouter dans la mesure où ils ont moins de moyens de rétorsion – notamment énergétiques – à notre égard. Chaque fois, qu’une critique est adressée à la Russie, observez si cette même critique est adressée avec autant de véhémence à ces autres pays. Si la réponse est non, c’est que la critique contre la Russie relève du conditionnement ambiant. 

Il me semble que c’est particulièrement funeste à l’intérêt général européen : Contrairement à ce qu’on peut fantasmer, je ne crois pas du tout que la Russie ait des visées territoriales en Europe et nous avons avec elle un certain degré de communauté civilisationnelle. Nous présentons en outre des complémentarités évidentes – nos produits manufacturés contre ses ressources énergétiques – et nous sommes confrontés à des menaces similaires : le terrorisme, le contrôle des frontières, une démographie chancelante, etc... Après la chute du mur, la Russie était prête à se tourner vers l’Europe mais la pensée stratégique américaine – bien au-delà des seuls néoconservateurs puisqu’elle s’est poursuivie avec Obama – nous a empêchés de donner corps à ce partenariat stratégique euro-russe qui n’existe que sur le papier. Résultat : aujourd’hui Moscou se tourne vers Pékin. C’est déjà ballot pour Washington mais pour nous, c’est carrément critique car nous sommes beaucoup moins puissants que les Etats-Unis et beaucoup plus proches des zones de fracture géopolitiques. 

Il serait donc urgent que l’Union européenne redevienne acteur de son destin mais je ne vois pas que nous en prenions le chemin. 

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