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"Il faut vivre entre soi pour mieux vivre" : la dérive inquiétante de ceux qui prêchent le "vrai islam"
©Reuters

Bonnes feuilles

Les musulmans français sont-ils en pleine régression par rapport à la promesse d’un « islam français » bien intégré qui s’annonçait dans les années 70 ? N’avons-nous plus que des « quartiers perdus de la République » ? Un grand connaisseur de l’islam politique dans le monde interroge une praticienne de terrain de confession musulmane, en colère contre les dérives et les travers de la politique de la ville. Extrait de l'ouvrage "Et tout ça devrait faire d'excellents Français" de Naïma M'Faddel et Olivier Roy, publié aux Editions du Seuil (1/2)

Olivier Roy

Olivier Roy

Olivier Roy est un politologue français, spécialiste de l'islam.

Il dirige le Programme méditerranéen à l'Institut universitaire européen de Florence en Italie. Il est l'auteur notamment de Généalogie de l'IslamismeSon dernier livre, Le djihad et la mort, est paru en octobre aux éditions du Seuil. 

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Naïma M'Faddel

Naïma M'Faddel

Naïma M’Faddel est consultante, essayiste. Elle a publié "Et tout ça devrait faire d'excellents français Dialogue sur les quartiers" avec Olivier Roy aux éditions du Seuil. Naïma M’Faddel est chargée de mission équité urbaine auprès de la direction générale des services du département de l’Eure-et-Loir. Elle a effectué, dans le cadre de la politique de la ville, des missions d'animation socioculturelle et de développement social dans des villes comme Dreux, Trappes et Mantes-la-Jolie.

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Olivier Roy : On rentre ici dans une question délicate, que vous évoquez implicitement. Dès que l’on parle de la place de l’islam, ou de ce qu’un(e) musulman(e) doit faire, toute personne d’origine musulmane (mais pas seulement, d’ailleurs) se sent obligée de se référer au « vrai islam », soit contre l’intégrisme, soit contre les coutumes. Échappez-vous à la règle ? J’ai abordé, en tout cas indirectement, cette question dans La Sainte Ignorance. Pour faire court : ne pensez-vous pas que tous ces comportements visibles, ou visiblement identitaires, correspondent à une défense contre une sécularisation croissante, qui n’est pas seulement extérieure, mais aussi (et sans faire de psychanalyse sauvage) ressentie intérieurement par les croyants ? Cette visibilité, vous le savez bien, n’est pas que musulmane : on la trouve aussi chez les juifs et les chrétiens, et même dans les religions de l’Asie, l’hindouisme et le bouddhisme. Pouvez-vous dire, d’abord, si vous échappez à l’illusion de vouloir définir le « vrai islam » ?

Naïma M'Faddel : Non. Je ne pense pas qu’on puisse y échapper. Sauf qu’on oublie une chose : c’est que le « vrai islam » n’existe pas. Chacun se fait son « vrai islam », n’en déplaise aux fondamentalistes et aux salafistes. Chacun défend sa propre conception de l’islam, ou ses propres convictions sur l’islam, mais il n’y a pas d’autorité religieuse incontestée qui pourrait dire le « vrai islam ». Puisque n’importe quel petit illuminé inculte se permet de prêcher et de faire la morale, les gens comme moi peuvent et doivent donc prendre la parole. Avec la fascination que le djihad exerce sur beaucoup de gens, notamment des jeunes (et pas seulement sur ceux d’origine musulmane), avec l’omniprésence médiatique de Daech, ne pas aborder la question de l’islam, en particulier de son instrumentalisation et de la manipulation des musulmans en cette période de tension, ne pas nommer les choses sous couvert de tabous, de crainte de réactions passionnelles, tout cela relève, à mon sens, de la « non-assistance » à personne en danger. Des parents sont démunis face aux comportements d’enfants qui leur échappent : inconscients des dangers qu’ils courent sur les réseaux sociaux, bien plus insidieux que la propagande montrée à la télé, ils les croient en sécurité à la maison. Or, aujourd’hui, c’est bien de l’islam que se réclament tous ces terroristes, bien que l’ensemble des musulmans soient les premiers à en souffrir chaque jour et lui paient un lourd tribut. On a beaucoup cité la phrase de Camus : « Mal nommer les choses en rajoute au malheur du monde. » Il avait raison : il faut parler avec des mots clairs de l’islam.

O. R. : Parlons donc d’un terme à la mode : la « radicalisation ». On l’utilise indifféremment pour parler de la radicalisation religieuse (en gros le passage au salafisme) et pour parler de la radicalisation politique (basculement dans le djihad et le terrorisme). Le terrorisme est bien sûr le prisme à travers lequel on analyse la radicalisation religieuse. Parlons de manière concrète : qu’avez-vous à dire sur terrorisme, djihad et salafisme dans les lieux sur lesquels vous travaillez ?

N. M’F. : Sur Dreux, Trappes et Mantes-la-Jolie, il n’y a qu’un cas de terroriste avéré : Abballa, l’assassin des policiers de Magnanville. Il vivait au Val-Fourré mais était originaire des Mureaux, où il tenait une pizzeria ; il avait sa page Facebook (sur laquelle d’ailleurs il critiquait les salafistes, qu’il trouvait trop mous et trop enfoncés dans la théorie). Il n’était pas inséré dans les réseaux religieux, c’était plutôt un individu isolé. En revanche, des dizaines de jeunes de Trappes sont partis en Syrie, dont beaucoup de filles, et ils/elles viennent bien des « quartiers » difficiles, même si encore une fois ils n’étaient pas des membres assidus d’une mosquée. Ils se sont retrouvés dans le cadre d’une bande de copains auto-radicalisés en surfant sur Internet. Ce sont des takfiristes, qui traitent les autres musulmans, à commencer par les imams, d’« apostats ». Dès qu’ils acquièrent le vernis religieux qui leur permet d’utiliser les grands mots (kafir, jihad), ils basculent dans la rupture avec le reste de la société, y compris les musulmans qui refusent le djihad. La radicalisation passe par une « salafisation takfiriste », aussi superficielle soit-elle, souvent brève, bancale, non structurée. Cet endoctrinement idéologique légitime les actes. Ce processus de déshumanisation se pare d’une légitimité religieuse (sacrée, donc absolue). On rejoint bien votre idée d’une « islamisation de la radicalisation ».

Pour ma part, je dirai « takfirisation de la radicalisation ». Plus le désir de vengeance contre la société est puissant, plus le passage par la case salafisation est bref, voire anecdotique. Peut-être qu’un processus de salafisation plus long pourrait même les sauver d’un passage à l’acte. La radicalisation se fait majoritairement par des liens de proximité. Les mosquées sont, souvent à leur insu, des lieux qui permettent la mise en place de réseaux, de connaissances proches, de liens forts entre « radicalisés djihadistes », qui vont ensuite continuer le processus via le « marché noir » de l’Internet. Mais, au-delà de ces deux catégories assez précises (le terroriste et le djihadiste), on assiste depuis quelques années à l’augmentation de « signes » révélateurs d’une pratique plus ostentatoire et plus rigoriste, notamment, comme je l’ai dit, dans l’habillement, le comportement, la manière de manger, avec le refus de la mixité homme-femme. Le principal argument est la prétention de ressembler au Prophète, aux fidèles de la première période de l’islam. C’est typiquement une pratique de type salafiste. Ils sont loin d’être tous takfiristes, car, pour la plupart des salafistes, un musulman n’a pas le droit de déclarer apostat un autre musulman. En revanche, on a le devoir de le (ou de la) rappeler à ses devoirs (le jeûne, la prière, la pudeur). Bref, ils prêchent et font la leçon à tous les musulmans déclarés tels. Ils encouragent moins la violence qu’un certain séparatisme, une ségrégation : il faut vivre entre soi pour mieux vivre selon la règle. Mais ce faisant, ils posent un vrai problème de société, car ils détruisent le vivre-ensemble – même s’ils condamnent le terrorisme, voire la simple délinquance.

Extrait de l'ouvrage "Et tout ça devrait faire d'excellents Français" de Naïma M'Faddel et Olivier Roy, publié aux Editions du Seuil 

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