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Instabilité record dans les intentions de vote et saute-mouton idéologique : mais qui croit encore à quoi en France ?
©Reuters

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En s'attardant sur les intentions de vote des électeurs de 2012 pour l'élection présidentielle 2017, l'analyse d'Opinion Way montre que les clivages ne sont plus vraiment respectés, que les électeurs sont capables de passer d'un parti à l'autre. Ainsi, des électeurs de François Bayrou en 2012 pourraient bien voter Front National pour 15% d'entre eux le dimanche 23 avril 2017.

Gilles Lipovetsky

Gilles Lipovetsky

Gilles Lipovetsky est philosophe et sociologue. Il enseigne à l'université de Grenoble. Il a notamment publié L'ère du vide (1983), L'empire de l'éphémère (1987), Le crépuscule du devoir (1992), La troisième femme (1997) et Le bonheur paradoxal. Essai sur la société d'hyperconsommation (2006) aux éditions Gallimard. Son dernier ouvrage, De la légèreté, est paru aux éditions Grasset.

 

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Bruno Jeanbart

Bruno Jeanbart

Bruno Jeanbart est le Directeur Général adjoint de l'institut de sondage Opinionway. Il est l'auteur de "La Présidence anormale – Aux racines de l’élection d’Emmanuel Macron", mars 2018, éditions Cent Mille Milliards / Descartes & Cie.

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Atlantico : On observe grace à cette étude des situations tel que l'ancien électorat de François Bayrou qui déclare voter à 42 % pour Emmanuel Macron (plutôt logique vu le ralliement de ce dernier au candidat d'En Marche!), mais à 10% pour Jean-Luc Mélenchon, et 15% pour Marine Le Pen. Comment expliquer un tel revirement de la part de ces électeurs de centre droit ? Cela ne montre-t-il pas une certaine confusion idéologique ? Comment ces électeurs se retrouvent-ils dans ces deux "extrêmes" sur le plan des valeurs et plus largement, sur leur vision du monde ? 

Bruno Jeanbart : Cela ne montre pas nécessairement une confusion idéologique mais plutôt un brouillage idéologique qui s'explique assez naturellement. On attend des électeurs qu'ils soient extrêmement rationnels et cohérents dans leurs choix électoraux mais ce n'est pas le cas. Tout d'abord pour la simple raison que les gens qui s'intéressent à la politique, représentent environ un Français sur deux tandis que les votants à l'élection présidentielle sont pratiquement 80%. Dans cette élection, il y a des gens qui s'intéressent de moins près à la politique. Ces derniers peuvent avoir des choix qui peuvent paraîtres incohérents, mais si on regarde ces deux chiffres, on remarque qu'il y a toujours eu chez François Bayrou une dimension de  vote protestataire, non pas au même degré que le Front National mais sur une protestation à l'égard de l'organisation du système politique, du refus du clivage gauche droite. Ce refus du clivage s'est incarné d'une autre manière par le Front National qui renvoi à ce que serait les partis de l'establishment, le PS et Les Républicains, et qui offre de sortir de ce schéma-là.  Il n'est pas complètement anormal qu'une partie de cet électorat, en l'absence de François Bayrou puisse être intéressé par la candidature de Marine Le Pen qui incarne cette autre manière de lutter contre la bipolarisation de la vie politique. 

A l'inverse, pour Jean-Luc Mélenchon, on peut retrouver des électeurs qui vont voir dans sa manière de parler de la politique, de la sixième République, une volonté de vouloir faire évoluer le système politique tel qu'il fonctionne depuis des années. Il parvient à séduire une partie de l'électorat de François Bayrou sur ces thématiques-là. En effet, François Bayrou a beaucoup dénoncé l'exercice de la politique dans la cinquième République tel qu'il est conçu actuellement.   

Même question pour l'électorat de 2012 de François Hollande. S'ils se retrouvent majoritairement -et en toute logique- du côté du candidat socialiste Benoît Hamon (23%)  et d'Emmanuel Macron (50%), comment expliquer qu'ils rejoignent pour 18% d'entre eux Jean-Luc Mélenchon et Marine Le Pen pour 6% ? Et que penser des électeurs d'Eva Joly qui prévoient de voter pour Emmanuel Macron ?

Bruno Jeanbart : Le Front National arrive à récupérer une partie de l'électorat du Président sortant qui a été déçu par son action. On est la typiquement dans une partie de l'électorat de François Hollande qui n'a pas retrouvé son compte dans le dernier quinquennat, et qui peut aujourd'hui s'être radicalisé et voter pour le FN. C'est un phénomène classique et de la même manière, Marine Le Pen avait récupéré des électeurs de Nicolas Sarkozy de 2007 lors de l'élection de 2012. 

Pour Jean-Luc Mélenchon c'est un peu la même logique. On sait qu'en 2012 il y avait une partie de l'électorat de la gauche radicale qui a probablement voté pour François Hollande dès le premier tour par sentiment de nécessité d'un vote utile pour contrer Nicolas Sarkozy (et s'assurer de sa défaite). Il est probable que face à la déception qu'on eu ces électeurs dans l'action mené par François Hollande, ils reviennent vers leur camp naturel. Ce sont des électeurs qui viennent de la partie gauche du Parti Socialiste ou même d'un peu plus loin encore et qui avaient fait un choix stratégique en 2012. Aujourd'hui ils s'orientent plus vers un choix plus proche de leurs convictions et vers un candidat qui a des propositions plus proches de la "vraie" gauche. 

Concernant les électeurs d'Eva Joly, je crois que c'est parce qu'il y a une incompréhension de ce qu'est vraiment l'électorat écologique. On voit souvent cet électorat à travers les candidats écologiques qui eux sont souvent ancrés à gauche historiquement. Mais c'est un électorat qui est souvent de centre-gauche en vérité. Et dans cet électorat on retrouve des électeurs qui se reconnaitront plus chez des candidats comme Emmanuel Macron que comme Benoît Hamon. Pour exemple, une des figures historiques comme Daniel Cohn-Bendit soutient Emmanuel Macron et non pas les candidats de gauche traditionnelle. 

Ce n'est pas un électorat qui est toujours à l'image du candidat qui le représente. Donc un ralliement vers un candidat comme Emmanuel Macron est assez naturel. 

En quoi le fait qu'il n'y ait plus de grandes visions du monde opposées comme avant permet-il d'expliquer ce phénomène ? (fin du clivage gauche/droite etc.) 

Bruno Jeanbart : Je crois que ça explique d'abord parce qu'il y a plus de mobilité électorale d'une élection à une autre. Ça ne veut pas forcément dire plus de gens qui franchissent les frontières droite gauche (même si ça existe) mais beaucoup plus de mobilité au sein d'un même camp. Quand on regarde les propositions que peuvent faire les candidats, elles sont parfois imprégnées de valeurs qui peuvent être un peu atypiques pour leurs partis. 

Pour un candidat comme Benoît Hamon c'est justement le cas. Il a des propositions de gauche comme le revenu universel mais en même temps il souhaite supprimer le RSI, ce qui est plutôt une mesure de candidat de droite voir même de droite populiste. Il y a donc des brouillages qui existent et qui font que les candidats sont eux même moins enfermet idéologiquement parce que justement il y a une explosion de ces clivages. 

Je crois aussi qu'il y a quelques grands référents qui persistent entre la droite et la gauche, notamment la liberté avant l'égalité pour les électeurs de droite et l'inverse pour les électeurs de gauche. Mais malgré tout, vous avez des électeurs qui pensent à gauche que la liberté est plus importante que l'égalité et vice versa à droite. 

Tout cela correspond à une évolution de la société et notamment à une monté de l'individualisme qui va faire que sur des choix collectifs, vous allez avoir l'intervention de choix individuels. Ceux-ci vont faire que vous votez pour le même candidat aujourd'hui mais en ayant des raisons assez différentes de le faire.

Gilles Lipovetsky : A une échelle large, cela signifie que nous assistons à un moment particulier de la vie de la démocratie. Les électeurs deviennent de plus en plus volatiles et incertains. Ils ne savent plus très bien pour qui voter et ce jusqu'aux urnes. Il y a un flottement considérable. 

D'autres phénomènes expliquent ceci. Nous voyons que depuis les années 90, le politique est marqué par la désillusion et la perte de confiance des français vis-à-vis des leaders des partis politiques. C'est le grand phénomène de notre époque. Il y a un désenchantement vis-à-vis de la sphère publique. Ce phénomène est lié à la crise et au fait que les gouvernants de droite comme de gauche ne puissent pas résorber les grands problèmes. Mais aussi à la mondialisation qui a fait perdre une grande partie des pouvoirs des politiques au niveau national. Il y a le sentiment que la politique n'est plus capable de changer le monde, qu'elle n'est plus le grand opérateur capable de bouleverser l'existence. 

Dans un cadre comme celui-ci, où les grandes idéologies manichéennes (le communisme, la religion etc.) ne sont plus capables d'alimenter les comportements, nous assistons à la volatilité et l'hésitation des électeurs. 

Dans le cas de François Bayrou, il y avait dans ce centre un penchement à droite comme à gauche. Donc finalement, il y a des individus qui peuvent voter en dehors de la consigne de vote de l'ancien candidat mais ils ne font que concrétiser ce phénomène.

Au-delà des valeurs, est-ce que ça peut être l'esprit d'une candidature et de ce qu'elle incarne qui peut rendre cohérent ces revirements ?

Bruno Jeanbart : On a ces dimensions-là qui sont très importantes. C'est pour ça que dans le fond, le programme compte dans une élection, mais ce ne sont pas seulement les programmes et les mesures qui sont proposées qui vont faire que l'on va voter pour tel ou tel candidat. C'est aussi la compréhension qu'on va avoir de la candidature qui va être déterminante. La compréhension se fait à travers des choix qui dépendent de la manière d'être, de la manière de faire de la politique, la vision de la politique, d'une vision du pays qui va être apportée aux Français par le candidat. C'est ce qui manque aujourd'hui dans cette campagne. Il est difficile d'appliquer à chaque candidat une vision du monde claire, telle que perçue par les électorats. Les électeurs ont beaucoup de mal à dire : "François Fillon, s'il était président ce serait ça, Emmanuel Macron, s'il était président, ce serait ça". C'était beaucoup moins le cas lors des précédentes élections. Si on prend la présidentielle de 2007 par exemple, derrière les candidatures de François Bayrou, Nicolas Sarkozy ou Ségolène Royal, on avait des perceptions assez précises de la part des électeurs sur la présidence de chacun d'entre eux. Les messages sont beaucoup plus brouillés aujourd'hui. Les candidats ont eu du mal à s'exprimer. Ceux qui vont le mieux réussir à incarner ce que sera leur présidence seront ceux qui réussiront le mieux à maximiser leur vote.

Gilles Lipovetsky : On assiste à une hyper individualisation du rapport au politique. Jusqu'aux années 80 il y avait des votes de classes, des formes d'appartenances et d'affiliations partisanes très fortes. Les identités se construisaient en parti avec les appartenances politiques. Les individus obéissaient aux consignes de votes du parti dans lequel ils se reconnaissaient.

Tout cela s'est effrité et ni les partis ni les classes sociales ne sont prescriptifs. C'est au bénéfice de l'individu qui devient une sorte de consommateur face à l'offre politique. Pas au sens futile, mais il est dans une situation où il n'y a plus d'identité partisane forte. Cela créé une situation de volatilité et d'incertitude extrême. Dans ce cas-là on peut voir des individus qui passent d'un parti à l'autre.

La désidéologisation a conduit au fait que, de plus en plus, les électeurs ne votent plus en fonction d'un programme mais en fonction de la personnalité. Ils votent pour celui qui leur plait. Celui auquel ils donnent confiance. C'est un point essentiel qui peut expliquer le fait que des individus puissent voter avec des candidats porteurs de projets complètement opposés à ceux dans lesquels ils se reconnaissaient au départ. Pour beaucoup d'électeurs, le programme est secondaire. Ils votent selon leurs cœurs et non selon la raison politique. De plus, les individus changent et se décident souvent au dernier moment. 

On est dans l'ordre de la séduction et de l'attraction par la personnalité et non par un programme. Ça change complètement la donne. Un programme est plus stable qu'une personne. Quand ce qui compte c'est le rapport à une personnalité, on est dans des mouvements complètement imprévisibles. 

Ceux qui ont voté en 2012 pour tel ou tel candidat peuvent aujourd'hui voter pour quelqu'un de complètement opposé. Dans un climat de défiance, on vote pour une personne non pour un programme.

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