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​Mario Draghi, l'homme qui avait plus de pouvoir et de vista sur l'économie européenne que tous les candidats de la présidentielle réunis... mais dont personne ne parlait
©DANIEL ROLAND / AFP

C'est qui le boss ?

Alors que les candidats à l'élection présidentielle française débattent à propos d'éléments de programme rarement significatifs sur le plan économique, la question de la politique monétaire, pourtant centrale, semble totalement abandonnée.

Nicolas Goetzmann

Nicolas Goetzmann

 

Nicolas Goetzmann est journaliste économique senior chez Atlantico.

Il est l'auteur chez Atlantico Editions de l'ouvrage :

 

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Frederik Ducrozet

Frederik Ducrozet

Frederik Ducrozet est économiste senior chez Pictet Wealth Management, en charge de l'Europe, depuis septembre 2015. Auparavant, il était économiste chez Credit Agricole CIB entre 2005 et 2015. Spécialiste de l'économie européenne, et de la politique monétaire de la BCE en particulier, ses travaux portent notamment sur le cycle du crédit, les politiques monétaires non-conventionnelles et leurs conséquences pour les marchés financiers.

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Atlantico : Alors que la campagne présidentielle bat son plein en France, les questions relatives à la Banque centrale européenne, et plus précisément sur la personne de Mario Draghi semblent ignorées. Pourtant, il est régulièrement admis que, bien que non élu, Mario Draghi est une personnalité majeure de la construction européenne, Quel est son pouvoir réel ? Qu'a-t-il réellement apporté à la zone euro depuis son arrivée ?

Frederik Ducrozet : On ne peut pas réduire la contribution de la BCE à son président – d’autres gouverneurs et membres du directoire de la banque centrale ont joué un rôle majeur au cours des années de crise, à commencer par le français Benoît Coeuré. Mais il est vrai que Mario Draghi incarne à lui seul le succès de la BCE, celui d’avoir sauvé la zone euro au cours de l’été 2012, ni plus ni moins. Au-delà de ses compétences techniques, de son expérience, de son talent de communication (c’est cette petite phrase, « whatever it takes », qui aura suffi à rassurer les marchés en juillet 2012), c’est sa capacité à convaincre et à rassembler qui aura fait la différence. La BCE, quoique indépendante, n’aurait probablement pas réussi à contenir une crise financière systémique si Mario Draghi n’avait pas bénéficié du soutien politique de la Chancelière allemande et du Président français, en particulier.

C’est un fin tacticien, qui a réussi à faire tomber les tabous en matière de politique monétaire les uns après les autres en s‘assurant, sinon du soutien de la Bundesbank, du moins de la tolérance passive de son président, en privilégiant systématiquement l’intérêt général, celui de l’Europe. Pendant plus de cinq ans, il a su pallier les manquements de nos responsables politiques européens et nationaux. Sous son impulsion, la zone euro s’est dotée d’un nouveau pacte budgétaire et d’une union bancaire, pour ne citer que deux exemples. On peut être en désaccord avec sa politique, on peut lui reprocher certaines erreurs de jugement – il est humain – mais on ne peut, selon moi, contester le fait que sans lui, l’Europe serait aujourd’hui fragilisée, voire éclatée.

Nicolas Goetzmann : Le rôle de la Banque centrale européenne n'est que très rarement abordé au sein des débats politiques, et généralement plutôt mal compris. L'idée même de politique monétaire n'est pas très claire, le personnel politique semble se résigner à l'idée qu'il s'agit vaguement de "maitriser l'inflation", mais sans jamais mesurer ce que cela impliquait en termes globaux pour l'économie de la zone euro. Parce qu'en réalité, la BCE est tout simplement l'organe le plus important et le plus puissant, et de très loin, concernant le volet économique européen. La BCE a le pouvoir de fixer, là où elle le souhaite, le niveau d'activité économique au sein de la zone euro, ce qui revient à dire qu'elle choisit plus ou moins le niveau de chômage "souhaité" du continent. Comme le disait le Prix Nobel d'économie Paul Krugman, en parlant de Alan Greenspan, alors Président de la Fed (la Banque centrale des États Unis) : "Si vous voulez un modèle simple pour prédire le taux de chômage aux États Unis au cours des prochaines années ; le voici : il sera là ou Greenspan veut qu'il soit, plus ou moins une marge d'erreur reflétant le fait qu'il n'est pas tout à fait Dieu". Voilà pour le cadre du pouvoir dévolu à un seul homme ; en l'occurrence, Mario Draghi.

Concernant son bilan personnel, il est tout à fait possible de considérer que sans lui, la zone euro serait déjà démantelée. En effet, quelques mois avant sa nomination à ce poste, la personnalité qui était pressentie pour assumer ce rôle, Axel Weber, était sur une ligne "dure" conforme à celle de Jean Claude Trichet. C’est-à-dire que toutes les interventions de Mario Draghi pour "faire tout ce qu'il faut" pour sauver l'euro n'auraient sans doute jamais vu le jour. La baisse du chômage constatée depuis 2014 dans la zone euro, la reprise de la croissance, la création de 4.5 millions d'emplois, la sortie de la déflation, l'intégralité de ce bilan est à mettre au crédit de Mario Draghi. Et contrairement à l'image qui est donnée de lui, comme "l'ancien de Goldman Sachs", il faut bien comprendre que la politique qu'il mène, avec des taux très bas, n'est pas vraiment du goût du secteur bancaire, qui voit là un danger sur sa capacité à faire des marges. De la même façon, Mario Draghi est largement critiqué par le ministre allemand des finances, Wolfgang Schäuble. Plus simplement, pour juger de qui a du pouvoir en Europe, et qui pose problème aux dogmes de l'austérité, il faut regarder qui est la personnalité la plus critiquée par "certaines" banques et par Wolfgang Schäuble; c’est-à-dire Mario Draghi. Il est l'élément perturbateur, l'empêcheur "d'austériser" en rond. Tout n'est pas parfait, c'est une évidence, notamment pour la Grèce, mais dans le cadre des pouvoirs qui lui sont octroyés, Mario Draghi a réussi à imposer une stratégie économique qui dérange Berlin et les pays du nord, tout en se cachant derrière une image très consensuelle et technocratique.

Comment expliquer ce silence des candidats français sur cette question de la politique monétaire, ou de la personnalité même de Mario Draghi ? En quoi la fin de son mandat, en 2019, et son remplacement, pourraient être des sujets fondamentaux pour l'Europe, et pour la France ? 

Frederik Ducrozet : Il y a en France beaucoup de fantasmes qui circulent sur la politique monétaire, et cette campagne électorale hors normes ne fait pas exception. De manière générale, on ne parle de l’Europe que très rarement, et souvent pour l’accuser de tous les maux. Or, les effets bénéfiques pour la France de la politique menée par la BCE depuis 2012 sont largement sous-estimés : les taux zéro, puis négatifs, ont énormément profité à la dette française qui est restée largement immunisée contre les risques externes pendant 5 ans. Pour être clair, l’Etat français emprunte à des taux extrêmement bas, voire négatifs, grâce aux actions de la BCE, alors même que les « fondamentaux économiques » ne le justifient pas nécessairement. Les banques françaises en ont également bénéficié, et plus généralement tous les secteurs de l’économie, y compris l’immobilier. Beaucoup d’économistes estiment même qu’un effet pervers de la politique monétaire de la BCE a été de réduire les incitations pour les responsables politiques français à mettre en œuvre un certain nombre de réformes jugées indispensables.

De façon plus pragmatique (et cynique), la France s’intéresse généralement de plus près au fonctionnement de la BCE lorsqu’il s’agit d’en renouveler les membres. J’imagine que ce sera à nouveau le cas lorsque le débat s’ouvrira sur le successeur de Mario Draghi, et que le futur Président français sera alors en première ligne pour négocier des contreparties si, comme c’est probable, ce n’est pas un français qui est amené à lui succéder.

Nicolas Goetzmann :En France, le débat économique tourne autour des "réformes structurelles", des baisses de charges, de "libérer les énergies", ce qui est extrêmement sympathique, mais cela n'a finalement pas beaucoup d'intérêt. Parce que dans les chiffres, ce que l'on peut constater, c'est que ces réformes ont des effets non significatifs. On peut rappeler les conclusions de la recherche des économistes Landon-Lane et Robertson, qui, dès 2003, indiquaient :

"Nous concluons que : - il existe peu -voire aucune- de politiques réalisables qui ont un effet significatif sur les taux de croissance à long terme ; - les politiques susceptibles d'augmenter les taux de croissance nationaux doivent avoir une portée internationale. Ces résultats ont donc des conséquences désagréables sur la capacité des pays à influer sur leurs taux de croissance à long terme.". Voilà à propos de quoi nous débattons en France; plus ou moins du vide. Et pendant ce temps, la macroéconomie n'est pas débattue alors qu'il s'agit du seul véritable levier économique qui permette de produire des effets tangibles sur la croissance et le chômage. Et il n'est pas possible d'expliquer cette situation, parce ce que cela est injustifiable.

Concernant la personnalité de Mario Draghi, et la fin de son mandat en octobre 2019, cela devrait être une source de préoccupation tout à fait centrale pour l'ensemble des candidats à la présidentielle. Parce que si le Président de la BCE est contraint dans ses décisions par un cadre statutaire plutôt rigide, sa capacité d'interprétation des chiffres, sa "jurisprudence monétaire" conservent un rôle tout à fait décisif. Encore une fois, si la zone euro avait hérité d'Axel Weber à la tête de l'institution à la fin 2011, la zone euro aurait sans doute déjà explosé.  

Lorsque des candidats font des projections de croissance, de taux de chômage, de déficits, et ce, sans ne jamais évoquer les questions d'orientation de la politique monétaire, il est préférable de ne pas trop les prendre au sérieux. À moins de considérer que rien ne changera au sein de la zone euro, c’est-à-dire en considérant que la perte de Mario Draghi à la tête de l'institution maîtresse de la zone n'aura aucune influence sur les résultats. Ce qui est une bonne blague. Si la zone euro hérite d'un nouveau "faucon" du type Jean Claude Trichet à la tête de la BCE, les différents candidats auront le plaisir de comparer les effets d'une contrainte monétaire par rapport à leurs réformes structurelles.

Plus largement, en quoi le rôle de la Banque centrale européenne, son mandat, son mode de fonctionnement, son indépendance, le choix des personnes désignées, devraient être plus débattus en Europe ?

Frederik Ducrozet : Ce sont des sujets qui sont déjà largement débattus au niveau du Conseil et du Parlement européens, qui ont le pouvoir de bloquer certaines nominations à la BCE. La question de la légitimité démocratique de la BCE (non élue) est importante mais, honnêtement, je ne pense pas que ce soit la priorité actuellement. On parle de déficit démocratique à tous les niveaux, de zone monétaire non-optimale et incomplète, d’absence de mécanismes de relance au niveau européen (notamment l’investissement) ou encore d’Europe à plusieurs vitesses, plus efficace, après le Brexit. Ce sont les vrais sujets pour les années à venir. Si l’Europe parvient enfin à s’imposer comme un modèle à suivre et une force de cohésion, alors la BCE pourra revenir à des fonctions « normales » de réglage de la politique monétaire et de surveillance bancaire - toujours essentielles, mais pas nécessairement vitales. Et ce serait une bonne chose pour tout le monde.

Nicolas Goetzmann Ce qu'il faut déjà savoir, c'est que le Président de la BCE est nommé par le Conseil européen (qui est "Le" lieu de pouvoir en Europe) à la majorité qualifiée. Dans la réalité, c'est un important jeu de pouvoir entre les premières "puissances" européennes. La question du remplacement de Mario Draghi devra donc être traité avec la plus grande importance par le prochain Président français. Ce n'est pas le genre de sujet ou il est possible de faire des concessions. Ensuite, sur la personne désignée. L'habitude européenne a plutôt été de choisir des hauts fonctionnaires (Jean Claude Trichet) plutôt que de vrais économistes, et ici, Mario Draghi fait figure d'exception. Du choix de la personnalité dépendra l'interprétation du mandat, celle-ci pouvant être plus ou moins souple ou plus ou moins rigide. Le moyen de contrer ce "risque de personnalité" qui existe pour la BCE serait de mieux cadrer le mandat de la BCE, notamment au travers d'un objectif de PIB nominal pour la zone euro. Cela permettrait de s'assurer une politique encore plus agressive que celle mise en place par Mario Draghi, et ce, dans un cadre juridique suffisamment cloisonné, ce qui permettrait d'éviter les aventures dans des terrains déflationnistes. Le niveau d'indépendance de la BCE est telle (aucun besoin de se justifier, absence de vote etc…) qu'il est préférable de bien cadrer l'ensemble. En attendant un tel cadre, il convient donc de s'assurer que la personnalité qui va prendre la main en 2019 ne soit pas totalement déconnectée des enjeux qui se jouent en Europe. On l'a vu en 2008, mais aussi en 2011, les erreurs de politique monétaire sont rapidement arrivées, et peuvent mettre l'économie d'un continent au tapis pendant toute une décennie. Il serait donc plutôt utile que ces questions soient débattues par les candidats à la présidentielle française. 

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