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Des électeurs radicalisés ? Comment la droite d'en haut en est arrivée à ne plus comprendre celle d'en bas ni la nature de sa soif de renouveau
©GEOFFROY VAN DER HASSELT / AFP

Alternance, alternance...

Lors de son intervention du Lundi 6 février, Alain Juppé, outre ses critiques à l'égard de François Fillon, a pu indiquer que ", le noyau dur des militants des Républicains s'est radicalisé". Mais ces accusations cachent un manque de compréhension de l'électorat de droite de la part de l'ex candidat.

Jean-Philippe Vincent

Jean-Philippe Vincent

Jean-Philippe Vincent, ancien élève de l’ENA, est professeur d’économie à Sciences-Po Paris. Il est l’auteur de Qu’est-ce que le conservatisme (Les Belles Lettres, 2016).

 

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Guillaume Bernard

Guillaume Bernard

Guillaume Bernard, docteur et habilité à diriger des recherches en histoire des institutions et des idées politiques, est maître de conférences à l'ICES (Institut Catholique d'Études Supérieures).

Il enseigne ou a enseigné dans divers autres établissements comme Sciences-Po Paris. Il a rédigé ou codirigé un certain nombre d'ouvrages scientifiques parmi lesquels Dictionnaire de la politique et de l'administration (PUF, 2011) et Introduction à l'histoire du droit et des institutions (Studyrama, 2éd., 2011), ou destinés au grand public, dont L'instruction civique pour les nuls (First, 2e éd., 2015). Il est également l'auteur de La guerre à droite aura bien lieu, (Desclée de Brouwer, 2016).

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Atlantico : Dans quelle mesure Alain Juppé fait-il une confusion entre une "radicalité" qu'il perçoit, et une demande de renouvellement de l'offre politique de droite ? De quelle vision du monde découle cette accusation de "radicalité" ? 

Jean-Philippe Vincent : La radicalité pour Alain Juppé commence dès que l'on sort de la social-démocratie dans laquelle il vit quotidiennement depuis ses débuts en politique. Il n'est pas étonnant qu'il considère que l'électorat des républicains soit empreint de radicalité. Deuxième point, la radicalité pour lui est une sorte d'excuse qui lui permet d'esquiver son incapacité à proposer quelque chose de neuf. C'est ainsi que je vois les choses. Il n'arrive pas à sortir du logiciel qui est le sien depuis quarante ans. Dès qu'il aperçoit une demande qui n'est pas celle à laquelle il est accoutumé,  il n'est pas en terrain connu, donc il ne sait pas comment agir. 

Guillaume Bernard Tout ce qui est électoralement sur la droite du spectre politique (ce qui est, à un moment donné de la vie politique, « à » droite) n’est pas nécessairement « de » droite. La droite est traversée par cette dichotomie, les électeurs étant plus authentiquement de droite que leurs élus. Les différents courants classés à droite ont longtemps pu trouver un terrain d’entente, des raisons de s’unir, face à la gauche socialo-communiste. Mais, avec l’effondrement du régime soviétique et la conversion d’une partie de la gauche au libéralisme, les causes de mésentente « à » droite ont ressurgi. La pression idéologique ne vient plus par la gauche mais par la droite. Les idées ontologiquement de droite se redéployent. C’est ce que j’ai proposé d’appeler le « mouvement dextrogyre » (La guerre à droite aura bien lieu, DDB, 2016). Une partie des ténors de la droite l’ont compris et ont accepté de « droitiser » leur discours (ça été le cas de Nicolas Sarkozy avec la « ligne Buisson »). D’autres, tel Alain Juppé, s’y refusent et glissent vers le centre. Ceux qui ont désigné François Fillon à la primaire ont projeté sur lui des idées plus « droitières » que celles qu’il professe vraiment. Mais il n’en demeure pas moins que ce peuple de droite a voulu un candidat identifié comme s’assumant de droite pour prendre une revanche sur la gauche et non constituer, avec elle, une « grande coalition » (comme l’envisageait Alain Juppé et comme l’incarne désormais Emmanuel Macron). 

A l'inverse, l'offre politique proposée par François Fillon est-elle réellement en accord avec cette demande de renouvellement ? Si François Fillon se félicite de ces électeurs qui le suivent contre vents et marées, ne se trompe-t-il pas sur leurs véritables motivations ?

Jean-Philippe Vincent : Les véritables motivations des électeurs de François Fillon, me semble-t-il, sont de mettre en œuvre ce que l'on pourrait appeler une synthèse libérale et conservatrice. C'est ça le fait nouveau depuis un an. Il a incarné cette demande des électeurs pendant un certain temps, mais il a tendance à confondre le désir profond des électeurs avec ses propres aspirations. C'est une confusion qui s'accroit chez lui ces derniers temps. Il n'est pas propriétaire  à aucun titre de cette demande de changement des électeurs. 

Guillaume Bernard Les hommes politiques ont une capacité assez fascinante à épouser un positionnement puis à en changer. A l’automne 2012, dans la campagne pour la présidence de l’UMP qui l’opposait à Jean-François Copé, François Fillon avait cherché à incarner la position modérée. Quatre ans plus tard, à l’occasion de la primaire, il s’est affiché d’une droite assumée face à Alain Juppé. En outre, les hommes politiques instrumentalisent dans leurs discours des notions pouvant être soit polysémiques (chacun y met ce qu’il a envie d’entendre) soit contradictoires (chacun ne faisant attention qu’à ce qui l’intéresse). L’attelage du libéralisme et du conservatisme est intrinsèquement contradictoire, mais chacun peut y trouver son compte.

En s’appuyant sur le résultat sans appel de la primaire et la mobilisation réussie au Trocadéro, François Fillon a joué le peuple contre les caciques, la droite d’en bas contre la droite d’en haut. De fait, il a surfé sur l’atmosphère populiste qui se répand en France et réussi son bras de fer avec les instances de son parti : mises au défi de le forcer à renoncer, elles ont reculé. Mais, cette victoire  ne résout pas la divergence entre son positionnement stratégique et l’état d’esprit d’une partie non négligeable du peuple de droite qui le soutient sans doute moins pour lui-même que contre les autres. Car il a, dimanche soir, au 20 h de France 2 affirmé que son principal adversaire était Marine Le Pen, jetant aux orties la position qu’il avait énoncée en septembre 2013 en affirmant préférer un candidat FN ouvert à un du PS sectaire. Or, c’est justement dans ce peuple de droite qui l’a désigné à la primaire et lui a permis de résister aux pressions pour se démettre qu’il y a les plus grandes proximité idéologique et porosité électorale avec le FN. Il y a, là, une distorsion qui pourrait empêcher que l’érosion de son électorat ne soit stoppée. Car une grande partie de l’opinion publique de droite aspire à une recomposition du spectre politique. Or, François Fillon pourrait la décevoir s’il devait finalement apparaître comme le meilleur défenseur du « système » : désigner Marine Le Pen comme son principal adversaire, c’est dire implicitement qu’il préfèrerait Emmanuel Macron dans un duel l’opposant à la candidate du FN. Or, celui-là incarne un positionnement politique qui, à travers Alain Juppé, a été massivement rejeté lors de la primaire sur laquelle François Fillon s’arqueboute pour défendre sa légitimité de candidat… 

En quoi la demande de renouvellement peut-elle bien plus concerner les idées que les visages ? Dès lors, en quoi l'arrivée d'un "nouveau visage"; comme celui de François Baroin pourrait ne pas répondre au problème posé ?

Jean-Philippe Vincent : La demande de renouvellement concerne les idées. C'est mon sentiment profond. Idées qui vont dans le sens davantage d'autorités et de rigueur. Ce sont des thèmes que François Fillon a utilisé et ça, les électeurs de droite y sont très sensibles. Je pense qu'avec François Baroin et Alain Juppé il y aurait un gros malentendu. Il risquerait de se passer de qui s'était passé en 1995 avec Jacques Chirac. Il a été élu sur un programme à l'époque assez novateur –avec l'ascenseur social etc… --puis il a dérivé presque immédiatement dans une gestion social-démocrate. Les gens se sont sentis floués. 

François Baroin à ma connaissance n'a pas élaboré un programme propre qui recoupe les idées libérales et conservatrices qu'ont exprimées les électeurs à la primaire. S'il endosse totalement les idées qui ont été plébiscité, peut-être, mais il lui reste à assumer ces idées et ce n'est pas le cas pour le moment. 

Guillaume Bernard Le vent de panique qui a pris LR (défection de la campagne, blocage de l’appareil militant) s’explique par la hantise de connaître un « 21-avril » à l’envers. Comme le montre les courbes d’intention de vote, l’affaiblissement de la candidature de François Fillon dans les sondages est réel. Elle peut cependant être relativisée de deux points de vue : d’une part, la certitude du vote en faveur du candidat LR est largement plus élevée que celle qui bénéficie à Emmanuel Macron et, d’autre part, les enquêtes Filteris donnent toujours l’ancien Premier ministre au second tour de la présidentielle.

En tout cas, alors que la victoire de la droite apparaissait comme quasiment inéluctable il y a encore quelques semaines, elle n’est plus du tout certaine. La non-accession au second tour et la défaite au second seraient un très grave revers pour ce parti politique. Il pourrait provoquer, notamment à l’occasion des législatives, son implosion, deux principaux courants se dessinant : d’un côté ceux qui décideraient de rallier l’alliance libérale macroniste et, de l’autre, ceux qui préfèreraient constituer un pôle de droite alternative susceptible de trouver des accords avec le FN.

L’un des principaux enjeux de la présidentielle 2017 est donc le maintien ou la disparition des partis modérés qui, avec des étiquettes parfois fluctuantes, ont gouverné alternativement ou concomitamment (cohabitations) la France depuis 40 ans. Ceux qui voulaient débarquer François Fillon avaient comme principal objectif de préserver l’existence d’un parti devenu fragile car pris en étau entre le FN et la « grande coalition » macronienne qui, à gauche, a dynamité le PS issu du congrès d’Épinay. N’ayant pas réussi à obtenir le retrait de François Fillon, certains semblent se rabattre sur la constitution d’un ticket Fillon-Baroin. Associer un chiraquien (devenu sarkozyste) à l’ancien Premier ministre, c’est chercher à maintenir encore, même de manière artificielle, la cohésion des Républicains, en les rendant solidaires dans la victoire électorale recherchée. A moins que ce ne soit justement la course au centre qui n’entraine la droite à la défaite… 

Mondialisation, robotisation, financiarisation...au-delà de la "radicalité" supposée des électeurs, quelles sont leurs aspirations réelles des électeurs face à un monde en plein bouleversement ? N'y a-t-il pas un décalage entre une opposition des chefs de file de la droite sur une vision obsolète et statique du monde, et une volonté des électeurs de voir apparaître une nouvelle pensée de ce monde ?


Jean-Philippe Vincent : Je pense que ce que les électeurs veulent avant tout c'est de la confiance. La confiance en France est au degré zéro. Elle est très faible concernant le personnel politique, quasi-nulle en économie, en dessous de zéro dans les institutions, idem pour le système politique, éducatif et la justice. 

Ils veulent pouvoir retrouver aussi confiance en eux, qu'on leur fasse confiance. C'est l'ingrédient principal qui est recherché et absolument nécessaire car sans cela, n'importe quel Président arrivant au pouvoir se trouvera complétement dépourvu au bout de trois mois voire même un mois. François Fillon a semblé réunir certains éléments de cette confiance pendant un temps, ce n'est plus le cas aujourd'hui ou alors cette confiance a fortement diminué. C'est ce qui nous manque en France dans tous les domaines sociaux et économiques. 

Guillaume BernardLa distorsion entre le peuple et les élites est patent. Le premier se sent délaissé et incompris des secondes. Pas seulement parce que leurs niveaux de vie ne sont pas les mêmes. C’est surtout parce que leurs appréhensions du monde divergent. L’incapacité des élites à appréhender la multiplicité et l’interaction des crises procède, d’abord, de leur idéologie matérialiste : elles réduisent les dysfonctionnements de la société à un trouble dans le domaine de l’avoir qu’un retour à la prospérité fera disparaître. Elles ne parviennent pas à identifier la nature profonde des enjeux, à déterminer le dénominateur commun de toutes les frictions. Elles ne saisissent pas qu’il y a, à leur racine, une crise de l’être : incertain quant à sa persistance en tant que puissance industrielle, militaire ou civilisationnelle, le corps social vit une étape périlleuse et décisive dans son existence. La porosité des frontières, les abandons de souveraineté, l’explosion de la dette publique, la baisse du niveau scolaire ou encore les émeutes urbaines sont autant de sujets qui illustrent la perte des libertés, la dépossession de soi et la dilution de la maîtrise de son destin. Ce que le populisme a compris c’est que le patrimoine n’est pas seulement matériel mais qu’il est aussi culturel : c’est le mode de vie. En cela, le populisme répond à l’angoisse du peuple alors que les élites l’ignore ou la gausse.

Quatre principaux facteurs expliquent la force inhabituelle de l’actuelle exaspération des Français. Premièrement, du point de vue sociologique, la conjonction de catégories socio-professionnelles jusqu’ici distinctes voire opposées (ouvriers, agriculteurs, employés et chefs de petites et moyennes entreprises) : la paupérisation économique, le déclassement social et la relégation spatiale dans la « France périphérique » commencent à les rendre solidaires. Deuxièmement, sous l’angle institutionnel, l’affaiblissement des partis politiques et des groupes d’influences, la dé-légitimation des élites : la contestation qui gronde n’est pas canalisée, comme jadis, par des corps intermédiaires susceptibles de la brider par stratégie ou par idéologie. Troisièmement, d’un point de vue politique, les gouvernants ne disposent plus de soupapes de sécurité pour apaiser les angoisses et les colères : ils n’ont plus les moyens de lâcher du lest financier. Quatrièmement, sous l’angle idéologique, l’absence de philosophie de substitution permettant d’offrir des lendemains qui chantent : les idéologies modernes sont épuisées. 

D'autres cas, à travers le monde, notamment aux États Unis et au Royaume Uni, sont présentés comme une radicalisation, ou une droitisation des électorats, que peut nous apprendre cette mise en perspective mondiale du cas français ?

Jean-Philippe Vincent : Mon sentiment sur ce qui s'est passé aux Etats-Unis et en grande Bretagne c'est que ce n'est pas de la radicalisation à l'état pur, les gens ont voté contre le politiquement correct. Ça a été d'ailleurs les deux premières défaites électorales du politiquement correct et ça apparait comme quelque chose d'insupportable pour les tenants de cette attitude politique. Si bien qu'ils ont tendance à qualifier cela soit d'ultra radicalité soit même de fascisme. 

En France il est possible que les gens en aient ras-le-bol également et qu'on ne se trouve plus très loin d'un phénomène à la "britannique" ou à "l'américaine", dont la forme resterait à déterminer. Si on ne comprend pas que c'est avant tout profondément une révolte populaire contre le politiquement correct, alors on ne comprend pas bien les choses. 

Les gens veulent un langage de vérité, on les a dupés avec des mots et des slogans politiquement corrects pendant des années, aujourd'hui ils veulent  de la réalité. On ne peut pas leur reprocher ça me semble-t-il. 

Guillaume Bernard Chaque pays a naturellement ses caractéristiques politiques. Cependant, plusieurs scrutins, élections et référendums, ont, ces derniers mois, manifesté une incontestable droitisation du paysage politique des démocraties occidentales. Ce sont les idées de la droite ontologique (et pas seulement situationnelle), d’une droite qui ne cache pas son anti-modernisme, qui progressent et repoussent vers la gauche du spectre politique les idées qui occupaient son espace électoral ; c’est le « mouvement dextrogyre ». L’idéologie politique qu’il porte n’est sans doute pas encore parfaitement explicite et homogène. Mais, plusieurs traits caractéristiques peuvent être dégagés. Elle est une combinaison des facteurs suivants :

- l’identitarisme (par opposition au multiculturalisme) : hostilité envers l’immigration considérée comme un facteur de déstabilisation culturelle et de désagrégation sociale, affirmation des racines chrétiennes des nations occidentales vis-à-vis de l’islamisme mais aussi du laïcisme ;

- le souverainisme (par opposition au mondialisme) : revendication de pouvoir disposer de son destin (contrôle des frontières), de déterminer son avenir (contrôle du pouvoir normatif) ; « Take back control » fut le slogan des partisans du Brexit ;

- le subsidiarisme (par opposition tant au libéralisme qu’au socialisme) : rejet tant de la loi de la jungle libérale (travail du dimanche) que de l’égalitarisme socialiste (assistanat) ; préconisation d’un État fort (susceptible d’exercer un protectionnisme douanier) mais limité dans ses domaines d’intervention (baisse des prélèvements obligatoires pesant sur les familles et les entreprises, défense des libertés pour les corps sociaux comme les institutions scolaires et universitaires) ; acceptation d’une société avec marché (où seuls certains biens sont échangeables) et non d’une société de marché (où celui-ci devient la méthode d’analyse de l’ensemble des phénomènes sociaux) ;

- le conservatisme (par opposition au progressisme) : affirmation de l’enracinement des personnes individuelles et collectives dans une histoire et des traditions ; avec le « mouvement dextrogyre », le front du combat des idées s’est inversé et des positions idéologiques qui, auparavant, s’affrontaient sont désormais susceptibles de collaborer et de se nourrir mutuellement ; le conservatisme ne consiste donc plus en une simple volonté de maintenir l’ordre établi mais se colore de réaction : il s’oppose aux différentes manifestations de la modernité, aussi bien l’individualisme que le matérialisme (d’où son insistance dans le combat pro-vie).

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