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S'il n'y avait que l'absence de réalisme... Made in Girouettes : qui de leurs élus ou des Français se montrent le plus incohérents ?
©Reuters

Burn out pour tous

Pour un sujet donné, il arrive de plus en plus souvent que ni les politiques, ni l'opinion publique, ne prennent en compte l'ensemble des dimensions relatives à ce sujet, ce qui aboutit à des incohérences des deux côtés, dont les conséquences peuvent être lourdes politiquement.

Yves-Marie Cann

Yves-Marie Cann

Yves-Marie Cann est Directeur en charge des études d'opinion de l'Institut CSA.
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Vincent Tournier

Vincent Tournier

Vincent Tournier est maître de conférence de science politique à l’Institut d’études politiques de Grenoble.

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Atlantico : La campagne électorale qui se profile semble souffrir d'une désorientation majeure, aussi bien du côté des électeurs que des politiques eux mêmes. Entre les positions contradictoires des personnalités politiques (Manuel Valls soutenait le revenu universel en novembre dernier avant d'en faire l'objet de sa principale critique envers son opposant) et celles de l'opinion (77% des Français souhaitent une revalorisation du SMIC alors que 77% d'entre eux souhaitent également une baisse des charges des entreprises selon un récent sondage Harris Interactive pour LCP), comment interpréter une telle désorientation générale ? De l'électeur ou de son représentant, qui est véritablement à l'origine de cette tendance ?

Vincent TournierIl faut tenir compte de plusieurs facteurs. Les uns tiennent à l’évolution des partis politiques, dont les programmes sont moins structurés qu’autrefois parce qu’ils visent des publics hétéroclites, ce qui laisse plus de place à des mesures ponctuelles ou partielles, parfois contradictoires entre elles. Il faut aussi tenir compte du rôle des médias : les candidats ont besoin d’avancer des mesures-phares pour gagner en visibilité. Or, comme ces propositions découlent rarement d’une analyse approfondie, elles peuvent circuler assez facilement d’un candidat à l’autre, voire d’un parti à l’autre. Valls n’a-t-il pas repris la proposition de Nicolas Sarkozy sur la défiscalisation des heures supplémentaires ?

Plus généralement, un certain épuisement idéologique est à l’œuvre. On sent aujourd’hui un grand désarroi, qui résulte lui-même de la situation dans laquelle se trouve le monde. La fin de la Guerre froide et le processus de mondialisation ont généré une situation inédite, pour laquelle les grilles d’analyse traditionnelle deviennent obsolètes. Le clivage gauche-droite semble dépassé. Par contre, les partis politiques sont traversés par des tensions internes très fortes. On le voit bien à droite, où François Fillon doit séduire à la fois les milieux catholiques traditionnalistes et les milieux ouverts sur le libéralisme économique, ce qui le conduit à un équilibrisme subtil. A gauche, l’idéal internationaliste se heurte à la réalité de la mondialisation. Benoît Hamon a un programme qui est globalement marqué à gauche, mais il avance aussi des mesures de nature libérale comme la légalisation du cannabis ou l’ouverture des frontières. Sa proposition sur le revenu universel est elle-même typique de ce désarroi idéologique. Avec cette proposition, il pense sans doute avoir trouvé un emblème qui pourrait jouer un rôle comparable à celui joué autrefois par les 35 heures. L’ennui, c’est que cette mesure n’appartient pas à la tradition socialiste. Elle en est même à l’opposé puisqu’elle a été conçue par des intellectuels libéraux. Mais peut-être est-ce justement le signe de cette incapacité du PS, y compris sur sa gauche, de sortir du cadre intellectuel imposé par la mondialisation. 

Yves-Marie CannOn voit bien que l'actualité fournit des exemples qui semblent montrer soit des incohérences du côté de l'opinion publique, soit du côté des politiques. Entre les deux, on est sur deux phénomènes distincts à mon avis.

Pour reprendre l'exemple de Manuel Valls, que ce soit à propos du revenu universel ou bien de la limitation du recours au 49.3 alors qu'il l'a utilisé avec force lors des débats autour de la loi El Khomri, on voit bien à quel point la cohérence, dans les actes et les paroles, est une question clé de la politique. On peut ainsi observer la manière dont Manuel Valls a pâti, au cours de sa campagne pour la primaire, du hiatus qui existait entre son mode de gouvernance en tant que Premier ministre et les propositions formulées en qualité de candidat à la primaire. Ceci est bien sûr relevé par les Français, ce qui suscite de nombreuses interrogations au détriment de la personnalité qui est porteuse de cette incohérence. Manuel Valls le paye assez lourdement, même si cette incohérence peut s'expliquer par des éléments objectifs. En tant que Premier ministre, l'enjeu pour Manuel Valls, en qualité de Premier ministre, était de ne pas perdre la face et de faire passer la loi Travail alors qu'il y avait un risque important d'être en minorité lors d'un vote à l'Assemblée nationale ; en tant que candidat à la primaire de la gauche, l'enjeu résidait dans sa volonté d'élargir sa base et d'engranger de nouveaux soutiens provenant de différentes composantes qu'il jugeait, il y a encore quelques mois, comme irréconciliables. Du fait de cette évolution rapide - en l'espace de quelques mois - des enjeux pour Manuel Valls, on peut alors constater la production chez ce dernier d'incohérences. Ceci vaut également pour d'autres personnalités politiques bien entendu, ce qui est un vrai problème qui participe à la défiance des Français vis-à-vis de leur personnel politique.

Par rapport à ces incompréhensions de la part des personnalités politiques, il convient de prendre en compte le facteur temporel. Pour reprendre le cas de Manuel Valls, ces revirages réalisés en l'espace de quelques mois à peine suscitent de l'incompréhension à cause de ce court laps de temps passé entre une affirmation et une autre. En revanche, si l'évolution se fait sur l'espace de quelques années, on ne va pas forcément reprocher à la personne d'avoir changé d'avis au bout d'un certain temps. En effet, le contexte est un facteur important dans la prise de position : ainsi, si celui-ci vient à changer, il est assez aisé de comprendre qu'une prise de position peut changer elle aussi. La question européenne, et notamment de l'entrée de la Turquie dans l'Union, en est un bon exemple : un certain nombre de personnalités a changé de position au cours des dix/quinze dernières années. Cela suscite moins de crispations au sein des électorats et de l'opinion publique.

Pour ce qui est des contradictions apparentes au sein de l'opinion publique, l'exemple relatif à François Fillon notamment est un bon exemple sur la période récente. Il illustre surtout, je pense, une mauvaise interprétation des données, qui peuvent notamment être objectivées par les enquêtes d'opinion. On voit qu'aujourd'hui, au sein de l'opinion publique, une majorité de Français pense que la dépense publique en France est trop élevée et que son volume doit être réduit, ce qui nécessite de faire des économies. Au-delà de cette option qui semble faire relativement consensus auprès d'une large partie de la population, cela ne veut pas dire qu'il existe pour autant un consensus sur les solutions à mettre en œuvre pour réduire la dépense publique. C'est d'ailleurs toute la difficulté pour François Fillon. Le programme de François Fillon touche directement à quelque chose du quotidien des Français, et tout particulièrement de son électorat, à savoir la santé et la protection sociale. Ainsi une partie des Français et de son électorat de droite a décrypté le programme de François Fillon comme un programme visant à réduire la dépense publique en dégradant la couverture maladie, la protection sociale dont bénéficient actuellement les Français. Or ceci n'est pas l'aspiration que l'on observe au sein de la population. Lorsque les Français demandent une baisse de la dépense publique, ils demandent surtout une meilleure efficacité et utilisation de l'argent public, ce qui implique, pour eux, une meilleure productivité des administrations et une lutte renforcée contre les abus et fraudes qui peuvent exister.  Or ce n'est pas à cela que semble vouloir s'attaquer prioritairement François Fillon. Ainsi, quand on se plonge au cœur des données, ce qui apparaît comme une contradiction vient sans doute davantage des acteurs politiques qui, finalement, ne prennent pas en compte l'ensemble des dimensions relatives à un sujet. Le malentendu le plus important se situe généralement sur la question du comment on fait pour résoudre un problème plutôt que sur le constat du problème. 

Dans quelle mesure certaines thématiques abordées au cours de sondages peuvent mettre une partie de l'opinion dans un état d'inconfort moral au nom d'un politiquement correct, faussant ainsi les résultats, et donnant ainsi cette impression d'incohérence ?

Yves-Marie Cann : Il existe effectivement des sujets plus sensibles que d'autres. Interroger les Français sur les sujets qu'ils estiment prioritaires compte tenu de la situation du pays, leurs aspirations en matière de politique économique, éducative, de santé, etc. ne leur pose pas de difficulté. Certains sujets peuvent apparaître comme plus difficiles parce que nécessitant une plus grande expertise que n'ont pas forcément  l'ensemble des Français ; la responsabilité des personnes en charge des enquêtes d'opinion est de prendre en compte cette donnée-là. Pour d'autres sujets en revanche, la difficulté réside dans une certaine forme de pression sociale, notamment sur des sujets qui relèvent de l'intime ou bien ceux qui apparaissent comme sensibles dans le débat public à l'instar des questions liées aux enjeux migratoires, à la place des religions, et notamment de l'islam, en France, etc.  Sur ces sujets, les Français peuvent avoir plus de réticence à répondre. Pour autant, je ne pense pas que leurs réponses soient biaisées. L'enjeu réside dans la lecture et l'analyse des résultats qui ne doivent pas se limiter à un seul chiffre, mais recouper ce chiffre par rapport à d'autres données, à un contexte, à l'état de la société dans son ensemble, etc. C'est à ces conditions que l'on peut constater que les incohérences apparentes dans l'opinion ne sont finalement pas si flagrantes que cela. 

Cette campagne électorale devient également le terrain de toutes les outrances, la dernière en date étant rapportée par le quotidien Libération indiquant qu'un ministre en exercice aurait déclaré que "Benoît Hamon est le candidat des Frères musulmans". Face à de tels excès, alors même que la classe politique s'oppose de toutes ces forces au "populisme" et aux excès de Donald Trump, comment juger l'attitude de la classe politique française ? S'il s'agit d'un symptôme de l'état de notre démocratie, quelles en sont les causes ? La classe politique française est-elle réellement aussi "décente" qu'elle le croit ?

Vincent TournierLes outrances que vous évoquez sont d’abord la conséquence des hésitations, des atermoiements, des ambiguïtés que cultivent les hommes politiques. Leurs prises de position sont rarement claires et tranchées. Ils donnent le sentiment de louvoyer, de tergiverser, de chercher à ménager les susceptibilités. Ils expriment certes des préférences, mais ils veulent rarement les assumer pleinement, souvent par crainte d’un retour de bâton dans un espace médiatique très réactif. Du coup, ils prêtent le flanc à la caricature, surtout lorsqu’il s’agit de l’islam. On observe en effet que l’islam est devenu un sujet central, à tel point qu’il structure les clivages au sein des partis politiques. On l’a vu lors des primaires de la droite, où l’islam a été la seule véritable ligne de démarcation entre Nicolas Sarkozy et Alain Juppé. En adoptant un positionnement anti-Sarkozy, Alain Juppé s’est présenté comme le candidat pro-islam, ou pro-accommodements, ce qui lui a valu le sobriquet d’Ali Juppé. Benoît Hamon subit aujourd’hui le même sort.

L’un et l’autre sont pleinement responsables de cette situation. Benoît Hamon ne ferait pas l’objet d’un tel tir de barrage de la part de Valls et de ses soutiens s’il n’avait pas multiplié les déclarations visant à relativiser les problèmes, comme dans l’affaire de l’exclusion des femmes des cafés. Lorsque vous faites preuve de complaisance sur un sujet sensible, il faut s’attendre à ce que les réactions soient très vives. Il est trop facile ensuite de venir se plaindre en disant que sa pensée a été mal comprise ou caricaturée. Il faut dire aussi que, comme Manuel Valls n’a rien à perdre puisqu’il est en ballotage défavorable, il va tenter le tout pour le tout en multipliant les attaques frontales. Du coup, il est significatif de voir que ses attaques se concentrent justement sur la question de l’islam et de la laïcité. Cela montre bien que l’islam est devenu un enjeu central, y compris à gauche. 

Yves-Marie CannCette phrase est révélatrice de l'extrême tension qu'il y a actuellement à gauche, et plus particulièrement dans la famille socialiste au cours de cette période d'entre-deux tours de la primaire citoyenne. On constate que, bien souvent, la tension a tendance à monter d'un cran au cours de l'entre-deux tours d'un scrutin. Là toutefois, on atteint des sommets qui témoignent notamment d'une certaine fébrilité au sein de la famille socialiste qui n'est jamais bonne conseillère comme on peut le constater. Ces dérapages sont toujours contre-productifs : une campagne se basant – si on prend cet exemple – sur le fait de savoir si Benoît Hamon est le candidat des Frères musulmans ou pas, est le meilleur moyen pour faire se désintéresser les Français, et notamment les électeurs de gauche, de l'issue de ce scrutin, favorisant ainsi le fait qu'ils puissent aller voir du côté de Jean-Luc Mélenchon ou d'Emmanuel Macron en fonction de leur sensibilité. Ce type de phrase crée un climat délétère qui n'est pas celui qu'attendent les Français de leurs responsables politiques ; ils attendent avant tout de connaître les programmes des candidats, dans quelle mesure ils peuvent améliorer la situation des Français et de la France sur un certain nombre de sujets. Il y a là aussi un risque de voir monter les extrêmes, avec la légitimité ainsi donnée à certains de leurs axes programmatiques. 

Quels sont les remèdes à apporter à un tel climat, aussi bien du point de vue du personnel politique que des institutions ? Faut-il parler de crise du mandat représentatif, et quels sont les outils disponibles permettant de le restaurer ?

Vincent Tournier Le problème est sans doute plus profond. Le monde connaît des mutations considérables, les grands équilibres sont en train d’évoluer. Les rapports de force issus de la Seconde Guerre mondiale se fissurent, la Russie et la Chine prennent une place majeure, l’islamisme est en plein essor, le projet européen est en crise. Or, sur tous ces points, il manque clairement un diagnostic, un état des lieux. Les débats des primaires socialistes ont été très révélateurs : qui sait ce que pensent les candidats de l’état du monde actuel ? Que veulent-ils faire de la mondialisation ou de l’Europe ? Quel bilan dressent-ils des vingt dernières années ? Considèrent-ils que l’on va dans la bonne direction ou qu’il faut changer de cap ? Prenons par exemple l’Etat-providence : celui-ci se fissure de toute part, mais les propositions qui ont été avancées restent de l’ordre du cosmétique : elles ne découlent pas d’une analyse précise sur les causes des difficultés et sur les perspectives d’avenir. L’Etat social peut-il persévérer dans un monde fait de flux et de mobilités ? Comment va fonctionner la protection sociale de demain ?

Face à de tels enjeux, les propositions comme la suppression du 49.3 ou le mandat présidentiel non renouvelable paraissent dérisoires. Le cannabis et l’euthanasie sont-ils vraiment la priorité au moment où l’Otan menace de se désagréger ? C’est ici qu’on peut se demander si le débat politique, tel qu’il fonctionne actuellement dans les démocraties contemporaines, est à la hauteur des enjeux. Car la question est la suivante : où et comment est-il possible de faire un diagnostic sérieux sur l’état du pays, sur des questions aussi sensibles que les frontières, l’immigration, la sécurité, la laïcité ? Avec leurs échanges minutés et convenus, les primaires rendent  un tel exercice tout simplement impossible. Il en va de même pour toutes les formes de démocratie qui sont aujourd’hui mises à l’honneur, à commencer par la démocratie participative.

Mais il ne s’agit pas de jeter la pierre aux responsables politiques. Ceux-ci subissent les évolutions que souhaitent leurs électeurs, et ils ne font que répondre aux demandes que ces derniers leur adressent. Or, les électeurs sont aussi dans une attitude de déni. Les attentats islamistes et les informations inquiétantes ont beau se succéder, leurs préoccupations restent globalement les mêmes. Personne n’a manifestement envie de s’engager dans des débats qui risquent d’être déchirants, par exemple sur le réarmement de la France et de l’Europe, voire sur la nécessité d’engager des actions extérieures plus agressives. En filigrane, c’est aussi toute la question de l’avenir du monde occidental qui est en jeu. Mais les Occidentaux ont-ils vraiment envie de se poser ce type de questions ?  

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