Stupéfiants au travail : le produit explosif d’un contexte économique dur ET d’un rapport mortifère au travail chez les salariés<!-- --> | Atlantico.fr
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Les professions libérales (à l'exception hélas des soignants, du médecin à l'infirmière), les artisans, nombre de commerçants et d'agriculteurs souffrent beaucoup moins que les employés du monde salarial.
Les professions libérales (à l'exception hélas des soignants, du médecin à l'infirmière), les artisans, nombre de commerçants et d'agriculteurs souffrent beaucoup moins que les employés du monde salarial.
©Flickr

Enfers artificiels

Plus de 20 millions d'actifs en France seraient concernés par des problèmes de consommation de drogues, d'alcool ou de médicaments en milieu professionnel. Les employés salariés sont les premiers concernés. En cause : la souffrance psychique (stress, surmenage, dépressions) et la difficulté à gérer la subordination salariale.

Xavier  Camby

Xavier Camby

Xavier Camby est l’auteur de 48 clés pour un management durable - Bien-être et performance, publié aux éditions Yves Briend Ed. Il dirige à Genève la société Essentiel Management qui intervient en Belgique, en France, au Québec et en Suisse. Il anime également le site Essentiel Management .

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Atlantico : Selon la Mission interministérielle de lutte contre les drogues et les conduites addictives, plus de 20 millions d'actifs seraient concernés par des problèmes de drogues, d'alcool ou de médicaments en milieu professionnel. Selon Danièle Jourdain Menninger, présidente de cette Mission, le stress au travail favoriserait ce type de comportements. Que peut-on penser de ce constat ?

Xavier Camby : Il est grand temps de reconnaître la très grave situation actuelle du travail salarié. Car c'est principalement le travail salarié qui est le lieu de cette pandémie, la souffrance psychique au travail qu'à défaut de savoir prévenir ou guérir, on a longtemps feint d'ignorer et rejeter dans la sphère privée. Je ne connais que très peu d'institutions, d'organisations ou d'entreprises qui y échappent. La mauvaise situation économique française en catalyse l'intensité, mais cette souffrance laborieuse est partout, contaminant toutes les économies dites développées, de part le monde.

Paradoxalement, les professions libérales (à l'exception hélas des soignants, du médecin à l'infirmière), les artisans, nombre de commerçants et d'agriculteurs souffrent beaucoup moins que les employés du monde salarial. Contrairement aussi à une croyance généralisée, le salariat mercantile, au sein d'entreprises privées donc, est beaucoup moins toxique que celui des hôpitaux publics (un peu partout en Occident), qu'à l'université et dans l'enseignement public (en France, notamment) qu'au sein de ministères, d'administrations ou d'ONG internationales, qui pourtant sont déconnectées des contingences financières et des aléas économiques.

La souffrance au travail d'autrefois, essentiellement physique, a quasiment disparu, remplacée désormais par la souffrance psychique, qui, quant à elle, ne semble pas pouvoir être endiguée, contrôlée, prévenue ni limitée. Avec son cortège funèbre de surmenages, de stress, de conflits et de postures de sabotage, avec son turnover accéléré, son absentéisme galopant, son présentéisme de façade, ses burn-out, ses dépressions, ses suicides, le travail salarié est devenu, alors qu'il se généralise, un lieu de destruction de valeur humaine, sociale, culturelle, relationnelle, économique et financière ! Ne peut-on pourtant concevoir qu'il pourrait être, tout autant voire davantage, un lieu de rencontre, un lieu d'apprentissage et de développement de ses talents, un lieu de partage, de création de valeur et de richesse, un lieu de dépassement de soi...

Que s'est-il donc passé pour que le salariat soit devenu un lieu d'inhumanité ou de déshumanisation ? Comment le travail salarié est-il devenu tellement anxiogène, qu'il invite à avoir recours aux psychotropes de toutes sortes ?

  1. 1. Depuis 40 ans, sous une forme ou sous une autre, nous arrivent des Etats-Unis de mauvais préceptes et de fausses méthodes de gestion. Fondées peut-être sur les meilleures des bonnes intentions, à base de taylorisme dévoyé, de rationalisme abscons, d'idéologies psychologiques ou économiques, d'objectifs à trop court termes et de mépris de la personne humaine véritable, nous sommes menés, voire contraints, à entreprendre l'instrumentalisation de l'homme ou de la femme. Mécaniste, cette "approche" absolument délétère est véhiculée de MBA en Universités, de formations en Comité de Direction, des fonds de pension jusque dans les Ateliers les plus reculés. Ignorant délibérément la nature composite de la personne humaine, cessant seulement de nier la réalité puissante de ses émotions et de ses affects pour entreprendre de les manipuler, cette inculture managériale prétend transformer chaque personne humaine en robot, dont on peut augmenter sans cesse la cadence, tout en en réduisant l'alimentation 

  2. 2. Objectifs exponentiels, agendas impossibles, consignes péremptoires, conflits, menaces et chantages sont les outils destructeurs d'un unique credo, aussi stressant que mortifère : "plus j'exige, plus j'obtiens". Inventé par Parkinson, un historien anglais du 19ème siècle, ayant un peu observé quelques fonctionnaires britanniques du même siècle, ce prétendu théorème désertifie systématiquement les équipes qu'il contamine.

  3. 3. Beaucoup d'employeurs, privés ou publics, ont montrés depuis 50 ans qu'ils considéraient leurs collaborateurs comme des variables d'ajustements économiques : s'ils se trompent ou s'ils anticipent mal, ce sont leurs subordonnés qui payent premièrement leurs erreurs, perdant sans faute de leur part, leur travail nourricier. 

  4. 4. Une autre croyance toxique, même s'il a été depuis longtemps médicalement prouvé qu'elle est aussi fausse que dangereuse, postule qu'il existe "un bon stress". Se fondant sur cette ineptie, les managers-ne-sachant-pas-manager transmettent le stress dont ils sont victimes (ce qui épuise notre corps et son système immunitaire) à leurs collaborateurs, au lieu de les en protéger.

  5. 5. L'hyper-inflation réglementaire et législative (particulièrement pléthorique, onéreuse, complexe et contre-productive en France), censée réguler harmonieusement les relations salariales, les envenime en fait, notamment entre les employés et leur employeur.

  6. 6. Le pouvoir, même au coeur d'organisations non-marchandes, est de plus en plus confié à des in-opérationnels, gens de chiffres ou d'équations, habituellement conseillés par des professionnels des diagnostics abstraits et du consulting stratégique, n'ayant jamais entrepris ni managés.

  7. Alors, oui : pour échapper à cette bien trop large palette de toxicité au travail, de plus en plus de travailleurs s'abrutissent de toutes les substances possibles ou à leur portée, pour essayer d'ignorer ou de contrer leurs souffrances intimes, leurs frustrations, leurs dégouts, leurs colères ou leurs peurs. A titre d'exemple, l'usage de la cocaïne, autrefois plutôt réservé aux artistes, aux traders ou aux publicitaires, envahit désormais des métiers autrefois préservés : des financiers d'entreprise, des informaticiens, des DRH, pressurés et/ou pressurant, deviennent des addicts...

Les générations actuelles, notamment, supportent-elles bien les contraintes de hiérarchie, de discipline, de frustration et de difficultés au travail ?

Une croyance toxique (travailler est une punition), relayée par une fausse étymologie (le tripallium n'est pas d'abord un instrument de supplice pour esclave), a intensément contribué à faire du travail un moment détestable, qu'on aspire avidement à voir cesser, le soir, à chaque fin de semaine, pendant les vacances et, paradis ultime, à la retraite... Et en attendant, dans un verre d'alcool ou dans un cacheton ! Par ailleurs, une confusion idiote et pathétique s'est généralisée : la subordination (contractuelle ou statutaire) salariale n'est en rien une soumission, ni ne légitime jamais certaines pulsions bestiales de dominants/dominés, qui détruisent concrètement toute motivation, toute intelligence collaborative et toute créativité. 

L'inventaire des causes de la souffrance psychique au travail montre tout ce, qu'en vérité, un nombre sans cesse croissant de travailleurs refuse. La génération Y n'en est pas une, mais bien plutôt un comportement au travail totalement renouvelé et je connais des Y de 7 à 77 ans. Cette révolution mondiale - lente et pacifique, puissante et non violente - transcende les cultures et réfute les collectivismes idéologiques du passé comme les prédations et les destructions actuelles du capitalisme fanatique. La motivation première de ces révolutionnaires non-violents n'est pas la richesse, mais la création de valeur, associée à l'invention ou à la préservation d'un Bien Commun, pour ensuite le partager. Les entrepreneurs de start-up du siècle dernier le faisaient pour s'enrichir et s'abstraire ensuite du stress des contingences. Ceux du nôtre, sans mépriser l'argent, le font pour contribuer au progrès (humain, écologique, social, culturel, économique...) de tous.

Même si la consommation mondiale de produits psycho-actifs progresse toujours, ces contributeurs responsables d'un nouveau genre, refusant l'intrusion intime et dévastatrice de la pression et du stress, sont moins exposés aux addictions permettant de fuir le réel ou d'éliminer (provisoirement seulement) leurs émotions négatives.

Quels sont les corps de métier les plus concernés par ces comportements au travail ?

Le monde médical, hospitalier ou non, dans de très nombreux pays, semble être tout en haut du podium de la détresse psychique au travail. Donc de la consommation d'alcool, de drogues et de médicaments. Viennent ensuite, notamment en France, de grands corps administratifs, exposés aussi à des émotions violemment négatives mais plus encore à un exécrable mismanagement : l'Enseignement (de bas en haut) ou la Police. Certaines ONG internationales les suivent de très près, comme si l'absence d'enjeux financiers autorisait des comportements destructeurs. On peut encore signaler l'hôtellerie et les métiers de bouche, les juristes salariés ou les consultants, dans certaines organisations.

Le plus grand nombre de souffrants au travail est hélas celui de ceux qui exercent le beau métier de manager. Intermédiaires coincés entre le Comité de Direction et les exécutants, ils sont généralement mal formés ou déformés. Là où l'alcoolisme par exemple était autrefois la plaie des ateliers, des chantiers ou des mines, c'est désormais derrière les lap-top, le soir ou le week-end, à la maison, qu'il sévit.

La seule prévention pertinente et pérenne serait la transformation radicale de l'actuel paradigme toxique du travail, en refondant une vraie anthropologie, humaniste et bienveillante, de la création de Biens Communs. La bonne nouvelle est que cette mutation fondamentale est en cours et que bien des comportements obsolètes et cruels n'y survivront pas !

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