Abou Souleymane al-Faransi : révélations sur le soldat français devenu espion en chef de l’Etat Islamique<!-- --> | Atlantico.fr
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Un combattant des "unités de mobilisation populaire", les forces paramilitaires irakiennes anti-Etat islamique. "Daech" est écrit sur ses bottes.
Un combattant des "unités de mobilisation populaire", les forces paramilitaires irakiennes anti-Etat islamique. "Daech" est écrit sur ses bottes.
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THE DAILY BEAST

Voilà presque six mois que le Daily Beast a révélé l’identité d’Abou Souleymane al-Faransi. Aujourd’hui, de nouvelles informations émergent. Et elles en disent long sur l’organisation de l’Etat Islamique.

Michael Weiss

Michael Weiss

Michael Weiss est journaliste pour The Daily Beast.

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 The Daily Beast - Michael Weiss

La photo a presque une décennie. Mais il n’est pas difficile d’imaginer que ce jeune homme au regard impénétrable qui fixe la caméra, son visage baigné de la lumière blanche du flash, a beaucoup vieilli depuis. L’adolescent bien rasé, de 16 ou 17 ans, aux cheveux noirs coupés courts, arbore probablement aujourd’hui une longue barbe. Fini le t-shirt imprimé à la mode qu’il porte et qui semble sorti tout droit d’un H&M local. Adieu la chaine bling-bling autour de son cou. Si les ravages du temps ont été accélérés sur ce jeune visage au cours des neuf ans écoulés depuis la photo, c’est parce que le jeune homme a le sang de centaines de personnes sur ses mains - un sang versé dans deux capitales européennes.

Le garçon sur la photo, dévoilée en exclusivité au Daily Beast par un membre occidental des services de renseignements à la condition qu’elle ne soit pas publiée, est Abdelilah Himich. Il a été identifié par les renseignements américain et français comme étant le mystérieux Abou Souleymane al-Faransi, le responsable terroriste soupçonné d’avoir été un des principaux commanditaires des attentats de Paris et Bruxelles en 2015 et 2016, et probablement l’Européen le plus haut gradé de Daech.

La plupart des informations sur Abou Souleymane ont été collectées à partir de témoignages d’informateurs actifs au sein du service de sécurité de Daech à la tête duquel il serait, ainsi que de déserteurs de l’organisation. Le résultat de ce jeu de téléphone terroriste manquait un peu de nuances, mais était globalement fidèle à la réalité.

Il ne s’agit pas d’un homme d’origine européenne converti à l’islam, comme l’avait avancé une lettre d’information française privée spécialisée dans le renseignement - une hypothèse apparemment fondée sur la blancheur de sa peau. Abdelilah Himich, né à Rabat en 1989, est d’origine marocaine. Mais il serait plus juste de le décrire comme un homme de culture française, comme l’indique son kunya, son nom de guerre : "Faransi". Il a vécu la majorité de son adolescence et suivi son éducation à Lunel, une ville du Sud de la France d’environ 26 000 habitants dont sont issus pas moins d’une douzaine de jeunes combattants partis pour la Syrie. Par ailleurs, il ne semblait pas être un habitué des salles de gym ou de fitness : il dealait de la drogue. C’est une caractéristique répandue parmi ses pairs : avant de devenir djihadiste, il était délinquant récidiviste.

Mais le plus embarrassant pour la France est le fait que cet espion de Daech de 26 ans est aussi un ancien militaire de l’armée française. Selon les informations relayées par la presse française, dans la foulée des révélations sur l’identité d'Abdelilah Himich publiées par ProPublica et le programme Frontline de PBS, il avait rejoint la Légion étrangère le 13 novembre 2008. (Coïncidence ou non, la date correspond aussi au massacre de Paris qu’il a planifié 7 ans plus tard).

Abdelilah Himich se serait épanoui durant son service comme légionnaire, et il se serait distingué au combat en Afghanistan. Il a servi pendant 6 mois dans la région chaotique de Surobi, où, quelques mois avant son enrôlement, 10 soldats français avaient perdu la vie dans une embuscade qui a ébranlé le pays.

Abou Souleymane appartenait au 2e régiment étranger d'infanterie, dont le quartier général se trouve à Nîmes. C’est une des unités d’infanterie les plus importantes et les plus spécialisées de l’armée française, bien qu’elle ne puisse vraiment rivaliser avec les Seal de l’US Navy ou le Special Air Service britannique (SAS). Mais Abou Souleymane améliorera ensuite son statut en devenant commando et tireur d’élite. Il aurait même peut-être été décoré par la France et l'Otan.

Abdelilah Himich est loin d’être le premier soldat français à échanger le drapeau tricolore contre le drapeau noir. En janvier 2015, le média britannique Daily Telegraph a révélé que pas moins de 10 anciens militaires français combattaient pour le califat, parmi lesquels d’authentiques membres des opérations spéciales. Un djihadiste aurait appartenu au 1er régiment de parachutistes d'infanterie de marine, l’équivalent français du SAS britannique, avec lequel il partage la devise "Qui ose gagne".

En 2010, Himich était de retour à la caserne de Nîmes mais a fait désertion pour se rendre aux funérailles de son père, selon Frontline. La Légion étrangère ne semble pas vraiment s’être engagée dans une chasse à l’homme pour retrouver Abdelilah Himich : lorsqu’il a refait surface, seulement un an plus tard, c’était en tant que prisonnier.

Abdelilah Himich a été arrêté gare du Nord à Paris, alors qu'il était de retour d’Amsterdam avec environ 55 000 dollars de cocaïne sur lui. Il a affirmé aux autorités qu’il aurait involontairement été utilisé comme mule par un Sénégalais. Celui-ci aurait offert 1600 dollars au déserteur fauché pour transporter un colis depuis Rotterdam. Abdelilah Himich jure, de façon assez peu plausible, qu’il en ignorait le contenu. Il semblait pourtant avoir consommé des drogues issues de son stock personnel, selon les dossiers judiciaires des tribunaux français. Il a en effet été testé positif à la cocaïne et à l’héroïne lors de son arrestation.

Abdelilah Himich a été condamné à trois ans de prison (dont un an déjà effectué en détention provisoire). Il a passé cinq mois derrière les barreaux. Lorsqu’il a été remis en liberté, il est retourné chez lui à l’été 2013, au moment précis où Lunel commençait à acquérir sa réputation de centre de recrutement pour combattants fanatiques avides de combat dans le lointain conflit syrien.

Abdelilah Himich a rapidement déménagé à Salon de Provence, à une centaine de kilomètres à l’est de Lunel, sur la route d’Aix-en-Provence. Là-bas, il semblait s’être rangé, et s’être durablement installé avec sa femme Alexandra, une Française convertie à l’islam. Mais il a continué à effectuer de fréquents retours aux sources à Lunel pour voir ses vieux amis, parmi lesquels Raphaël Amar, fils d’un ingénieur juif converti à l’islam. Selon le New York Times, Amar a grandi au sein d’une famille aisée dans une confortable maison avec piscine et, bien avant d’entendre le chant des sirènes des nasheed de Daech, il préférait la guitare électrique et Led Zeppelin.

Dans l’intervalle relativement bref entre le déménagement d’Abdelilah Himich et son départ pour la Syrie, il aurait suivi un entrainement militaire intensif dans les toutes proches montagnes cévenoles, ce qui suggère qu’il avait déjà choisi sa nouvelle carrière d'insurgé de la guérilla islamiste.

Avec une population musulmane importante, de plus en plus négligée et insatisfaite, et un taux de chômage qui avoisine 20%, Lunel a acquis une réputation de "Molenbeek français", à l'image du quartier ghettoïsé du centre de Bruxelles où ont grandi plusieurs des assassins de Paris, parmi lesquels le leader Abdelhamid Abaaoud et le seul survivant (emprisonné) Salah Abdeslam. C’est une communauté repliée sur elle-même où les recruteurs terroristes n’ont pas besoin de chercher bien longtemps avant de trouver des volontaires.

Il semble bien qu’Abdelilah Himich ait été identifié par les médias français il y a 18 mois. Mais les médias français l’ignoraient encore. Selon "Djihad : qui sont les hommes interpellés à Lunel ?",  un article publié dans Le Point le 27 janvier 2015, cinq individus avaient été arrêtés à Lunel lors d’une opération policière anti-terroriste. Ils étaient suspectés d’être complices d’une filière de convoyage de djihadistes émigrant vers le Levant. Tous s’étaient rencontrés à l’école et étaient des amis proches, voire des membres d’une même famille : une marque de fabrique également caractéristique des attentats de Paris et Bruxelles.

"Deux des cinq gardés à vue sont eux-mêmes soupçonnés d'être partis en Syrie", notait Le Point,  tandis que "les trois autres sont soupçonnés d'être des candidats au djihad". Parmi les personnes mentionnées dans l’article, "Abdellilah H., un ancien militaire français qui se présente comme ex-membre des commandos et spécialisé en armes à feu. Il avait déclaré être un sniper pour Daech à son entourage".

La légende qu’il a brodée autour de son passé en Afghanistan, en se présentant comme une sorte de Chris Kyle franco-marocain, lui a valu les surnoms d’"Abdel le Légionnaire" ou encore "le Sniper". Il a probablement enjolivé ses exploits guerriers, ce qui l’a sans doute hissé au rang de leader dans sa petite communauté de moudjahid en herbe.

Le réseau de Lunel a pu rassembler le budget nécessaire au périple de l’Europe vers la Syrie grâce à des prêts à la consommation, chaque membre empruntant 10 000 euros à divers organismes de crédit. (Amedy Coulibaly, auteur de la fusillade dans le supermarché Hyper Cacher à la périphérie de Paris le 9 janvier 2015, qui a revendiqué agir au nom de Daech, avait utilisé une méthode similaire pour financer son équipée meurtrière).

Ils avaient aussi tous fréquenté ce que Le Point qualifie de "mosquée piétiste non politique" proche du Tablighi Jamaat, un mouvement créé dans les années 1920 par des Indiens musulmans. La mosquée Al-Baraka était prétendument dédiée à remettre dans le droit chemin les musulmans qui s’étaient éloignés de la pratique de leur religion. Mais ses rapports avec la cohésion sociale française étaient pour le moins compliqués.

Abdelilah Himich a émigré en même temps qu’un groupe de neuf djihadistes originaires de Lunel, parmi lesquels se trouvait sa propre épouse. Ils se sont séparés en groupes de trois : c’est le meilleur moyen d’éviter d’être repéré par les autorités françaises.

"Ils ont loué un 4x4 BMW, qu’ils prétendront avoir revendu 30 000 dollars à leur arrivée en Syrie",selon le quotidien Libération. Le coffre du véhicule était aussi apparemment rempli d’une panoplie d’équipement militaire de base comprenant des sacs à dos, des couteaux de combat, et les lunettes de vision nocturne, mais pas d’armes à feu.

Himich a gravi les échelons hiérarchiques bien plus rapidement que ses vieux amis. En août 2014, environ un mois après la proclamation du califat, Raphaël Amar, le juif converti à l’islam, et un autre membre de l’ancien gang de Lunel ont émigré en Syrie pour découvrir que leur vieil ami, Abdelilah Himich, était devenu émir.

Hamza, un autre membre du groupe, est cité par Libération : "Tous ceux de Lunel, y compris mes frères, étaient sous ses ordres jusqu’à ce qu’il soit blessé au mollet par un éclat d’obus". Mais, à nouveau, Abdelilah Himich a survécu et prospéré.

Jean-Charles Brisard, un spécialiste français du terrorisme qui a passé des mois à tenter d’établir avec certitude l’identité d’Abou Souleymane al-Faransi, affirme qu’Abdelilah Himich a personnellement participé à la crucifixion / exécution de deux personnes.

Abou Khaled, le déserteur de Daech sous pseudonyme dont le Daily Beast a fait le portrait en 2015, quelques jours après les attentats de Paris, a affirmé que la promotion d’Abou Souleymane à la tête de amn al-kharjee, la branche des renseignements extérieurs en charge des opérations européennes, a été personnellement approuvée par le porte-parole de Daech qui a depuis été assassiné, Abou Mohammed al-Adnani, et, à travers lui, par le calife lui-même, Abou Bakr al-Baghdadi. Abou Mohammed al-Adnani était le chef militaire de toute la Syrie.

Abou Khaled croit qu’Abou Souleymane et sa femme se sont "rendus" aux autorités turques à la frontière turco-syrienne en juillet ou en août, peu de temps avant que la coalition ne reprenne la ville de Manbij dans la province d’Alep. Cela se sera produit dans un contexte de peur grandissante dans les rangs de Daech : le groupe craignait de perde le contrôle de la ville d’al-Bab, une autre ville de la province où se trouve le quartier général de amn al-kharjee. (Au moment de l’écriture de cet article, les forces turques et des forces relais soutenues par l’armée américaine sont en compétition dans une sorte de course pour al-Bab.) Cependant, les déclarations d’Abou Khaled n’ont pas été corroborées par Ankara, et ne correspondent pas aux déclarations des renseignements français et américain, selon lesquelles Abou Souleymane se trouve encore probablement quelque part en Syrie.

En tant que chef du renseignement, Abou Souleymane a fréquenté d’autres Français aujourd’hui tristement célèbres, et tout particulièrement Jean-Michel et Fabien Clain (également connus sous les noms d’Omar et Abdelwahid), qui ont été identifiés par les autorités françaises comme des agents de l’armée terroriste. Tous deux sont d’anciens rappeurs catholiques qui se trouveraient aujourd’hui quelque part en Syrie ou en Irak. C’est Fabien Clain qui a revendiqué pour la première fois les attentats de Paris comme étant l’œuvre de Daech dans un message audio publié peu de temps après. C’est aussi lui qui avait repéré en amont la salle de concert du Bataclan – théâtre d’un l’épouvantable carnage combinant fusillade et attentat suicide à la bombe – en raison de l’origine juive de son propriétaire et de l’organisation d’évènements pro-israéliens qui s’y déroulaient.

Le nom d’Abou Souleymane a attiré l’attention des gouvernements occidentaux immédiatement après les attentats de Paris. Pendant le siège du Bataclan, des otages ont entendu deux des terroristes s’interroger au sujet de leurs instructions et se demander s’ils allaient ou non "appeler Abou Souleymane". Par ailleurs, les analyses des ordinateurs d’Ibrahim El Barkaoui, un des responsables de Daech impliqué dans l’attentat à l’aéroport de Bruxelles le 22 mars 2016, ont décelé des fichiers audio révélant que les ordres concernant cette attaque provenaient directement d’Abou Souleymane. Il y est désigné par son kunya, et c’est à lui que sont exposés les plans des attentats suivants (y compris en France) qui sont soumis à son approbation. Abou Souleymane avait apparemment prévu d’organiser une réplique des attentats à Paris ; Bruxelles a ensuite été choisi comme plus opportun afin de prendre par surprise les services de sécurité européens.

Bien que techniquement né marocain, Abdelilah Himich est, de facto, le premier européen à occuper un poste aussi sensible depuis la création de l‘organisation terroriste il y a 16 ans. Daech, anciennement Al-Qaïda en Irak, a connu de multiples transformations dans la démographie de ses cadres supérieurs. Au départ, c’était un appareil tenu par un Jordanien, en raison de la nationalité du fondateur, Abou Moussab al-Zarqaoui, qui a amené avec lui d’autres militants levantins en Irak via l’Afghanistan. Cela a constitué la période inaugurale d’Al-Qaïda en Irak avec des combattants étrangers. Mais avec le temps, Zarqaoui a tenté d’"irakiser" sa branche, d’abord par un tour de passe-passe (en la regroupant sous un consortium cadre d’insurgés originaires d’Irak). Après son départ, les Irakiens ont commencé à reprendre le contrôle d’Al-Qaïda en Irak de l’intérieur.

Abou Bakr al-Baghdadi, qui a pris le leadership en 2010, vient de Samarra ; la plupart de ses conseillers et “ministres”, du moins avant la conquête de l’Irak et de la Syrie, étaient aussi iraquiens. Mais aujourd’hui, des Européens, des Caucasiens, et des combattants venant d’Asie centrale prennent un rôle de plus en plus important, car la coalition a progressivement neutralisé la vieille garde de Daech, composée de djihadistes arabes historiques et d’anciens officiers et agents de l’armée et des services de renseignements (mukhabarat) de Saddam Hussein.

Cela mérite d’être rappelé : les trois terroristes qui ont tué 45 personnes et blessé 230 autres dans l’attaque de l’aéroport international d’Istanbul en juin dernier venaient du Daghestan, du Kirghizistan, et d’Ouzbékistan, pas d’Irak ou de Syrie.

Abou Souleymane, qui a passé la majorité de sa vie à 4000 kilomètres de ce qui est maintenant devenu Daech-land, semble désormais être en très bonne compagnie, en tout cas selon ses critères.

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