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Manif de policiers : un palier supplémentaire dans l’exaspération et vers des policiers-vengeurs comme à la fin des années 1970 ?
©Reuters

Honneur de la police, le retour ?

Quelques 500 policiers ont manifesté dans la nuit du 17 au 18 octobre à Paris. Cette manifestation vient marquer le soutien des forces de l'ordre à leur collègue grièvement blessé à Viry-Châtillon.

Mathieu Zagrodzki

Mathieu Zagrodzki

Mathieu Zagrodzki est politologue spécialiste des questions de sécurité. Il est chercheur associé au Centre de recherches sociologiques sur le droit et les institutions pénales et chargé de cours à l'université de Versailles-St-Quentin.

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Atlantico : Dans la nuit du 17 au 18 octobre, plusieurs centaines de policiers se sont réunis à Paris pour protester et exprimer en détail les difficultés qu'ils rencontrent : entre le sentiment d'être pris pour cible, celui d'une désolidarisation de la justice et de leur hiérarchie, les forces de l'ordre disent "ne plus en pouvoir". Peut-on considérer que les conditions actuelles sont un terreau favorable à la renaissance de mouvements tels que "Honneur de la Police" ? Quelles sont les réactions à attendre de la part des membres des forces de l'ordre ? 

Mathieu Zagrodzki : La sonnette d'alarme est tirée. Il y a, au sein de la police, un ras-le-bol généralisé qui pourrait donner l'impression que la situation est sur le point de dégénérer. Faisons attention, néanmoins, à ne pas prendre pour argent comptant des propos tenus par des fonctionnaires sous le coup de l'émotion ou de la colère. Il ne faut pas estimer que l'étape suivante sera un passage à l'illégalité.

Ce ras-le-bol est réel et constant depuis des années. J'ai été amené, dans le cadre de mon travail, à interroger des agents de police depuis une décennie. J'ai toujours entendu des propos critiques envers la justice, les médias, la hiérarchie et le public. Dans ces critiques, une part relève de la culture professionnelle, comme cela vaut pour tous les métiers. Cependant, c'est d'autant plus fort au sein de la police, puisqu'il s'agit d'un métier d'adversité, dans lequel on représente l'ordre, la contrainte. Par définition, un policier prend des décisions et entreprend des actions qui sont susceptibles de déplaire. Un automobiliste verbalisé, un délinquant interpellé, n'apprécient pas l'action de la police. Dans une profession dans laquelle on rencontre de l'adversité, de l'opposition et de la critique, il existe généralement une tendance à construire une forme de solidarité. Celle-ci se résume souvent à "eux contre nous" ou "seul contre tous".

Cela ne signifie évidemment pas qu'il faille balayer d'un revers de la main ce qui est en train de se passer. La situation du 17 octobre au soir n'était pas neutre, ne correspondait pas "juste" à un mouvement d'humeur. Il y a quelque chose de plus profond. En témoigne par exemple l'absence de mot d'ordre syndical. La manifestation de ce début de semaine s'est passée en-dehors du cadre syndical : c'est le signe d'un discrédit de ces organisations syndicales aux yeux d'une grande partie des policiers, qui constituent pourtant le corps professionnel le plus syndiqué de France. Normalement, les syndicats sont amenés à jouer le rôle de courroie de transmission, de tampon, entre la base – et ses revendications – et le pouvoir politique. En un sens, on ajoute une nouvelle strate, un nouveau groupe, sujet à la méfiance de la police en plus de ceux traditionnellement dénoncés. 

Ce mouvement est intéressant d'un point de vue sociologique mais doit évidemment nous alerter, nous préoccuper. Ce n'est évidemment pas parce que les policiers décident de manifester (en-dehors de tout cadre syndical ou hiérarchique) et de témoigner leur soutien à un collègue toujours hospitalisé (gravement brûlé), qu'ils vont réaliser des descentes illégales pour régler des comptes. Il s'agit là de deux choses différentes et je ne dis pas que dès demain les policiers sortiront du cadre républicain. Pour autant, il est primordial d'écouter et de comprendre ce qui est en train de se passer. Rien n'exclut que des éléments isolés craquent et sortent du cadre de la loi et de la déontologie. Cela peut arriver. D'ailleurs, ça arrive. De là à dire, toutefois, que les policiers vont s'organiser sous forme de milices paramilitaires, il y a un pas que je ne franchirai pas.

Dans quelle mesure la situation des policiers et des gendarmes s'est-elle effectivement dégradée ? Ce sentiment de ras-le-bol généralisé est-il légitime ? Comment l'expliquer ?

Il y a plusieurs éléments à mentionner.

À défaut de pouvoir se pencher sur les statistiques relatives à la police, concentrons-nous sur celles concernant les gendarmes. Sur les cinq dernières années, on constate une augmentation des violences à l'encontre des agents de la gendarmerie nationale. Cela s'explique de plusieurs façons : il y a l'état d'urgence, les manifestations contre la loi Travail, les ZAD, une multiplication des opérations de maintien de l'ordre… Toutes ces opérations sont susceptibles de créer de la violence d'un côté ou de l'autre. J'entends par là qu'une interpellation, ou un contrôle routier de nuit par exemple, sont plus susceptibles de causer des problèmes voire des violences qu'une demande d'indication en pleine journée.

Il y a aujourd'hui un contexte général de travail, voire de surmenage comme en témoigne l'affaire des heures supplémentaires dans la police, qui ne permet pas un bon moral au sein des forces de l'ordre. De fait, je pense donc que les gendarmes comme les policiers portent plus souvent plainte qu'auparavant. C'est la résultante de ce sentiment de ras-le-bol. Face à toujours plus de travail, composé pour une part de tâches ingrates (Vigipirate, garde statique, maintien de l'ordre, etc.), face à toujours plus d'opérations qui se passent mal, le moral baisse nécessairement. Le cercle vicieux fait le reste et les agents de l'ordre portent plus souvent plainte.

N'oublions pas que les policiers accumulent aujourd'hui près de 20 millions d'heures supplémentaires. Ils ignorent comment elles seront soldées. Il y a une utilisation des forces de l'ordre sur de la garde statique, et des opérations de maintien de l'ordre illimité depuis maintenant deux ans, du fait du terrorisme, des manifestations, de l'euro 2016… Cela créé forcément un surmenage, qui vient s'ajouter à des problèmes préexistants. Nous avons tellement parlé de terrorisme qu'on en oublie la petite et moyenne délinquance, celle du quotidien. Depuis 30 ou 40 ans, nous avons laissé les choses se dégrader dans un certain nombre de quartiers à la périphérie des grandes zones urbaines de France. S'y est développée, d'un côté, une économie parallèle et des trafics. De l'autre côté, les relations police-population sont désormais très mauvaises. Là aussi, on fait face à un cercle vicieux où toute forme de dialogue est rompue. Je mets ici de côté les criminels avec qui il ne convient pas de reprendre le dialogue mais bien de les interpeller et de les traduire en justice, mais je parle bien de la population locale. Les jeunes se méfient de la police et cette dernière les perçoit comme une sorte de masse indéterminée, hostile. Le dialogue est rompu. De part et d'autre se perpétue l'idée que l'autre est, au pire, un ennemi. Au mieux, quelqu'un dont il faut se méfier. Les jeunes policiers qui arrivent dans un commissariat de banlieue acquièrent très vite cette conscience professionnelle. Les jeunes qui grandissent dans les quartiers sont très vite socialisés dans cette idée-là. Nous n'avons pas réussi à casser ce cercle vicieux depuis 30 ou 40 ans.

Quelles sont les actions que doivent entreprendre les pouvoirs publics pour répondre à cette situation, aussi bien concernant les mesures d'urgence que de long terme ?

Les syndicats policiers comme les effectifs de terrain vous parleraient très probablement d'augmentation des effectifs. Ils ont à la fois tort et raison. Raison parce que plus il y a d'effectifs, plus on accède facilement à des renforts en cas de difficulté, par exemple. Plus il y a d'effectifs, plus il est possible d'occuper efficacement l'espace public et de répondre aux demandes des citoyens. Tort, parce que la France demeure dans la moyenne européenne de densité des forces de l'ordre et surtout parce que 1000 policiers de plus ne changeront pas la sécurité en France. Le problème est ailleurs : il relève de la bonne utilisation de ces effectifs, comme déjà dit à plus d'une occasion dans les colonnes d'Atlantico. Nous ne pouvons pas non plus faire l'économie d'une vraie politique de formation au conflit et à l'appréhension des situations à risque. C'est complètement intériorisé en Angleterre ou en Allemagne, mais encore balbutiant en France. Tous les conflits ne sont évidemment pas de la responsabilité de la police, mais il y a plusieurs situations que des jeunes policiers, immédiatement projetés dans des quartiers dont ils ne maîtrisent ni les codes ni les comportements, peinent à appréhender. 

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