Augmentation du recours aux contrats courts par les entreprises… Mais quelle est la part liée à des facteurs structurels et celle à la crise économique<!-- --> | Atlantico.fr
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La part des CDD est donc peu cyclique et s’explique avant tout par des facteurs structurels, comme les conditions réglementaires d’utilisation de ces contrats et la volatilité perçue de la demande adressée aux entreprises.
La part des CDD est donc peu cyclique et s’explique avant tout par des facteurs structurels, comme les conditions réglementaires d’utilisation de ces contrats et la volatilité perçue de la demande adressée aux entreprises.
©NobMouse

Génération CDD

Selon une étude réalisée par France Stratégie et publiée ce lundi 10 octobre, la dualité du marché du travail s'est accentuée depuis dix ans. Les CDD représentent aujourd'hui 85% des intentions d'embauche, dont 70% sont des CDD de moins d'un mois. Des contrats courts qui, depuis la crise, font de plus en plus office de variables d'ajustement sur le marché du travail.

Gilles Saint-Paul

Gilles Saint-Paul

Gilles Saint-Paul est économiste et professeur à l'université Toulouse I.

Il est l'auteur du rapport du Conseil d'analyse économique (CAE) intitulé Immigration, qualifications et marché du travail sur l'impact économique de l'immigration en 2009.

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Mathieu Plane

Mathieu Plane

Directeur adjoint du Département analyse et prévision à l'OFCE

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Atlantico : Parmi les personnes touchées par la précarité, quelle est la part que l'on peut attribuer au contexte socio-économique actuel (chômage de masse, croissance en berne) et quelle est la part que l'on peut attribuer à une forme de "précarité résiduelle" ? Quels sont les facteurs expliquant les difficultés à sortir certains individus de la précarité, et ce même en situation de plein-emploi ?

Gilles Saint-Paul : Il y a en effet plusieurs sources de précarité. Un emploi peut être précaire parce que la tâche à effectuer est elle-même limitée dans le temps. Il est alors naturel pour l’employeur de vouloir se séparer de son employé à la fin de la mission. Ce phénomène concerne certains secteurs saisonniers comme le tourisme, l’agriculture ou la construction. Un emploi peut être précaire parce qu’il constitue une période d’essai, l’employeur se réservant le droit de se séparer de son employé s’il n’en est pas satisfait. Ce type de précarité concerne particulièrement les jeunes et plus généralement les nouveaux entrants sur le marché du travail. Enfin, un emploi peut être précaire parce qu’une entreprise fait face à de l’incertitude conjoncturelle et à une demande volatile. Elle se sert alors des employés temporaires comme volants de flexibilité permettant de gérer ces fluctuations. Si sa demande baisse, elle omettra de renouveler certains CDD, ce qui lui évite la mise en place d’un coûteux plan social.

Le contexte actuel a peu joué sur le recours des entreprises aux CDD. Ceux-ci représentent un peu plus de deux tiers des embauches, et c’était déjà le cas avant la crise. Le recul des embauches a donc frappé dans la même mesure les CDD et les CDI, sans altérer la proportion entre les deux. La part des CDD est donc peu cyclique et s’explique avant tout par des facteurs structurels, comme les conditions réglementaires d’utilisation de ces contrats et la volatilité perçue de la demande adressée aux entreprises.

Mathieu Plane : On observe effectivement une nette augmentation de la précarité, en particulier liée à la crise actuelle. Elle a augmenté dans la plupart des pays. Tout dépend encore de ce que l'on appelle la précarité. Est-ce que cela concerne uniquement les contrats courts (CDD, intérims), est-ce qu'on inclut également les temps partiels subis, etc. ? Dans tous les cas, on constate une tendance à l'augmentation, avec deux points importants à souligner. D'une part, elle s'est accélérée avec la crise entamée en 2008. D'autre part, on observe depuis le début des années 1990 un accroissement structurel de la précarité dans les pays développés avec une flexibilité de plus en plus grande des marchés du travail. Le développement des contrats courts et des temps partiels répond à une demande de plus en plus forte de flexibilité de la part des entreprises soumises à une concurrence de plus en plus intense et à des crises de plus en plus rapprochées et violentes. Au final, les inégalités salariales se creusent et le nombre de travailleurs pauvres augmente.

Le taux de précarité est de 35% chez les 15 à 29 ans, de 18,8% chez les ouvriers et de "seulement" 6,9% chez les cadres supérieurs. Que nous disent ces chiffres des fractures sociales françaises ? Qui sont ceux qui doivent assurer la flexibilité du travail en France ?

Mathieu Plane : Il est vrai que lorsqu'on regarde le marché du travail en France, il existe une dualité du marché du travail qui a plutôt tendance à s'accroître. D'un côté, nous avons les CDD et les intérims, de l'autre côté les CDI. Si l'on regarde le marché du travail actuellement, plus de 85% des emplois salariés sont en CDI. En revanche, dans le flux d’embauche, le rapport est totalement différent. Les CDD représentent 85% des intentions d'embauche aujourd'hui, dont 70% sont des CDD de moins d'un mois. Les contrats courts, qui sont une minorité dans l’emploi, participent beaucoup aux ajustements sur le marché du travail, ce qui fait qu’une part importante de la flexibilité repose sur une minorité de salariés.

Étant donné que les jeunes sont surreprésentés dans ce type d'emplois (50% des emplois des 15-24 ans sont sous formes de contrats temporaires ou précaires, alors que le chiffre est inférieur à 10% pour les autres catégories d'âge), ils sont la première variable d'ajustement dès qu'une crise survient. À l'inverse, quand cela va mieux, les jeunes sont généralement les premiers à sortir du chômage.

De leur côté, les seniors sont sous-représentés dans les contrats précaires. En revanche, quand ils tombent au chômage, leur probabilité d'en sortir est très faible.

Le CDI à temps plein s'apparente aujourd'hui à une quête du Graal, et la question qui se pose est la suivante : comment faire pour lutter contre la dualité ou mieux répartir la flexibilité ? Le risque est de se dire qu'il suffit de flexibiliser le marché du travail pour lutter contre la dualité, alors même que cela risque d’accroître encore plus la précarité sans résoudre pour autant la dualité qui passe par d’autres canaux que ceux de la protection du contrat de travail. La réduction de la dualité ne peut se faire que s’il existe des tensions sur le marché du travail qui créent une raréfaction de la main-d’œuvre disponible inversant le rapport de force actuel. Dans ces conditions, les entreprises devraient investir dans les salariés pour capter et fidéliser la main-d’œuvre disponible, diminuant ainsi la précarité. Mais pour cela, il faut une politique de croissance riche en emplois.

Gilles Saint-Paul : Au fil du temps, la protection accrue des travailleurs en CDI a eu comme contrepartie la montée des CDD, qui permettent aux entreprises de faire face aux fluctuations de la demande en dépit de cette protection. Un marché du travail à deux vitesses a émergé, et d’aucuns trouvent leur compte à ce modus vivendi. Les travailleurs en CDI voient leur protection accrue du fait que ce sont les CDD qui se trouvent en "première ligne", les entreprises préfèrent recourir aux CDD que de se confronter avec les politiques pour obtenir un marché du travail plus flexible. Quant aux travailleurs précaires, ils préfèrent cette situation au chômage et leur expérience en CDD leur permettra in fine d’accéder à un CDI.

On constate que ce sont les jeunes qui sont les plus touchés par cette précarité. Ce serait également vrai dans un marché du travail "unifié" : dans tous les pays, les jeunes occupent des emplois moins durables que leurs aînés, ne serait-ce que parce que leur demande de sécurité est moindre et parce qu’avant de se stabiliser dans un emploi adéquat, on passe naturellement par quelques expériences peu concluantes. Cependant, ce surcroît de précarité chez les jeunes est exacerbé par les spécificités institutionnelles du modèle français. En effet, d’une part, à proportion de CDD donnée, ceux-ci seront mécaniquement occupés par des jeunes, les titulaires de CDI vieillissant avec leur contrat ; d’autre part, l’obligation de mettre un terme au CDD, alors que dans certains cas les conditions économiques justifieraient de le prolonger, bien que n’étant pas assez favorables pour qu’on veuille le convertir en CDI, accroît artificiellement l’incidence du chômage chez les travailleurs flexibles. 

Au total ce sont 12% des emplois qui sont précaires en France. Quels sont les types de contrats et de situations professionnelles considérés comme "précaires" ? Dans quelle mesure ce chiffre ne rend-il pas compte de l'ampleur de l'insécurité professionnelle en France ? Quelle part de l'emploi total représenteraient les emplois précaires auxquels on ajouterait les auto-entrepreneurs, les travailleurs indépendants et autres situations de fragilité professionnelle ?

Gilles Saint-Paul : Sont considérés comme précaires les intérimaires et détenteurs de CDD. On exclut en général les stages et l’apprentissage, considérés comme de la formation. La prise en compte des travailleurs indépendants ferait remonter le taux de précarité de 12% à 19%. Mais ces chiffres sont relativement trompeurs car ils prennent en compte une réalité administrative plutôt qu’économique. Certains métiers, par exemple, sont "précaires" au sens où ceux qui les pratiquent sont souvent non salariés : qu’on songe à certaines professions libérales ou artisanales, tels que maçons ou kinésithérapeutes, qui n’ont aucun problème pour remplir leur carnet de commande. Inversement, dans un secteur en déclin, la détention d’un CDI est une piètre protection contre le chômage, comme en témoignent les multiples cas hautement médiatisés et politiquement sensibles de fermetures d’usine. Les notions économiquement pertinentes de précarité sont l’incidence et la durée du chômage ; elles dépendent évidemment des aspects institutionnels, la rupture de CDD représentant par exemple une source de perte d’emploi quantitativement bien plus importante que le licenciement économique, mais formuler le débat sur la base de ces indicateurs économiquement pertinents le rendrait plus fécond.

Mathieu Plane : Il faut en effet définir assez clairement ce qu'on entend par précarité. Il y a différentes formes de précarité, mais pour ce qui est de l'emploi et de la précarité au travail, on parle plutôt de contrats courts. Mais vous pouvez aussi avoir des personnes qui sont en CDI à temps partiel, avec un temps partiel subi. Aujourd'hui, il y a un peu moins d'un tiers (30%) des temps partiels qui sont subis. Cela concerne 1 700 000 personnes, ce qui n'est pas rien.

Ce qui est clair, c'est que ce phénomène de précarité est d'autant plus fort que vous avez une économie en crise. En France, pour lutter contre le développement du temps partiel, le choix a été fait de jouer plutôt sur la durée légale des temps pleins (35 heures). On observe que depuis le début des années 2000, la part des temps partiels a moins augmenté qu'ailleurs. En Allemagne, il y avait la même part qu'en France au début des années 2000 ; il y en a 10 points de plus aujourd'hui, avec comme collatéral une forte augmentation des temps partiels qui ne sont pas choisis.

Quand on analyse les évolutions du marché du travail, il est important de ne pas simplement regarder le taux de chômage. Il faut se demander quel type d'emplois crée-t-on, si la baisse du chômage est vertueuse (CDI ou emplois précaires ?), etc. L'impact sur les inégalités sociales peut être très fort et cela renvoie à des choix de société. Est-ce que l’on préfère avoir un niveau de chômage bas avec des inégalités salariales très fortes, ce qui pose des problèmes économiques, sociaux mais aussi politiques, ou au contraire des emplois de meilleure qualité quitte à accepter un chômage plus élevé, ce qui pose également de nombreux problèmes. Sans croissance, ce dilemme continuera à se poser inévitablement. Au final, seule une politique macroéconomique ambitieuse permettrait de mettre l’économie sur la voie de créer des emplois sans céder à la dégradation de la qualité des conditions de travail et l’augmentation des inégalités.

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