Ces inégalités que l’on ne peut pas corriger : comment vivre dans un monde où la science établit que l'intelligence est génétique ?<!-- --> | Atlantico.fr
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La génétique ne tue pas l'idéal d'égalité. Dans le futur, les technologies NBIC vont permettre de redonner a chacun les mêmes chances. (illustration tirée du film "Bienvenue à Gattica")
La génétique ne tue pas l'idéal d'égalité. Dans le futur, les technologies NBIC vont permettre de redonner a chacun les mêmes chances. (illustration tirée du film "Bienvenue à Gattica")
©Allociné

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Un ensemble d'études sur la réussite scolaire suggère que les facteurs environnementaux ne permettent pas d'expliquer les résultats d'un élève. Le facteur génétique y jouerait dans une large mesure.

Eric Deschavanne

Eric Deschavanne

Eric Deschavanne est professeur de philosophie.

A 48 ans, il est actuellement membre du Conseil d’analyse de la société et chargé de cours à l’université Paris IV et a récemment publié Le deuxième
humanisme – Introduction à la pensée de Luc Ferry
(Germina, 2010). Il est également l’auteur, avec Pierre-Henri Tavoillot, de Philosophie des âges de la vie (Grasset, 2007).

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Michaël Dandrieux

Michaël Dandrieux

Michaël V. Dandrieux, Ph.D, est sociologue. Il appartient à la tradition de la sociologie de l’imaginaire. Il est le co-fondateur de la société d'études Eranos où il a en charge le développement des activités d'études des mutations sociétales. Il est directeur du Lab de l'agence digitale Hands et directeur éditorial des Cahiers européens de l'imaginaire. En 2016, il a publié Le rêve et la métaphore (CNRS éditions). 

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Laurent Alexandre

Laurent Alexandre

Chirurgien de formation, également diplômé de Science Po, d'Hec et de l'Ena, Laurent Alexandre a fondé dans les années 1990 le site d’information Doctissimo. Il le revend en 2008 et développe DNA Vision, entreprise spécialisée dans le séquençage ADN. Auteur de La mort de la mort paru en 2011, Laurent Alexandre est un expert des bouleversements que va connaître l'humanité grâce aux progrès de la biotechnologie. 

Vous pouvez suivre Laurent Alexandre sur son compe Twitter : @dr_l_alexandre

 
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Atlantico : Les personnes très intelligentes bénéficieraient d'une bonne configuration génétique. Ne trouvez-vous pas perturbant de l'apprendre, alors que nous vivons dans une société où la réussite est surtout associée à des notions comme le travail, à la persévérance plutôt qu'à des déterminants innés ?

Eric Deschavanne : Il faut être prudent avec l'interprétation des données scientifiques, et se garder de céder aux effets de mode idéologiques en la matière. Le déterminisme naturel, qui avait été discrédité par le racisme biologique aux lendemains de la deuxième guerre mondiale, revient en force du fait des progrès spectaculaires de la génétique et de la neurobiologie. Il n'est pas mauvais que l'impérialisme des sciences humaines soit contesté, mais il ne faut pas perdre pour autant tout bon sens. Les sciences ont pour but d'expliquer la réalité que nous avons sous les yeux, laquelle demeure à peu près la même : s'agissant de l'homme, les trois facteurs d'explication sont l'inné, l'acquis et la liberté. Que les gènes soient pour quelque chose dans la réussite scolaire et sociale, c'est fort possible, mais ce n'est tout de même pas un scoop. Platon et Aristote évoquaient déjà les dons naturels. Qui toutefois contestera l'importance du milieu familial et social, ou le fait que chacun  soit pour une part responsable de ses réussites et de ses échecs par les choix qu'il fait, par son investissement et par son travail ? Ce qui est imbécile, c'est de verser dans le tout-inné, le tout acquis ou le tout-liberté : un tel unilatéralisme ne peut résulter que d'un parti-pris idéologique. D'autant qu'aucun scientifique à ma connaissance n'est en mesure de pondérer précisément la part de l'inné et celle de l'acquis, ni de rendre complètement compte de la complexité de leurs interactions.

Ne surestimons donc pas l'apport des sciences en matière d'éducation. Après tout, le premier instit venu est capable de prévoir le parcours scolaire futur des enfants auxquels il a affaire, sans savoir certes exactement à quel déterminisme imputer les différences qu'il observe (inné ou acquis, mais qu'est-ce que ça change au final ?). Certaines études ont montré que la hiérarchie scolaire est fixée dès la maternelle, avant même l'entrée au CP. Il est évident que cette différenciation s'explique à la fois, dans des proportions que la science peut essayer d'évaluer, par des différences de talent naturel et de socialisation précoce. La vraie question est de déterminer ce qu'on doit faire sur la base de tels constats. Comment permettre à chacun – sans s'aveugler sur les différences au point de penser que les enfants sont tous pareils et peuvent atteindre les mêmes objectifs - de repousser ses limites et d'élargir son champ des possibles ? Parents, pédagogues et politiques doivent répondre sans être en mesure de se défausser de leur responsabilité en s'appuyant sur "ce que dit la science". La science ne nous délivrera pas de notre liberté en nous dévoilant une nouvelle téléologie naturelle, fût-elle "individualisée" et dépourvue de connotations aristocratiques.

Sur le plan théorique, le point décisif est de ne pas opposer liberté et déterminisme. Je suis d'autant plus libre, capable d'agir pour orienter ma destinée, maîtriser mon destin, élargir mon champ des possibles que je connais précisément ma situation, mes capacités, les déterminations qui pèsent sur moi. Il n'y a pas de contradiction entre la liberté et la connaissance, et plus les connaissances sont sûres, plus elles sont favorables à la liberté. L'enfant autiste et ses parents n'ont pas été aliénés mais émancipés par la connaissance du déterminisme génétique qui a fait apparaître la fausseté de l'explication psychanalytique selon laquelle la cause de l'autisme résidait dans la qualité de la relation mère-enfant. Outre que les mères ont été libérées du sentiment de culpabilité qu'une telle explication entraînait inévitablement, les familles ont pu s'engager dans des voies plus pertinentes que celle du traitement psychanalytique. L'idée selon laquelle l'explication par l'acquis serait davantage compatible avec l'idée de liberté que l'explication par l'inné est donc fausse. En matière de science, ce qui importe, c'est l'explication vraie, qu'elle soit explication par l'inné ou par l'acquis. Et la vérité importe à la liberté.

Laurent Alexandre : La part génétique de l’intelligence reste un sujet tabou, ce qui amuse beaucoup les Chinois. "Les gens pensent que c’est un sujet controversé, spécialement les Occidentaux. Ce n’est pas le cas en Chine", a déclaré au Wall Street Journal Zhao Bowen, petit génie de 20 ans qui signa son premier article dans Nature à 15 ans. Il n’existe bien évidemment pas "un gène unique de l’intelligence". Nos capacités cognitives dépendent de l’interaction entre de nombreuses séquences de nos chromosomes et l’environnement, notamment intellectuel, dans lequel nous sommes immergés. Le câblage cérébral se construit progressivement par cette alchimie entre le potentiel apporté par nos gènes et l’environnement.

C’est la raison pour laquelle même de vrais jumeaux ont des câblages neuronaux distincts. Le plan précis du câblage cérébral – nous avons 100 milliards de neurones, chacun porteur de milliers de connexions neuronales (les synapses) – n’existe pas dans nos chromosomes. Notre ADN a une action plus subtile : il donne à nos neurones une boîte à outils, plus ou moins bonne, leur permettant de bâtir un réseau de connexions plastiques et dynamiques. Le cerveau possède donc la capacité de se recâbler en réaction à l’expérience et se bâtit grâce à un mélange de déterminisme génétique, de réponse à l’environnement et de hasard. 

Ce sujet est troublant. Il est injuste que nos capacités intellectuelles dépendent en partie de notre patrimoine génétique. Le travail et l'effort  n'expliquent pas tout. C'est politiquement incorrect. Le génome joue toutefois un rôle fondamental dans la construction de notre cerveau : un chimpanzé ne fera jamais d’études supérieures – même avec les meilleurs professeurs – parce que son patrimoine génétique ne le permet pas. Chez l’homme, une étude publiée en 2011 dans Molecular Psychiatry évaluait la part génétique de l’intelligence à 50 %. Des études récentes prétendent que la part génétique serait plus proche de 60 %....

Michaël Dandrieux : Je ne suis pas compétent pour juger de ces études génétiques. Cependant, mon vieux professeur d’éthologie à la Sorbonne, Jacques Goldberg, rendait ses étudiants attentifs aux expériences du XXe siècle visant à déterminer la part d’acquis et la part d’inée chez les espèces et chez les individus. C’est un vieux sujet de discussion. On a envie de savoir dans quelle mesure nous sommes responsables de notre destin. Vous trouverez ici la préoccupation de la science prophylactique qui considère que tout ce qui est extérieur au corps est un péril. On va dés lors chercher les causes du monde dans ce qui est forclos, dans les profondeurs et l’infiniment petit du corps biologique. C’est ce qui va venir porter le fantasme qu’une vérité latente existe, une vérité cachée que l’on pourrait connaître à l’avance, le “chiffre” de l’intelligence qui serait enfin à notre portée. Nous pourrions enfin réaliser le programme d’un homme dont le destin, les épisodes amoureux, les meilleures blagues, les poèmes et les souhaits les plus intimes seraient contenus dans la double hélice de l’ADN.

Les études que vous mentionnez font parler d’elles parce qu’elles ont quelque chose de scandaleux. Cette homme programmé et prévisible remet en question l’idée simple que chacun peut devenir ce qu’il souhaite, que nous partons tous avec des chances égales. Cette affirmation, dont on sait qu’elle est faussée par les conditions environnementales (l’éducation, la famille…) doit rester sacrée et inviolable du point de vue génétique. Il faut conserver cet idéal d’égalité, ce qui permet de faire reposer les facteurs de la réussite sur le travail, la détermination ou l’acharnement.

D'après-vous comment cet enseignement vient-il remettre en question l'imaginaire collectif autour de la réussite ? Et quelles pourraient en être les conséquences à la fois politiques, mais aussi philosophiques, la génétique rend-elle l'idée d'égalité illusoire ?

Eric Deschavanne : La science est indépendante de la morale et ne peut aucunement modifier l'univers de valeurs dans lequel nous vivons. La génétique ne peut ni infirmer ni confirmer un idéal moral ou politique. L'idéal d'égalité – considéré philosophiquement - définit l'idéal humaniste des sociétés modernes, idéal à la fois libéral et démocratique : il exige non seulement l'égale liberté des individus, mais aussi et avant tout l'égale considération ou respect de leur dignité, abstraction faite de leurs différences, dont les différences génétiques (les "dons naturels") font évidemment partie. Cela implique, on le sait depuis 1789, l'abolition des privilèges et la conception méritocratique de la réussite. Celle-ci pose toutefois un problème à l'humanisme démocratique. Comme le montre la place du sport dans l'imaginaire démocratique, la neutralisation des privilèges liés à la naissance et au milieu social conduit à valoriser la hiérarchie naturelle. La réussite des grands sportifs est on ne peut plus aristocratique. Nous condamnons le dopage afin de pouvoir admirer des performances reposant sur le seul talent naturel des sportifs. Le sport est cependant démocratique en tant qu'il fournit une incarnation quasi-parfaite de l'idéal de l'égalité des chances : tout le monde à sa chance, l'origine sociale ayant peu de liens avec la performance.  Au final toutefois, une élite et une hiérarchie se dégagent de manière implacable. Le travail (l'entraînement physique et technique) joue bien sûr un rôle important dans la réussite, mais, à l'évidence, les champions que nous admirons doivent leur supériorité à un talent naturel que les autres n'ont pas. Roger Federer et Lionel Messi ont sans doute beaucoup travaillé, mais leur excellence ne s'explique pas par le travail. Il se trouve sans doute nombre de joueurs qui ont atteint un bon niveau en travaillant beaucoup plus sans pour autant parvenir à sortir de l'anonymat.

La méritocratie scolaire, moins parfaite en raison de l'importance des facteurs environnementaux dans les parcours de réussite, obéit à la même logique : idéalement, un système scolaire démocratique devrait favoriser la réussite des plus doués, abstraction faite des différences dues à l'origine familiale et sociale, et donc permettre de dégager une aristocratie de l'intelligence incontestable, puisque fondée sur l'objectivité des talents naturels et des performances. Cette dimension aristocratique de l'idéal méritocratique a bien sûr été soulignée et critiquée par la philosophie politique : quel mérite y a-t-il à être né intelligent ? Un trisomique a-t-il nécessairement moins de mérite qu'un prix Nobel ? Évidemment non. Le mérite authentique réside dans la part de la réussite imputable au travail, à l'effort personnel, donc à la liberté. Le mérite est relatif à l'effort pour repousser les limites, voire contrarier la nature : à la limite, il ne dépend pas du résultat obtenu, et ne s'identifie pas à la performance. Le talent n'est pas un mérite. On n'a aucun mérite à disposer de bons gènes. Quelle attitude adopter, dès lors, d'un point de vue humaniste et démocratique, à l'égard de l'aristocratie naturel des talents ? Deux attitudes sont en fait possibles : ou bien le déni idéologique de l'inégalité naturelle, ou bien l'interprétation et l'usage démocratiques du constat réaliste de la diversité des talents et des performances.

Le phantasme égalitariste-constructiviste qui règne au sein de l'Éducation nationale depuis les années 70, symbolisé par des slogans (qui sont devenus de véritables lieux communs) tels que "la réussite pour tous", ou "l'excellence pour tous", est fondé sur le déni idéologique de l'inégalité naturelle des talents - ce qui conduit logiquement au projet, dont l'actuelle réforme du Collège porte la marque, de détruire l'idéal méritocratique. Le déni est justifié par la sociologie de Bourdieu, laquelle a permis de déconstruire l'idéologie du "don", en substituant à celui-ci "l'habitus", c'est-à-dire l'idée d'une prédisposition résultant de la structure sociale et non plus de la nature. La clef de voûte de cette politique éducative "démocratique" réside dans l'idée que les différences de performance scolaire (échecs et réussites) ne s'expliquent ni par la liberté (responsabilité des parents et des élèves) ni par la nature (les dons) mais exclusivement par le déterminisme social. Le discours politique s'alimente à un scientisme dont la source unique est la litanie des travaux sociologiques montrant que le milieu socio-culturel détermine le parcours scolaire des individus. Le déterminisme sociologique permet de nier la liberté humaine à l'échelle individuelle (en gros, les riches ou les "dominants" sont programmés pour réussir, les pauvres, ou les "dominés", programmés pour échouer), tandis que le politique, paradoxalement (et contradictoirement), développe au plan collectif un phantasme de volonté toute-puissante (le système éducatif dispose du pouvoir de déconstruire le déterminisme de la société pour construire l'égalité parfaite dans la réussite scolaire). L'irruption du déterminisme génétique dans le débat éducatif est à cet égard une bonne chose. La vertu politique des avancées de la génétique est de battre en brèche les prétentions de ce scientisme sociologique en le rappelant à la réalité des facteurs innés. Comme pour l'autisme et la schizophrénie dans le registre psychiatrique, les sciences dures reviennent en force pour démonter les divagations des sciences molles.

La génétique ne fait toutefois que conforter le sens commun, lequel n'a jamais douté de l'impossibilité d'anéantir l'inégalité scolaire par la neutralisation des inégalités sociales (projet dont il faut par ailleurs rappeler qu'il n'a pas fait reculer d'un iota le déterminisme social pesant sur les parcours scolaire). Il est cependant inconcevable, au regard de l'idéal de l'humanisme démocratique, de fonder sur le constat de l'inégalité naturelle des talents une nouvelle téléologie naturelle qui assignerait par avance à chacun un destin scolaire et social en fonction de ses dons naturels. Platon et Aristote pensaient qu'il existait des philosophes par nature et des esclaves par nature. Nous ne vivons plus dans un univers de valeurs aristocratique. Le réalisme doit être mis au service des valeurs démocratiques de liberté et d'égale dignité des individus. Quatre exigences doivent ainsi être conciliées: 1) l'égale dignité : il n'y a aucun mérite à avoir du talent, et la justice consiste à se soucier avant tout des plus faibles; 2) la liberté : on ne peut assigner a priori à un être humains les limites fixées par la nature qu'il ne saurait dépasser (la nature n'est pas notre code); 3) l'utilité sociale (ou "l'utilité commune", pour reprendre l'expression de l'article premier de la Déclaration de 1789): la société a besoin de cultiver les aptitudes de tous et de dégager une élite, quels que soient les facteurs qui favorisent la réussite; 4) l'égalité des chances : les plus doués doivent pouvoir réussir sans que le milieu social constitue un obstacle infranchissable. La conception républicaine de la méritocratie - c'est-à-dire le projet d'instituer des filières d'excellence susceptibles de sélectionner les meilleurs dans tous les milieux sociaux et sur tout le territoire - est à cet égard pleinement justifiée.

Laurent Alexandre : Non la génétique ne tue pas l'idéal d'égalité. Dans le futur, les technologies NBIC vont permettre de redonner a chacun les mêmes chances.

L’école de 2050 ne va plus gérer les savoirs mais les cerveaux, grâce aux champs des nanotechno­logies, biotechnologies, informatique et sciences co­gnitives (NBIC). 

Il faudra, d’abord, réhabiliter les humanités et la culture générale, puisque vouloir concurrencer les machines sur les matières techniques sera bientôt dérisoire. Ensuite, nous devrons personnaliser les en­seignements en fonction des caractéristiques neuro­ biologiques et cognitives de chacun des élèves : l’iTunes de l’éducation reste à inventer. Enfin, il fau­dra faire entrer à l’école des spécialistes des neuros­ciences, puisque l’enseignant de 2050 sera fonda­ mentalement un "neuroculteur". L’introduction des NBIC pour amélio­rer les techniques éducatives exigera parallèlement une réflexion neuroéthique approfondie : nul ne souhaite que l’école devienne une institution neuromanipulatrice.

Michaël Dandrieux : Je vous propose un autre angle de reflexion. Il n’est pas certain que les gens qui ont le mieux réussi, ou qui possèdent les plus grandes forturnes, soient les plus “intelligents”, ou les plus heureux. Je me souviens de Cartier Bresson, qui disait avec un ton songeur “Réussir ? Réussir…” en laissant les points de suspension psychanalyser la phrase. Qu’est ce que cela veut dire “réussir”. C’est-à-dire qu’il peut y avoir une intelligence économique, une intelligence des modèles ou des acteurs qui font les marchés. Cette intelligence peut mener à des logiques de prédation ou de détournement de la valeur sur ces marchés, et vous pouvez en tirer un grand profit. D’une certaine manière vous avez compris la communauté des hommes et son fonctionnement, dans sa dimension héroïque et économique. Mais vous pouvez aussi avoir raté l’une des qualités de ce marché, par exemple son aspect commun, ou sa capacité à absorber des pertes, ou sa dimension symbolique.

Si on le dit de manière prudente, il y a peut-être des hommes plus malins à s’inscrire dans leur monde à un moment donné. Nous jugeons beaucoup de chose à l’aide de critères numériques. Ainsi l’intelligence dont parle cette étude, c’est la faculté de lier les choses les unes aux autres, mais aussi de “cueillir” (légô) les bons fruits, c’est à dire d’élire, de séparer et de rassembler. Il existe de nombreuses autres intelligences, ou sensibilités qui ne partagent pas cette définition. Sans ces autres formes du rêve, de la pensée magique, du soin, du retrait, du pardon, ou de la reserve, nous vivrions dans un monde bien ordonné dans son système des caissettes (Jung), mais difficilement habitable, voire totalement démagifié.

Dans quels autres domaines la génétique pourrait-elle nous obliger à repenser à zéro notre approche ?

Eric Deschavanne : L'apport de la génétique est avant tout relatif au fonctionnement de la machine humaine (le corps), y compris à celui de la machine qui constitue le support matériel de l'activité de l'esprit (le cerveau). Les enjeux en matière de santé sont considérables. Philosophiquement, la question essentielle est celle du transhumanisme, la perspective d'un basculement d'une médecine au service de la  santé (réparation de la machine) vers une médecine au service de l'augmentation de l'homme (amélioration des performances et de la durée de vie de la machine). Les perspectives sont à cet égard vertigineuses. La génétique n'aboliera toutefois  ni la liberté de l'esprit, ni la responsabilité. L'être humain n'est pas seulement une machine. En matière d'éducation, on n'a pas seulement affaire à une machine naturelle, mais aussi à la liberté de l'esprit. On dresse un animal, on éduque un être libre. Nier la liberté humaine (l'idée de responsabilité) implique la confusion de l'éducation avec le dressage ou la programmation d'une machine. Même en matière de santé, les généticiens considèrent qu'ils faut parler de "présdisposition" à développer une maladie davantage que de "détermination" (de "prédictibilité" davantage que de "déterminisme"), dans la mesure où l'interaction avec l'environnement et la prévention vont jouer un rôle déterminant dans son déclenchement ou son évolution. Le raisonnement vaut a fortiori pour le domaine éducatif.

Laurent Alexandre : La génétique va bouleverser notre rapport à la médecine. ici à 2030, plus aucun diagnostic médi­ cal ne pourra être fait sans système ex­pert. Il y aura un million de fois plus de données dans un dossier médical qu’aujourd’hui. Cette révolution est le fruit du déve­loppement de la génomique. L’analyse génétique complète d’une tumeur représente, par exemple, 20.000  milliards d'informations. 

Michaël Dandrieux : Les récentes découvertes de l’épigénétique ont des conséquences morales qui sont à contrepied de ces découvertes. Il s’agit de comprendre que notre patrimoine est toujours “en puissance”, c’est-à-dire qu’il se révèle en fonction des sollicitations du paysage, du territoire, de la vie. Les mécanismes moléculaires vont venir agir et révéler ou cacher une partie du patrimoine génétique en fonction du stress, de l’effort sportif, de la pollution. C’est la vie qui vient réveiller le destin.

Il y a là une expression dans les sciences de la nature de ce que les sciences humaines appellent le “trajet anthropologique” (Durand, 61). L’idée du trajet anthropologique nous rappelle que nous ne sommes ni le produit d’une intériorité abstraite, ni les jouets de l’environnement. Il existe un va-et-vient constant, un incessant échange entre les pulsions subjectives et les intimations objectives émanant du milieu cosmique et social comme dit Durand. Ce dernier terme est d’ailleurs très intéressant : les “intimations objectives”. Il y a quelque chose dans les objets de la vie qui nous donne des ordres, qui nous intime d’aller dans telle ou telle direction, de sorte que le patrimoine génétique n’est pas la grande puissance qui régit tout.

Mais c’est une idée séduisante d’abord parce qu’elle est scandaleuse, ensuite parce qu’elle nous sauve de devoir prendre conscience de la complexité de la vie, qui nous donne chaque jour des exemples que la “réussite” peut prendre de nombreuses formes non quantifiables. En tout cas ni par l’amassement de lourds trésors, ni par les tests standardisés.

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