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L'islam politique radical à l'assaut de l'Occident : vous croyez que cela a commencé le 11 septembre ? Voici pourquoi vous vous trompez…
©Reuters

La genèse

Ce dimanche marque les 15 ans des attentats du 11 septembre. Un événement au cours duquel l'opinion publique a découvert et pris la mesure du projet de l'islamisme politique. Pourtant, celui-ci remonte à la fin du XIXème siècle et constituait davantage, à ses débuts, un affrontement interne au sein du monde musulman plutôt qu'avec l'Occident.

Olivier Roy

Olivier Roy

Olivier Roy est un politologue français, spécialiste de l'islam.

Il dirige le Programme méditerranéen à l'Institut universitaire européen de Florence en Italie. Il est l'auteur notamment de Généalogie de l'IslamismeSon dernier livre, Le djihad et la mort, est paru en octobre aux éditions du Seuil. 

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Alexandre del Valle

Alexandre del Valle

Alexandre del Valle est un géopolitologue et essayiste franco-italien. Ancien éditorialiste (France SoirIl Liberal, etc.), il intervient dans des institutions patronales et européennes, et est chercheur associé au Cpfa (Center of Foreign and Political Affairs). Il a publié plusieurs essais en France et en Italie sur la faiblesse des démocraties, les guerres balkaniques, l'islamisme, la Turquie, la persécution des chrétiens, la Syrie et le terrorisme. 

Son dernier ouvrage, coécrit avec Jacques Soppelsa, Vers un choc global ? La mondialisation dangereuse, est paru en 2023 aux Editions de l'Artilleur. 

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Atlantico : Auprès du grand public, le projet d'un islam politique et sa volonté d'un affrontement avec l'Occident semblent avoir été découverts avec les attentats du 11 septembre 2001. Pourtant, ce projet est bien antérieur à ces événements. A quand remonte-t-il exactement ? Quels en sont les principaux ressorts ? 

Alexandre del Valle : La déclinaison contemporaine de ce projet d'islam politique date au moins de la fin du XIXème siècle et de la chute de l'Empire ottoman. L'avant-dernier sultan de cet empire (Abdulmecid Ier) avait voulu réformer le sultanat et le Califat en introduisant des mesures progressistes, rendant égaux les juifs et les chrétiens face aux musulmans, puis en établissant un Parlement élu et une Constitution, dans le cadre de ce que l'on appela alors les Tanzimat (1839-1976). Cette remise en question de la Charia provoqua une violente et vaste réaction chez les conservateurs saoudiens et yéménites de l'époque. Les protestations compromirent l'institution de ces mesures égalitaires qui ne vécurent pas plus de 37 ans et furent enterrées. C'est en réaction à cette volonté de réforme (que l'on retrouve aussi dans la Nahda et d'autres progressismes en terre arabe) que les panislamistes de l'époque – dont le mouvement auquel ils se réfèrent s'appelle déjà la salafiyyah - sont donc apparus. Les salafistes et les Frères musulmans – qui sont la même chose au départ – affirment que la lutte contre l'Occident ne pourra être remportée qu'en banissant la laïcisation et en retournant à l'islam des origines, des "prédecesseurs" (As-Salaf) et donc au califat, censé réunie la « nation de l'islam », la Oumma al-islamiyya, régie par la Charia. Ainsi, l'islam politique apparaît à cette époque comme un mouvement essentiellement anti-laïc, contre-réformiste qui abhorre toute volonté de réformmodernisation de l'islam puisque même s'il prétend parfois lui-même être "réformiste", il propose de résister à l'Occident et de libérer les musulmans de l'influence étrangère et décadente de l'Occident colonial par le ressourcement dans l'islam des origines débérrassé des influences païennes, des superstitions et de la laïcité européenne jugée "anti-islamique".

C'est à cette même époque que le projet de l'islam politique devient totalitaire car à cette hostilité vis-à-vis de la sécularisation s'est ajoutée une haine viscérale à l'égard de l'Occident et de toutes les valeurs qu'il véhicule. L'addition des deux (fondamentaliste contre-réformiste et haine de l'Occident) aboutit ainsi à ce que j'appelle le "totalitarisme islamique".

Olivier RoyLe grand projet de l’islam politique ou "islamisme" apparaît dans les années1920 avec les Frères musulmans en Egypte et avec Maududi dans le sous-continent indien, suivi de la Turquie dans les années 1960 avec Erbakan, et pour finir avec l’Iran de Khomeyni (après 1963).

Ce projet est civilisationnel, pas confrontationnel : il ne prône pas le djihad offensif (les Frères musulmans ne déclareront le djihad que pour la Palestine en 1948 et l’Afghanistan en 1980). Il vise d’abord à ré-islamiser les sociétés musulmanes, en faisant de l’islam une idéologie politique, un peu sur le modèle du marxisme ou du fascisme (mais pas du nazisme) ; cette conversion en idéologie a eu d’ailleurs sa version sécularisée, à savoir le baasisme. Pour eux il s’agit de s’approprier les concepts modernes de la pensée politique (l’Etat, les institutions, la Constitution, le parti), en réaction à la vision des oulémas traditionnels qui ne s’intéressent qu’à la Charia et laissent le politique aux souverains de fait, qu’ils soient ou non musulmans.

L’objectif des islamistes est l’islamisation des institutions, du droit, de la culture et du mode de vie de leur société, qui pour eux n’est musulmane que de nom. Leur objectif de fait est l’Etat national et la société concrète de cet Etat (Egypte, Turquie, Iran) ; ils ne proclament pas de califat supra-national, même s’ils souhaitent sa venue. Ils sont profondément implantés dans les sociétés nationales par des mouvements sociaux (syndicats, associations d’étudiants, organisations féminines, voire scoutisme), par des réseaux caritatifs (cliniques, écoles), et par des partis politiques légaux quand c’est possible. Ils participent aux élections quand on les y autorisent. Ils ont eu des expériences diverses de participation au pouvoir (Refah et AKP turcs, Jamaat islami au  Pakistan, Front islamique au Soudan, parti Justice et Développement au Maroc actuellement, le président Morsi en Egypte durant un an, la Tunisie avec Ennahda, et bien sûr l’Iran islamique).

A part l’Iran, les islamistes sunnites ont toujours eu des relations correctes avec les pays occidentaux. La Turquie de l’AKP est dans l’OTAN, et les islamistes nord-africains sont perçus à juste titre comme des éléments stabilisateurs. Benkhirane au Maroc et Ghannouchi en Tunisie sont des élément clés de la stabilité du paysage politique et n’ont rien d’anti-occidenaux.

Bref, le courant des Frères musulmans a toujours été dans la négociation et le compromis, même s’il est par définition très conservateur sur le plan de la société. Quant à l’Iran, plus militant, il est aujourd’hui considéré par les Occidentaux comme un élément de la coalition anti-ISIS.

Au cours des dernières décennies, quelles sont les évolutions qu'a connues ce projet d'islam politique ? L'affrontement avec l'Occident a-t-il toujours constitué l'un de ses fondements ? Ne serait-il pas plutôt judicieux de parler aujourd'hui du projet d'islam politique au pluriel ? 

Alexandre del ValleA l' origine de ce projet, il y a eu une énorme querelle entre l'Empire turc ottoman qui voulait se réformer grâce aux Tanzimat, et l'islam conservateur arabe du golfe Persique qui refusait ces réformes en provenance pourtant du califat détenu depuis cinq siècles par les Ottomans.Il s'agit d'une lutte interne à l'islam, qui a toujours existé. On retrouvera cette lutte interne dans le monde arabe à l'époque de la Nahda et jusqu'à la défaite quasi définitive des laïques survenue dans les années 1990 après la guerre du Golfe et la réislamisation du nationalisme arabe. Mais l'habileté des islamistes à l'époque, comme aujourd'hui, a été de faire croire qu'ils étaient les meilleurs "résistants" face à Occident, au colonialisme et à l'impérialisme, les réformistes-laïques et progressistes de tout poil étant dès lors considérés et déclarés « traîtres » et « apostats ». Cette reprise en main progressive du monde musulmans par les partis islamistes a été le fruit de militants laïques eux-mêmes galvanisés par des religieux effrayés de perdre leur pouvoir politique, et sur les bases non pas d'une hérésie mais du corpus islamique sunnite jamais réformé et lui-même foncièrement théocratique comme la réalité du Califat et du Sultanat l'ont incarné durant des siècles jusqu'à Atätürk qui les abolit et laïcisa la Turquie. Avec Bourguiba en Tunisie, Michel Aflaq, créateur du parti nationaliste Baas, les Shahs d'Iran laïcistes, Atatürk demeure l'une des bêtes noires des islamistes du monde entier et cela montre bien bien que la première guerre livrée par les islamistes l'a été contre les musulmans laïques ou modernistes. Globalement, et jusqu'à aujourd'hui, le projet de l'islam politique totalitaire est parvenu à légitimer ses doléances obscurantistes et totalitaires par un antioccidentalisme, c'est-à-dire en surfant notamment sur la dimension identitaire post-coloniale.

Il est exact, à l'heure actuelle, de parler "des" islams politiques, car sur le marché du fondamentalisme islamique anti-occidental, et plus généralement sur le marché de l'islam politique, il existe plusieurs tendances : la tendance turco-erdogane, celle des Frères musulmans appuyée par un certain nombre de pays arabes mais aussi un peu par la Turquie, la tendance saoudienne avec ses structures du type Ligue islamique mondiale, latendance Qatar-Koweït très proche de celle de l'Arabie saoudite, la tendance pakistanaise (tabligh, Jamaa al islamiyya, ou déobandie) qui est très différente des précédentes, sans oublier d'autres pôles également producteurs d'un ultra-conservatisme et que l'on retrouve au sein de l'organisation de la Coopération islamique (OCI) dont l'agenda auréolé de prestige diplomatique et étatique, est le même que celui des islamistes en général, de façon plus institutionnelle. Certains de ces pôles peuvent apparaitre comme plutôt modérés car ils prônent une réislamisation par le verbe, le prosélytisme, et les mesures juridiques, quand les groupes terroristes et jihadistes qui privilégient la voie du djihad guerrier sont particulièrement violents. Les divisions gigantesques entre ces différents pôles ont des origines ethniques, politiques, stratégiques, historiques et tactiques, maisl'objectif général demeure globalement le même : faire échec au réformisme et à toute forme de laïcisation-sécularisation, et parvenir à terme à l'islamisation de la planète, via un prosélytisme conquérant. Nombreux sont les pôles d'ailleurs qui évoquent la "prochaine" conquête de Rome, après celle de Constantinople, et de l'Europe, à commencer par les Frères musulmans et les wahhabites saoudiens pourtant "alliés" de l'Occident.

Olivier Roy Evidemment.  Il n’y a rien de commun entre d’un côté Al-Qaïda et l’ISIS, et de l’autre Ghannouchi et Erdogan (même si ce dernier est dans une dérive autoritaire, celle-ci est plus proche d’Orban et de Poutine que des radicaux islamistes). Les mettre dans le même sac, c’est comme considérer que les Khmers rouges et le Parti communiste italien ont le même objectif.

La grande scission de l’islamisme date des années 1970.

Suite à la violente répression menée par Nasser contre les Frères musulmans à la fin des années 1950, un penseur égyptien Said Qotb (pendu par Nasser) développe une vision radicalement pessimiste de l’avenir de l’islam. Les sociétés musulmanes sont pour lui revenues à la période d’ignorance d’avant le Prophète (jahiliya), les vrais croyants sont une petite minorité dont l’horizon est le martyre. Un autre auteur radical égyptien, Farrag, fait du djihad une obligation individuelle et permanente (ce qui n’est pas la vision traditionnelle des oulémas). Partout l’islam semble en régression, territorialement (Palestine, puis Afghanistan), politiquement (sécularisation) et culturellement (occidentalisation). L’invasion russe de l’Afghanistan radicalise le mouvement. Le coup d’envoi du nouveau radicalisme sunnite est l’assassinat de Sadate en 1981, suivi par un départ massif de jeunes radicaux arabes pour mener le djihad en Afghanistan.

La différence est la suivante : ces nouveaux radicaux ne sont plus liés à des mouvements sociaux de masse, ce sont des activistes, pas des militants. Ils ne s’intéressent pas aux mouvements sociaux, à la prédication, à l’action politique, au caritatif. Ils prônent la propagande par l’action, ils ne font pas confiance aux "masses" musulmanes, se détournent de leurs propres sociétés nationales et choisissent un djihad globalisé, terroriste et nomade : on va de djihad en djihad (Bosnie, Afghanistan, Tchétchénie et aujourd’hui Syrie) sans s’intégrer aux sociétés réelles. Ce qui explique que, contrairement aux Frères musulmans, ils recrutent dans toutes les marges des déracinés, à commencer par les convertis.

Quelle a été l'influence tout particulièrement du projet d'islam politique conçu par les Frères musulmans sur des groupes opérant à l'heure actuelle comme Al-Qaïda ou Daech ? Dans quelle mesure ces derniers s'inscrivent-ils dans cette conception de l'islam politique forgée plusieurs décennies plus tôt ? 

Alexandre del Valle : Cette influence est considérable. Les Frères musulmans sont l'un des premiers mouvements islamistes radicaux, et même le plus important de ces groupes et le plus ancien, créé entre 1928 et 1930 par Hassan al-Banna, le grand-père de Tariq Ramadan. Cette organisation se revendique d'ailleurs de la salafiyyah, ce mouvement prétendument réformiste qui affirmait vouloir revenir à l'islam des origines. L'autre idée forte de ce mouvement réside dans la non-dissociation du pouvoir politique et du pouvoir spirituel, et dans l'application de la Charia, avec le but de rétablir un jour le Califat, dans le cadre d'une stratégie subversive par "étapes". Ce projet de conquête politico-spirituelle du monde est celui de tous les mouvements islamistes radicaux.

On peut dire que les Frères musulmans ont influencé quasiment tous les groupes islamistes de la planète, y compris l'ayatollah Khomeyni, qui a mélangé la doctrine chiite mystique révolutionnaire avec le système des Frères musulmans, ce qui a dénaturé le chiisme. Ce dernier s'opposait en effet au mélange entre pouvoir politique et pouvoir spirituel. Des preuves existent attestant de l'appartenance de Khomeyni à la section iranienne des Frères musulmans, Fedayé islam. Sayyid Qutb est le théoricien du "djihad offensif", (violence pour imposer l'islam et la charià. Sa lecture de Qutb a été déterminante pour les fondateurs d'Al-Qaïda, qui se voyait comme une avant-garde révolutionnaire. La Gamaa al-Islamiya égyptienne et Al-Jihad sont indirectement issus des Frères musulmans. Ayman al-Zawahiri, successeur d'Oussama ben Laden à la tête d'al-Qaïdaa été inspiré par les Frèresn puis le fondateur d'Al Qaïda et mentor même de Ben Laden, Abdallah Azzam, était un membre éminent des Frères. Oussama ben Laden lui-même, a été membre d'un mouvement radical apparenté aux Frères musulmans en Arabie saoudite et a dévoré les théories de Sayyid Qutb dont le frère fut même son professeur à l’université. Le Front islamique de salut en Algérie et le parti Ennahdha en Tunisie sont issus des Frères, de même que le parti-groupe terroriste Hamas à Gaza, qui en est la structure officielle en Palestine. Les Ikhwan sont à la tête du plus grand réseau mondial islamiste (plus de quatre-vingt pays), et est une sorte d’Internationale islamiste doté d'une sorte de Komintern et dont le Bureau de la guidance égyptien est l'équivalent du "Politburo". Malgré les divisions fondamentales entre les deux, Al-Qaïda et les Frères musulmans sont unis par un profond lien idéologique et des buts communs, dont la charià et le Califat et l'abolition des régimes laïcs et mécréants. Même Da'ech a en son sein de nombreux ex-membres des Frères musulmans. Les Ikhwan ont également influencé le Milli Görüs et l'AKP turcs, dont Erdogan est le leader actuel. Enfin, l'islamisme radical pakistanais, notamment la tendance "takfiriste" de la Jamaa al islamiyya de Maoudoudi, a fortement été influencé par eux (et la réciproque aussi) et leur était structurellement lié. Les deux mouvances ont toujours été très liées et complémentaires. On peut également citer l'islamisme soudanais à la fois panislamiste et panarabe de Hassan Al-Tourabbi, qui en fut l'une des figures mondiales. Les salafistes eux-mêmes ont beaucoup en commun et il faut jamais oublier que les Frères sont eux-même issus de la mouvance de la Salafiyya et adhèrent au même corpus que les salafistes. En France et en Europe, les Frères sont des leaders et précurseurs de la réislamisation un peu partout (UOIE-UOIF), etc,

Ce que l'on retrouve de commun entre les Frères musulmans et des groupes comme Al-Qaïda ou Daech, c'est ce que j'appelle les caractéristiques dutotalitarisme en général : contrôle total de la pensée, de la jeunesse, de la culture, culte du chef et du Guide suprême, refus de la liberté de conscience, application de la Charia comme unique source de la loi, inégalité des hommes et des femmes, suprématie des musulmans sur les non-musulmans, capacité d'utiliser la ruse pour tromper l'ennemi, absence de scrupules, violence et terreur érigés en système de gouvernement, et soumission à idée unique, en l'occurence le Tawhi, l'unicité absolue de Dieu et de ses lois et règles contenues dans la charià. etc. Toutes les caractéristiques du totalitarisme se retrouvent dans les fameuses "Cinquante propositions" des Frères musulmans et de Hassan Al-Banna, sorte de programme politique des Frères qui reprenait à la fois le corpus orthodoxe de l'islam sunnite littéral et des influences fascistes. Le programme des Frères musulmans et de Daech est le même mais il diverge grandement sur les moyens : façonner l'homme musulman, la femme musulmane, le village musulman, l'Etat musulman, en vue d'islamiser le monde et d'instaurer le Califat. La différence – et elle est de taille – réside dans le fait que les Frères musulmans ne pensent pas que la violence soit toujours nécessaire. Elle l'est en Tchétchénie, en Israël-Palestine, en Syrie, en Irak, face à des mécréants occidentaux ou russes ou des chiites, puis face aux dictatures nationalistes (Taghout). Pour eux, on doit y avoir recours que lorsqu'on n'a pas d'autres choix. Mais les Frères musulmans pratiquent davantage l'infiltration dans toutes les sphères de la société, ils privilégient la formation et même la démocratie et les élections lorsque cela est possible, à l'inverse de Daech et des jihadistes-salafistes en général qui pensent que l'on doit atteindre l'objectif de la charià et du Califat par le djihad, tout de suite et partout, et qui condamnent la démocratie dans son essence même et ses principes.

Olivier RoyLes radicaux d’aujourd’hui sont violemment opposés aux Frères musulmans. Ils les condamnent et les combattent : les djihadistes tunisiens ont tout fait pour saboter la transition démocratique en Tunisie quand Ennahda était au pouvoir, Daech combat Ahrar al Shams en Syrie.

En fait, les radicaux d’aujourd’hui rejettent les élections, les compromis politiques et surtout le cadre national qui a été d’emblée endossé par les Frères musulmans. Ils rejettent tout ce qui définit aujourd’hui les Frères musulmans. La question n’est pas celle de la Charia, mais celle de l’entité politique que l’on souhaite, du rapport au territoire et du rapport à la société.

Al-Qaïda en défendant un djihad global et nomade, Daech en concevant un califat, certes territorial mais aux frontières en perpétuelle expansion, rejettent le cadre national dans lequel les Frères musulmans se sont moulés (du Hamas à Ghannouchi). La première chose qu’a faite Daech fut d’effacer symboliquement les frontières issues des accords Sykes-Picot qui sont au fondement de tous les Etats-nations d’aujourd’hui dans le Levant. La base combattante d'Al-Qaïda et de Daech est faite d’ "expatriés" ou plutôt des volontaires du djihad global, au détriment des "locaux" qu’ils soient afghans, syriens ou irakiens.

Y avait-il réellement une méconnaissance auparavant de ce projet d'islam politique ? Celle-ci a-t-elle pu favoriser la situation actuelle caractérisée par la multiplication des attaques terroristes à caractère islamiste en Occident ?

Alexandre del Valle : Du point de vue des élites, il n'y a jamais eu de méconnaissance à l'égard de ce projet d'islam politique. Depuis le début, on dispose de nombreux textes, dont ceux des Frères musulmans, des Saoudiens wahhabites, des organisations pakistanaises ou autres pôles de l'islamisme mondial qui ne dissimulent pas leurs objectifs théocratiques et qui invitent à faire la guerre au reste du monde. Comme jadis d'autres menaces totalitaires les pôles de l'islamisme mondial, terroristes ou "institutionnelles" (les deux étant liés), prônent ouvertement la réislamisation de la planète et la suprématie de la Charia sur toute autre loi, etc. Ils ne dissimulent pas leur opposition à nos valeurs et oeuvrent sur notre propre sol, de façon ouverte et officielle, à la non-intégration de nos concitoyens musulmans qu'ils veulent enfermer dans un repli communautaire et utiliser comme noyau d'islamisation future de l'Europe et de l'Occident... Des textes et appels on ne peut plus officiels et clairs émanent chaque jour de grandes mosquées, ministères, institutions officielles de pays "alliés" de l'Occident, comme l'Arabie saoudite où encore récemment, le grand mufti de La Mecque qui a affirmé "prier Dieu pour pourvoir écraser les juifs et les chrétiens".... L'interlocuteur islamiste n'a jamais caché ses intentions. Nos dirigeants qui ont laissé le loup islamo-totalitaire pénétrer la bergerie des sociétés ouvertes n'ont pas de circonstance atténuantes, ils n'ont pas seulement commis une grave erreur, mais aussi une faute.

Nos services de renseignement, nos politiques, savent tout ceci très bien, mais nos dirigeants qui n'ont pas écouté les spécialistes du renseignement ont été complaisants ou laxistes et dans les deux cas cela est une faute car gouverner c'est prévoir et anticiper dans le cadre de la préservation des valeurs et de l'intégrité de la nation et de la sécurité des citoyens. C'est là où le bât blesse : nos élites qui collaborent avec des Etats et des régimes islamistes qui sapent nos valeurs chez nous, savent que ces faux amis et vrais ennemis géocivilisationnels ont un projet foncièrement hostile à notre égard. C'est peut-être ce qu'il y a de plus stupéfiant dans l'histoire de l'islamisme mondial. Pour revenir sur le cas des Etats-Unis et du 11 septembre, avant cet évènement, il faut rappeler que l'un des plus grands terroristes islamistes mondiaux, un Egyptien nommé Abdelrahmane, disposait d'uneGreen Card, alors qu'il était l'un des principaux idéologues de référence du groupe qui avait tenté de commettre le premier attentat contre le World Trade Center en 1993. C'est précisément ce type de laxisme qui a préparé et favorisé la situation actuelle d'attaques terroristes à caractère islamiste à répétition contre l'Occident. C'est pourquoi – comme je l'ai dit à plusieurs reprises, le premier responsable à montrer du doigt ne sont pas les masses musulmanes, premières victimes et prises en otage, mais nos propres dirigeants qui ont offert sur un plateau d'argent et donné en pature nos concitoyens musulmans aux grands pôles de l'islamisme mondial hostiles à nos valeurs. Pire, lorsque des Etats musulmans modérés et anti-islamistes ont averti nos dirigeants dans les années 1990-2000, nos Etats n'ont pas voulu les écouter, au contraire, nos démocraties ont diabolisé les « dictatures » du Shah, des Kémalistes, de Bourguiba ou Ben Ali en Tunisie ,du FLN en 'Algérie qui luttait contre le FIS ou de la Syrie et de l'Irak ou même de la Libye que nous avons agressés pour servir les intérêts de nos clients-fournisseurs islamistes du Golfe.. Tout ce que les pays occidentaux ont fait depuis la Guerre froide, aussi bien en politique intérieure qu'extérieure, a consisté à renforcer les pôles de l'islamisme radical soit directement soit indirectement, alors que de nombreux pays musulmans luttaient eux-mêmes contre ce fléau et nous demandaient de ne pas accueillir chez nous les leaders islamistes radicaux et même terroristes alors recherchés dans des pays musulmans mais reconnus comme réfugiés politiques dans nos démocraties.. Nous en paierons encore longtemps le prix...

Olivier RoyLe projet des Frères musulmans, comme la stratégie de l’Iran révolutionnaire, ont été parfaitement connus et étudiés. La conclusion des experts, dont moi-même, fut que les Frères musulmans rentraient dans le cadre national et se plieront donc aux contraintes géostratégiques et diplomatiques, ce qui s’est avéré partout, y compris pour l’Iran, avec qui nous faisons aujourd’hui quasiment alliance contre les radicaux. La Tunisie, et désormais la Turquie, sont en guerre contre le radicalisme djihadiste et terroriste, tout comme l‘auraient été les Frères musulmans égyptiens si leur expérience du pouvoir n’avait pas été brutalement interrompue par l’armée. Remarquons que les Frères musulmans égyptiens, désormais dans la clandestinité, ne rejoignent pas Daech (le mouvement du Sinaï n’est pas un mouvement issu des Frères musulmans). Le Hamas évite soigneusement le terrorisme international où des radicaux de l’OLP s’étaient fourvoyés.

Bref, l’islamo-nationalisme est désormais plus nationaliste qu’islamiste. Mais cela laisse intact le nouvel espace de radicalisation dé-territorialisé ouvert dans les années 1990 (je l’ai étudié il y a quinze ans dans mon livre L'Islam mondialisé). Il est plus difficile à combattre parce qu’il est un produit de la mondialisation, plus que de la tradition musulmane. C’est sa modernité qui fait toute sa force, pas son inscription dans une tradition musulmane plus fantasmée que réelle.

Propos recueillis par Thomas Sila

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