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Et si Facebook Live était une énorme révolution dont nul ne peut encore imaginer l’impact ?
©Reuters

Souriez, vous êtes filmé

Facebook a lancé, il y a peu, une nouvelle application, se plaçant ainsi en concurrent direct de Périscope en matière de vidéo instantanée : Facebook Live. Depuis son apparition, l'application a été utilisée à plusieurs reprises par des citoyens pour dénoncer des abus commis par des policiers ou des employeurs. La publication immédiate de ces vidéos pose la question de la légalité de cette pratique qui pourrait changer profondément et durablement nos rapports sociaux.

Michaël Dandrieux

Michaël Dandrieux

Michaël V. Dandrieux, Ph.D, est sociologue. Il appartient à la tradition de la sociologie de l’imaginaire. Il est le co-fondateur de la société d'études Eranos où il a en charge le développement des activités d'études des mutations sociétales. Il est directeur du Lab de l'agence digitale Hands et directeur éditorial des Cahiers européens de l'imaginaire. En 2016, il a publié Le rêve et la métaphore (CNRS éditions). 

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David Fayon

David Fayon

David Fayon est responsable de projets innovation au sein d'un grand Groupe, consultant et mentor pour des possibles licornes en fécondation, membre de plusieurs think tank comme La Fabrique du Futur, Renaissance Numérique, PlayFrance.Digital. Il est l'auteur de Géopolitique d'Internet : Qui gouverne le monde ? (Economica, 2013), Made in Silicon Valley – Du numérique en Amérique (Pearson, 2017) et co-auteur de Web 2.0 15 ans déjà et après ? (Kawa, 2020). Il a publié avec Michaël Tartar La Transformation digitale pour tous ! (Pearson, 2022) et Pro en réseaux sociaux avec Christine Balagué (Vuibert, 2022). 

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Atlantico : Un article du Daily Beast évoque le fait qu'une femme transsexuelle s'est servie de Facebook Live pour dénoncer les abus et le harcèlement sexuel de son employeur. Dans quelle mesure ce système de vidéo en streaming peut-il changer les rapports de force lors de contentieux ou révolutionner les moyens à sa disposition pour dénoncer des abus ou des méfaits en se servant de ses spectateurs comme de témoins ?

Michaël DandrieuxLa clé d'entrée du phénomène social que constitue Facebook Live – qui n'est pas du tout un phénomène technologique ou technique comme on pourrait le croire de prime abord – réside dans la réduction du temps de diffusion des images, et la confusion entre le temps de l'action – le temps de l'enregistrement – et le temps de la diffusion qui intervenait normalement après un temps durant lequel on pouvait prendre en compte un certain nombre d'éléments de dimension éthique, juridique, légale, etc. Ce n'est pas le public qui a commencé à enregistrer tous les faits et gestes des personnes qui l'entourent : ce sont avant tout les forces de l'ordre.  L'objectif est de documenter tous les faits en gestes de ce qui se passe, en continu, dans un tissu social, pour pouvoir extraire des moments au cours desquels des individus perpètrent un acte. On va donc séparer le temps de l'action avec le temps de l'opération. Grâce à la vidéo, il devient possible d'attester de la véracité de la plainte. C'est à ce moment-là où les autorités, qui disposent de la vidéo, vont décider ou non de sa diffusion en tenant compte de la dimension éthique, juridique, etc. Or la diffusion par France Télévisions des images de l'attentat de Nice vient remettre cela en question.

Ce qui change désormais, avec Facebook Live, c'est que l'on met à disposition du public les mêmes moyens – et pour l'instant nous n'avons qu'évoqué les enregistrements décalés réalisés avec une caméra permettant d'attester de ce qui s'est passé – que ceux dont disposent les forces de l'ordre. Ceci permet de ne plus avoir comme seule version celle de la police. En Russie d'ailleurs, les voitures civiles disposent d'une contre-caméra pour pouvoir filmer en cas d'altercation avec les forces de l'ordre. Il en va de même pour les cyclistes new yorkais, qui disposent généralement d'une caméra fixée sur leur casque filmant tous les faits et gestes de la journée, ce qui permet ainsi de rapporter des images en cas d'accident, dans le temps de l'opération. Aujourd'hui, avec une application comme Facebook Live, le temps de l'action et le temps de l'opération sont fusionnés l'un avec l'autre. Il n'y a plus de temps de réflexion dans lequel l'individu pourrait finalement réfléchir à la nécessité et à l'utilité de porter plainte, dans lequel aussi une solution à l'amiable entre les deux parties pourrait être trouvée, etc. Avec la diffusion immédiate des images que permet Facebook Live, ces deux temps sont ainsi réduits. Cette réduction fait en sorte que toute la dimension du procès – pas seulement au sens pénal, mais également au sens linguistique du terme renvoyant au processus par lequel on parvient à agir sur le monde qui nous entoure, comme le fait de porter plainte – ne prend plus de temps. Le procès devient ainsi immédiat. Or, comme le disaient Foucault et Durkheim à propos du procès, la longueur du processus permettait notamment de déconstruire la figure du monstre associée à l'accusé. Désormais, nous sommes confrontés immédiatement à la monstruosité de l'accusé et du crime dont on suppose qu'il en est l'auteur. Ce qui se passe alors, c'est que la personne n'est plus un suspect vis-à-vis duquel un temps de la réflexion, par rapport à son acte, faisant intervenir différents acteurs, va pouvoir s'exprimer. Nous restons donc dans le temps de l'action, dont la principale caractéristique est d'être un temps émotionnel. Ainsi, lorsque vous diffusez une vidéo instantanée d'un harcèlement sexuel, vous vous situez dans un temps de l'action, et donc de l'émotion. Le jugement émotionnel qui s'opère alors est un jugement accusateur violent.

Ce qui se produit, c'est une banalisation du temps de la dénonciation – que le Live rend particulièrement violente notamment par l'absence d'analyse. Le Live vidéo peut également biaiser la réalité de l'intégralité de l'action : elle ne montre pas ce qui a pu se passer avant ou après ; elle ne révèle pas les éléments d'hors-champ, etc.

Avec ces applications de vidéos Live, il y a quelque chose de jubilatoire pour le corps civil qui dispose désormais de certains outils des corps professionnels comme les policiers ou les organismes de surveillance. Dans le même temps, il y a quelque chose de problématique car les civils n'imaginent pas être soumis à des impératifs de diffusion auxquels est soumis l'ensemble de la population, qui font qu'il est normalement très difficile de diffuser n'importe quoi, n'importe où et à n'importe quel moment. Cela relève du droit à l'image français. Or le cadre législatif actuel est totalement vierge de réflexion sur ces territoires de la vidéo Live. Les policiers n'ont pas le droit de diffuser des images sans avoir recours au préalable à une armada de législations, tandis que le corps civil est convaincu de pouvoir s'extraire de ces mêmes obligations. Cette dissymétrie révèle également des différences dans ce que recherche le corps civil et les policiers : ces derniers, a priori, vont rechercher un apaisement dans la punition, dans la volonté d'amener le procès à son terme, etc., tandis que le corps civil, placé dans le temps de l'émotion, est dans une logique de diabolisation, de la révolte, de la vengeance, du dégoût, qui n'est donc pas du tout une recherche de paix mais celle de l'entertainment. Ceci renvoie aux mécanismes plus anciens de la justice, qui sont des mécanismes d'exposition du coupable. Par cette exposition, le public faisait ainsi corps social face au coupable, pointé alors du doigt par ce corps constitué. La fonction, si l'on peut dire, du "salaud", c'est-à-dire de la personne sur laquelle s'abat l'opprobre public, est importante dans nos sociétés : elle consiste à faire porter la responsabilité à quelqu'un qui n'est pas du sérail. La haine à l'égard de cette personne est d'autant plus grande avec des applications comme Facebook Live que l'on ne dispose pas, comme je le disais plus haut, des éléments de contexte, de l'hors-champ, etc. ; un effet de concentration extrêmement fort se produit alors, du fait de l'immédiateté. 

David Fayon : La vidéo en direct est un axe de développement fort des réseaux sociaux qui induit de nouveaux usages. Nous avons par exemple Periscope - outil dans l'écosystème Twitter qui permet aussi d'interagir avec une communauté - et Meerkat, application disponible sur iOS et Android. Ils ont été lancés en 2015. Facebook, pour ne pas rester en reste, a suivi le mouvement en lançant Facebook Live. L’outil permet à chacun de diffuser des flux vidéo en direct pris depuis son PC, sa tablette mais aussi son smartphone et de les partager avec ses amis ou avec des groupes publics ou privés. C’est aussi une façon de générer de l’attention et de recueillir des commentaires. Dans l’article présent que vous évoquez, la personne a utilisé Facebook Live pour avoir des éléments de preuve face à son employeur. Le fait d’être filmé induit aussi une asymétrie. La personne qui filme peut se prêter au jeu et en profiter pour inciter l’autre personne à en dire/faire plus alors qu’elle n’est pas au courant de l’enregistrement en direct. Peut-être que pour recueillir davantage de preuves, cette personne a voulu aller encore plus loin et faciliter le travail du juge. Or selon les personnes, les valeurs et les limites diffèrent. En cas d’harcèlement, la personne qui subit peut réagir différemment : ignorer, fuir, affronter, accepter. La question que nous pouvons nous poser à la lecture de cet article est de savoir ce qui se serait passé lors de l’affaire DSK au Sofitel de New York en 2011 si la femme de chambre avait utilisé un tel outil. Par ailleurs, le fait de taguer le lieu est un faisceau d'indices supplémentaires notamment si l'on se sert de l'outil comme moyen de preuve pour du harcèlement (moral, sexuel) au travail par exemple. Ceci étant dit, il est préférable dans un premier temps que le problème soit réglé au sein de l’entreprise ou de l’organisation plutôt que de prendre des spectateurs extérieurs à témoin. C’est aussi une question d’image pour l’organisation dans laquelle on est. Face à une situation d’harcèlement on peut toutefois être démuni mais va-t-on avoir le réflexe de mettre Facebook Live en fonction pour, à défaut d’une bonne qualité d’image et de cadrage, avoir au moins des enregistrements des dialogues et des sons ?

D'un point de vue juridique, un enregistrement de Facebook Live peut-il constituer une preuve valable lors d'un contentieux ?

David Fayon : Oui, il est tout à fait possible qu’un enregistrement de Facebook Live constitue un élément de preuve sachant que Facebook a des informations associées à l’enregistrement (type de matériel connecté, horaire et lieu). En outre, truquer une vidéo demande plus de temps et de moyens que de manipuler une photo. Nous devrions passer de la photo à la vidéo pour générer des preuves additionnelles en ne perdant pas de vue qu’un extrait sorti de son contexte peut également dénaturer certains messages. Ensuite, il convient d’imaginer la vidéo elle-même qui peut ensuite être reprise et diffusée et la certification par Facebook sachant que par ailleurs un compte peut être piraté. Tous ces éléments sont à mettre dans la balance du juge 2.0 qui devra vivre avec son temps. Pour Facebook par exemple, le signalement humain est important car pour produire un contenu qui a une plus grande valeur juridique et n’émane pas d’une machination, l’intervention humaine permettra d’indiquer des contenus douteux ou au contraire renforcer ceux qui ont un caractère véridique. Un mix entre algorithmique et humain est la voie de l’avenir avec l’apport de l’Intelligence artificielle aussi qui aidera.

Michaël DandrieuxLa question est de savoir quel est l'avantage juridique que procurent ces applications pour les accusés. Ces vidéos Live peuvent leur offrir une capacité d'attester d'une réalité. Elles peuvent aussi être parfois utilisées pour contrecarrer tous les mécanismes de doute qui ont été émis à l'encontre des forces de police qui ne diffusent pas les images, ne rendent pas les corps, etc. tout ça dans une logique complotiste selon laquelle elles souhaitent nous empêcher d'accéder à la vérité. Néanmoins, ces vidéos peuvent représenter un risque face à des personnes qui essaieraient de prouver un présupposé avec cette vidéo. Il ne faut pas confondre les vidéos de type "pièces à conviction" et les vidéos instantanées. Avec la vidéo Live, on dépasse le législateur, à qui l'on aurait pu seul donner la vidéo enregistrée dans le cadre d'un dossier constitué : la vidéo est désormais jetée en pâture à l'émotion publique, sans aucune grille législative. 

Quels risques ces streams peuvent-ils engendrer au regard de la vie privée ? Comment les personnes filmées à leur insu peuvent-elles se défendre ?

David Fayon : En droit, c’est toujours un juste équilibre entre liberté d’expression et sécurité/protection de la personne qui est recherché. De tels outils limitent la vie privée qui a déjà été mise à mal avec Facebook ou YouTube où toute vidéo prise par un smartphone peut être ensuite rediffusée facilement. Cela s’est poursuivi avec des outils comme Snapchat car toute vidéo envoyée peut aussi être copiée par le(s) destinataire(s) malgré la destruction après visualisation (par exemple en la filmant tout en la visualisant). Pour se défendre, la logique qui l’emporte est celle de la précaution, opter pour plus de retenu même si cela peut altérer le naturel : attention à ce que vous faites dans la vie car imaginez que vous êtes filmés ! Les paroles ne pourront plus s’envoler de même que les attitudes corporelles. Dans une analyse plus globale de l’évolution de la société et de ses outils vidéos, des vidéosurveillances sont installées depuis plusieurs années et espionnent les citoyens qui n’en ont pas conscience sous couvert de protection de leur sécurité. Ici avec Facebook Live, ce sont les citoyens internautes qui reprennent le pouvoir et qui décident quoi et qui filmer avec une différence qui est le fait que les vidéos peuvent être diffusées facilement et avec des résultats qui peuvent les dépasser alors que dans le cas de la surveillance, elles restent privées.

Michaël Dandrieux : Au sujet de la vie privée, nous avons aujourd'hui deux grandes forces qui s'affrontent : d'un côté, les pouvoir législatifs européens qui souhaitent pouvoir protéger la vie privée des utilisateurs, et de l'autre, la grande puissance entrepreneuriale qui souhaite récupérer le plus de données possibles sur l'utilisateur. Si l'on considère certaines applications phares en ce moment comme Pokémon Go ou Happn, tout le travail de leurs développeurs consiste à collecter, en continu, la position géolocalisée des utilisateurs notamment. Parce que ces applications promettent monts et merveilles (trouver l'amour, faire partie de la grande communauté internationale des chasseurs de Pokémons, etc.), les utilisateurs sont désormais prêts à accepter cette collecte de données. Avec la vidéo Live, c'est ce qui est train de se passer : nous considérons normal d'émettre les images des autres. Le droit à la vie privée, c'est le vieux problème de la liberté, à savoir que la liberté s'arrête où commence celle de l'autre. L'ancien droit à la photographie français, de même que le droit à l'image français, protège très bien de cela, mais pour ce qui est des photos. Or, dans le cadre de la vidéo Live, comme je le disais plus haut, il y a un vide juridique. 

Dans quelle mesure le fait de savoir que nos rapports sociaux peuvent être rediffusés instantanément peut-il les changer ?

David Fayon : Nous avons trois points essentiels : 1. Facebook Live en permettant l’enregistrement d’événements en direct est un canal de communication complémentaire. Il est appelé à connaître un vif essor d’autant que les possibilités de filmer depuis une GoPro (déjà effectif pour Periscope et Meerkat) ou un drone vont être rapidement proposées. 2. On peut non seulement se servir des spectateurs comme témoin en ayant des commentaires et un retour sur les événements mais aussi générer un buzz qui peut être lourd de conséquence (par exemple l’affaire des 2 salariés de SFR licenciés suite à un smartphone d’une cliente cassée à l’occasion d’un Periscope). 3. Le fait de pouvoir utiliser la vidéo en direct depuis un smartphone rend un usage massif avec des domaines d’application dans toutes les facettes de la vie quotidienne. Mais ceci peut donner des dérives comme la violence en direct (suicide, attentat) où le côté plus exhibitionniste ou voyeuriste déjà consacré avec les réseaux sociaux peut être sublimé avec la vidéo. Dans le cas de la femme qui a un ami abattu par un policier, le travers de l’outil est plus de chercher à avoir une preuve qu’à défendre la personne que l’on aime à tout prix. Il convient de ne pas échanger la fin contre les moyens. Enfin, aujourd'hui, la loi condamne l'apologie du terrorisme, l'incitation à la haine raciale et toute forme de violence aussi bien dans le monde physique que sur Internet. Or les grands outils notamment les Google, Facebook, Apple obéissent à leurs propres règles et au droit californien qui diffère parfois. Tout ceci est appelé à évoluer, le droit va suivre et s’adapter aux usages nés de ces nouveaux outils avec un temps d’adaptation. On aura bien sûr des affaires qui vont défrayer la chronique mais dans quelques années on se posera la question de comment nous faisions pour vivre avant sans la vidéo en direct…

Propos recueillis par Thomas Sila et Thomas Gorriz

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