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Droit vers une drôle de nouvelle ère ? Voilà ce que sera notre monde si la colère et le défoulement l'emportent à chaque élection occidentale majeure dans les 12 mois à venir
©Reuters

Et si...?

Une tendance au ras-le-bol apparaît désormais inscrite dans le comportement des électeurs des sociétés occidentales, comme semble l'avoir révélé les résultats du référendum sur le Brexit. Nous avons donc voulu imaginer l'état du monde d'ici un an si cette tendance au vote d'exaspération venait à se confirmer, notamment au cours des prochaines échéances électorales à venir aussi bien en Europe, qu'aux Etats-Unis.

Jacques Sapir

Jacques Sapir

Jacques Sapir est directeur d'études à l'École des Hautes Études en Sciences Sociales (EHESS), où il dirige le Centre d'Études des Modes d'Industrialisation (CEMI-EHESS). Il est l'auteur de La Démondialisation (Seuil, 2011).

Il tient également son Carnet dédié à l'économie, l'Europe et la Russie.

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Christophe Bouillaud

Christophe Bouillaud

Christophe Bouillaud est professeur de sciences politiques à l’Institut d’études politiques de Grenoble depuis 1999. Il est spécialiste à la fois de la vie politique italienne, et de la vie politique européenne, en particulier sous l’angle des partis.

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Atlantico : Le vote référendaire sur le Brexit semble avoir révélé une logique désormais installée chez les électeurs : celle du vote d'exaspération. En supposant que cette tendance se confirme au cours des prochains mois et des prochaines échéances électorales (référendum en Italie et en Hongrie, élections présidentielles en Autriche, aux Etats-Unis et en France, élections législatives aux Pays-Bas), à quoi pourrait ressembler ce nouveau monde ?

Christophe BouillaudChacun des cas que vous évoquez comporte de fortes particularités nationales, mais l’impression générale selon laquelle il se passe quelque chose d’assez nouveau dans la sphère électorale n’est pas fausse. Les huit années de crise économique depuis 2008 finissent par donner leur plein effet politique.

En Italie, Matteo Renzi avait parié en 2014 en arrivant aux affaires qu’il représenterait si bien aux yeux des Italiens la nouveauté et le renouveau à laquelle ils aspirent depuis les années 1990 qu’ils lui feraient un chèque en blanc lors du référendum prévu cette année. Or, comme les résultats économiques de l’Italie et le sort des familles italiennes ordinaires sont très loin d’être aussi mirobolants que Matteo Renzi ne le prétend, et que son parti, le "Parti démocrate" (PD), est mouillé dans de multiples affaires de corruption, il se trouve que les électeurs italiens sont désormais moins décidés que prévu à lui signer ce fameux chèque. Et ils commencent à se tourner de nouveau vers les oppositions, le "Mouvement 5 Etoiles" (M5S) un parti "ni droite ni gauche" d’une part, et les partis de la droite de la droite ("Ligue du Nord", "Frères d’Italie") d’autre part. La défaite au référendum signerait sans doute la fin du "renzisme", mais les députés et sénateurs élus en 2013 auraient sans doute à cœur de ne pas s’auto-licencier en ne donnant pas un gouvernement à l’Italie. La "responsabilité", comme on dit en Italie, l’emporterait. Aux Pays-Bas, sur le papier, le pays va bien mieux que l’Italie, mais là aussi il y a de l’exaspération, incarnée entre autres, par le "Parti de la Liberté" de Geert Wilders. Ce parti, très hostile à l’immigration et à l’Union européenne, a déjà eu des hauts et des bas, mais il semble destiné à un très bon score lors des prochaines élections, tant il incarne pleinement la réorientation contemporaine de l’extrême droite européenne de l’antisémitisme (ou plutôt antijudaïsme) à l’anti-islamité. Cependant, dans un système politique comme celui des Pays-Bas, fondé sur un mode de scrutin presque parfaitement proportionnel, il sera impossible à ce parti d’arriver au pouvoir sans l’aide d’autres partis. Pour l’instant, je vois mal d’autres partis donner les clés des Pays-Bas à ce personnage, qui maltraite déjà ses propres élus, mais qui sait ? En Hongrie, le référendum sur l’immigration voulu par Viktor Orban sera sans doute remporté par le pouvoir, mais la question sera de savoir avec quel taux de participation et à quel niveau de oui pour la proposition du pouvoir. Il y a là le risque de la contre-performance pour V. Orban, où les électeurs hongrois apparaitraient de fait moins fermés à l’immigration que prévu. En Autriche, la réitération de l’élection présidentielle suite à son invalidation par la Cour constitutionnelle peut tourner aussi bien au désavantage de l’extrême-droite qu’à son très grand avantage. Si elle perd, cela pourra être interprété simplement comme l’effet de la meilleure coordination de ses adversaires. Si elle gagne par contre, cela voudra dire que, tout bien réfléchi, le peuple autrichien donne dans sa majorité électorale la Présidence du pays à l’extrême droite. Enfin, il y a le cas des Etats-Unis et de la France. Si l’on regarde les précédents et en quelque sorte la sagesse électorale acquise, ni Donald Trump, ni Marine Le Pen, n’ont de chance d’être élus. Leur élection si improbable serait donc un événement majeur aux conséquences difficilement calculables. Quoi qu’il en soit, sauf dans le cas italien dans une certaine mesure, toutes ces votes, s’ils étaient favorables au candidat ou au parti le plus à droite, ne seraient pas loin de donner quelque validité à la théorie de Samuel Huntington du "choc des civilisations". En effet, l’exaspération semble plutôt favoriser à ce stade les candidats qui s’appuient sur un discours "nationaliste" anti-immigration, qui prend très fréquemment en Occident une tonalité clairement anti-Islam. Cette arrivée au pouvoir d’hommes ou de partis ayant fait une bonne part de leur fortune politique sur le discours anti-Islam serait sans doute favorable à une diminution des tensions avec la Russie, mais elle pourrait provoquer des frictions avec le monde musulman. Surtout, là où existent des minorités de religion musulmane en Occident, elles se sentiraient sans doute assiégées, et nul ne sait quelle serait leur réaction. 

Jacques SapirIl faut d’abord éclaircir ce que l’on appelle "exaspération". Tout le monde sait intuitivement ce qu’est être exaspéré. Mais, politiquement, cela prend une autre signification. On peut partir du principe que l’on vote soit par adhésion à des idées, soit par crainte d’autres idées ou de personnages politiques. Le "vote protestataire" dont on a beaucoup parlé en France à propos du PCF, puis du FN, voire de Mélenchon, ressort en réalité de cette dernière catégorie. Pourtant, les observateurs politiques n’avaient pas ce sentiment actuel que le corps électoral est effectivement "exaspéré". Nous sommes en présence d’un phénomène nouveau dont les causes sont multiples : cours antidémocratique de la politique de l’UE, situation économique, attentats terroristes. On peut alors l’interpréter à partir de la théorie des préférences, de "l’effet de contexte" et de "l’effet de dotation"[1]. Ces effets ont révolutionné la théorie des préférences individuelles en nous permettant de comprendre comment des éléments collectifs influencent les choix individuels. Dans le cas d’une "exaspération" renvoyant à des causes multiples mais se combinant mutuellement, cela pourrait produire un contexte favorisant des candidats de rupture, présentant des options radicales. Le mécanisme de prudence existant antérieurement, et qui amenait les candidats à modérer certaines de leurs options avant l’élection, ne jouerait plus. Au contraire, les électeurs se prononceraient majoritairement pour les options les plus radicales. Le discours du "système" ou de "l’établissement" comme l’appelle J-P. Chevènement qui vise à inciter à la prudence les électeurs et à discréditer des choix trop radicaux ne fonctionnerait plus, voire fonctionnerait à l’inverse. Contrairement au "vote protestataire" le vote d’exaspération est bien un vote d’adhésion, mais un vote qui privilégie spécifiquement les idées les plus radicales. Cela implique alors que l’idée d’un "plafond de verre" qui briderait les candidats "radicaux" ne serait plus pertinente.

Si cela se confirme les candidats les plus stigmatisés comme "radicaux" devrait l’emporter. Mais, la situation est moins simple qu’il n’y paraît. Quelle est la proportion de la population qui est exaspérée ? Il est impensable qu’elle le soit dans sa totalité. Ceci pose un problème au candidat "radical" qui doit donc articuler dans son discours des éléments rassurant la fraction "non exaspérée" de l’électorat et maintenir assez d’éléments radicaux pour la fraction "exaspérée". Bien entendu ce problème évolue avec la fraction de l’électorat qui est "exaspérée". Si cette dernière devient très majoritaire, le problème s’estompe.

Supposons maintenant que, dans plusieurs pays ce soit bien le cas. Alors, nous aurions une victoire de candidats comme celui du FPÖ (Norbert Hofer) en Autriche, mais aussi de D. Trump aux Etats-Unis, de Beppe Grillo en Italie et des phénomènes similaires aux Pays-Bas (avec le parti de Geert Wilders) et en France. On aurait alors un rejet général et simultané du système dans plusieurs pays, même si les causes de ce rejet diffèrent.

Dans le cas où cette logique du vote d'exaspération ne perdurait pas lors des échéances électorales mentionnées plus haut, et que les partis traditionnels, favorables au système actuellement en place, restaient donc au pouvoir, ne pourrait-on pas considérer ce scénario tout aussi dangereux au regard de l'inaction de ces partis face à la gronde sociale qui couve depuis plusieurs années dans les sociétés occidentales ?

Christophe Bouillaud : Oui, probablement, si l’on suppose que ces partis traditionnels conservent le pouvoir sans répondre aux attentes de la société. En effet, en dehors des aspects directement politiques, plus une population est privée de services publics essentiels de qualité (éducation, santé, par exemple) et surtout de travail bien rémunéré, plus elle vit mal en conséquence, et plus les nouvelles générations sont donc élevées et éduquées difficilement. Plus cette situation d’abandon dure, plus elle risque donc de se transmettre à la génération suivante. Il y a là un effet cumulatif du malheur des parents sur les jeunes. Pour donner un exemple, en Italie, les générations montantes se sont moins inscrites à l’Université pendant la crise, parce que beaucoup de parents ne pouvaient plus payer ces études. Or l’Italie a besoin pour avoir une économie plus compétitive d’avoir plus de gens éduqués à un niveau universitaire. On retrouve la même chose aux Etats-Unis avec l’envolée des frais d’inscription dans les Universités qui rendent les études hors de prix pour les classes moyennes dont les revenus ne suivent absolument pas cette courbe exponentielle. En fait, ce n’est pas tant la grogne sociale qui est dangereuse, que la détérioration à terme de la qualité – si j’ose dire – de la population. 

Jacques SapirOn peut effectivement se demander si la conjonction d’une très grande exaspération et d’une frustration suite à un échec électoral ne serait pas en fait encore plus dangereuse. En fait, il faut revenir sur les causes de cette exaspération. Or, si l’on considère qu’en France ce sentiment a son origine dans la sphère économique et sociale, et se cristallise sur le rôle de la sphère financière, des banques, et de la monnaie, mais qu’il il a aussi une origine plus politique et en particulier les comportements anti-démocratiques des dirigeants et des institutions européennes, et ceci sans même évoquer les réactions inadaptées aux attentats, c’est la totalité de la politique gouvernementale qui est en cause. Ce gouvernement conduit en réalité le pays vers la guerre civile, ce que je dis depuis plusieurs mois. Assurément, il s’agit pour l’instant d’une guerre civile "froide" mais on ne peut exclure des formes de révolte beaucoup plus brutale dans le futur. Le pire, de ce point de vue, serait la perpétuation de cette politique avec une autre enveloppe, ce que nous propose en réalité Alain Juppé. L’exaspération d’une large partie de la population pourrait devenir incontrolable. En fait, pour calmer cette exaspération il n’y a que deux solutions, l’élection de Marine le Pen ou celle de Jean-Luc Mélenchon. Or, si ces solutions ne sont plus impossibles, elles demeurent aujourd’hui peu probables.

[1] Sapir J., Quelle économie pour le XXIè siècle?, Odile Jacob, Paris, 2005, chapitre 1 et 2.

Toujours en maintenant cette hypothèse d'un scénario "vote d'exaspération", les chances sont donc grandes pour voir arriver au pouvoir des personnalités dites "populistes" du type Beppe Grillo (Italie) ou Donald Trump (USA), ou bien des personnalités d'extrême-droite comme Geert Wilders (Pays-Bas) ou Norbert Hofer (Autriche). Dans quelle mesure ces personnalités, toutes anti-système, pourront-elles répondre, concrètement, aux attentes de ce vote d'exaspération ? 

Christophe BouillaudDe fait, tout dépend largement des attentes préalables de la population. Si l’on prend l’exemple du Danemark, où le "Parti du Peuple Danois" participe via son soutien aux gouvernements conservateurs aux affaires du pays depuis plus d’une décennie, il a largement réussi à répondre aux attentes de ses électeurs hostiles à l’immigration, puisqu’il a réussi à faire en sorte que le Danemark devienne particulièrement "inhospitalier" lors de la récente crise des migrants. Donc si les attentes des électeurs exaspérés se centrent surtout sur le contrôle de l’immigration, ces personnalités sauront répondre : elles piétineront plus ou moins les droits de l’homme, mais elles auront des résultats visibles assez rapidement.

Par contre, s’il s’agit comme dit le slogan de D. Trump, de "Make America Great Again", c’est-à-dire de contrecarrer une évolution économique en cours depuis des décennies, c’est beaucoup plus compliqué. Je doute par exemple qu’une dose de protectionnisme soit vraiment la panacée pour les Etats-Unis. Il faudra plus que cela pour redonner aux Américains l’impression d’aisance des années 1950-60. De même, l’Italie voit sa croissance ralentir depuis les années 1970, comment la relancer vraiment ? Le M5S a bien compris qu’il ne faut pas continuer comme avant à laisser la corruption gangréner toutes les décisions, mais au-delà ? Il doute de la pertinence de l’Euro, il voudrait un revenu minimum universel, il veut éviter des grands travaux inutiles, mais, en dehors de ces quelques points, il n’a pas pour l’instant de stratégie économique très intégrée, et pour cause, personne n’a réussi à relancer vraiment une grande économie dans le monde occidental depuis 2008 sans en accentuer par ailleurs les pathologies en termes d’inégalités économiques et sociales. Comme l’a montré le vote britannique, il ne suffit pas d’afficher des chiffres satisfaisants de croissance, encore faut-il que cela veuille dire concrètement plus de bien-être pour la population en général. En fait, aussi bien les partis de gouvernement que les partis challengers dont nous parlons manquent d’un modèle clair de réussite économique et sociale à imiter, d’une "croissance inclusive" pour user du jargon européen. En fait, si l’on suit l’exemple des années 1930, il faut d’abord qu’un pays s’en sorte pragmatiquement, sans trop théoriser, et ensuite les autres imiteront, mais pour l’heure, il n’y a personne à imiter. 

Jacques Sapir Les candidats élus sur ce socle d’exaspération ont en réalité des profils assez différents. La seule chose qui leur soit commune est, en Europe, le rejet, en tout ou partie, de l’Union européenne. Aussi, la survie même de l’UE deviendra problématique. Soit elle disparaitra à terme, soit elle sera obligée de passer par une phase d’importantes modifications, avec en particulier l’abandon complet des accords de Schengen, une très forte diminution des pouvoirs et prérogatives de la commission et en sens inverse le renforcement du Conseil européen et un retour à la règle de l’unanimité. L’Euro n’y résisterait pas, et l’Union Economique et Monétaire serait dissoute, et peut-être remplacée par des structures particulières comme une nouvelle zone Mark et un accord de covariation des changes entre les pays du "Sud" de l’Europe, sur le modèle de l’ancien "serpent monétaire".

Comment imaginer également les relations entre les Etats à la tête desquels ces personnalités auront été élues ? Un nouvel ordre mondial verra-t-il le jour ? 

Christophe Bouillaud : Si tous ces personnages – à l’exception des gens du M5S qui décidément ne font pas partie de la vague d’extrême droite dont nous parlons – arrivaient au pouvoir, il est probable que l’on aille vers des relations internationales complètement insouciantes des droits de l’homme, de la promotion de la démocratie, du développement des pays du sud, et probablement aussi du réchauffement climatique. Il y aurait aussi le risque de relations tendues avec le monde musulman – même si le réalisme devrait l’emporter rapidement. Le problème de tous ces dirigeants serait donc surtout de ne se préoccuper que de leurs affaires nationales, d’être "isolationnistes" en quelque sorte, et d’oublier qu’ils doivent aussi gérer en commun la planète. Le risque climatique lié à cette évolution ne doit en particulier pas être négligé, et c’est donc à un désordre accru du climat que tout cela peut mener à terme. Or ce désordre est lui-même facteur de migrations… 

Jacques Sapir : Je ne crois pas à des changements radicaux dans les relations entre les Etats. Le fait nucléaire s’impose à tous et conduit à une forme de prudence dans les relations internationales. Mais je pense que le phénomène de "démondialisation" [2] que j’avais évoqué dans mon livre de 2011 s’accélèrera. Cela se traduira par le retour en force de pays (la Russie par exemple) qui semblent, eux, encore maître de leur destin. Effectivement, un nouvel ordre mondial, certainement plus conservateur mais aussi plus stable, pourrait en émerger.

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