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Pourquoi les vrais responsables des suicides à France Télécom ne sont sans doute pas seulement ceux qui passeront devant la Justice
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Dialogue social

Alors que certains dirigeants de France Télécom, aujourd'hui Orange, sont de nouveau sous le feu des projecteurs suite aux suicides en série ayant émaillé la vie de l'entreprise publique il y a quelques années, cette affaire met en relief un monde du travail non uniforme aujourd'hui en France, avec des conséquences parfois dramatiques.

Éric Verhaeghe

Éric Verhaeghe

Éric Verhaeghe est le fondateur du cabinet Parménide et président de Triapalio. Il est l'auteur de Faut-il quitter la France ? (Jacob-Duvernet, avril 2012). Son site : www.eric-verhaeghe.fr Il vient de créer un nouveau site : www.lecourrierdesstrateges.fr
 

Diplômé de l'Ena (promotion Copernic) et titulaire d'une maîtrise de philosophie et d'un Dea d'histoire à l'université Paris-I, il est né à Liège en 1968.

 

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Atlantico : Le parquet de Paris, après 7 ans d'enquête, a demandé le renvoi en correctionnelle de dirigeants de France Télécom. La justice s’apprête à les juger pour harcèlement moral après la vague de suicides sans précédent qui avait touché l'entreprise. Mais si l'enquête sur les méthodes de déstabilisation des salariés employées par la direction de l'entreprise révèle de graves dysfonctionnements en interne, faut-il en faire le procès du libéralisme comme certains le souhaitent ?

Eric Verhaeghe : Le mélange des genres est assez curieux, même si on comprend bien l'intention cachée, qui consiste à expliquer que France Télécom sans concurrence assurait le bonheur des salariés, alors que France Télécom soumise à la concurrence et privatisée pousse les salariés au suicide. Le raccourci est évidemment tentant, mais il me semble pourtant que c'est le contraire qui est vrai. C'est parce que France Télécom était alourdi par sa culture d'administration et n'était pas une vraie entreprise que les rapports individuels en son sein ont pu devenir violents. Les entreprises privées soumises à la concurrence ont une tradition ancrée de dialogue social et de prévention des risques professionnels qu'elles arrivent globalement à maîtriser. Elles ne s'y sont pas toujours mises de gaité de coeur, et elles ne sont pas foncièrement tendres avec leurs salariés. En revanche, elles ont fait un effort pour mettre en place une politique satisfaisante de prévention ou de maîtrise des risques. 

On notera d'ailleurs que deux entreprises ont posé problème ou défrayé la chronique ces dernières années : France Télécom et Renault, où de nombreux suicides ont touché le Technicentre. D'autres drames sont moins souvent évoqués, comme celui du suicide des policiers. Tous ces univers ont un point commun : celui de toucher de près, ou d'avoir touché de près, la culture de l'entreprise publique. C'est bien elle qui favorise des comportements extrêmes de la part des salariés, faute d'être pris en compte par l'entreprise.

Les faits tragiques qui ont conduit à ce procès ne sont-ils pas plutôt la manifestation la plus violente du fait que notre pays a produit une société à deux vitesses : l'une protégée de la mondialisation par des conditions de travail très encadrées dans le public et l'autre toujours plus durement soumise aux impératifs de la mondialisation libérale ?

Je pourrais vous suivre sur l'exemple de Renault, où plusieurs suicides ont eu lieu en lien apparemment direct avec les conditions de travail (même s'il faut toujours rester prudent sur l'imputabilité professionnelle des faits). Je veux bien admettre qu'il existe, chez Renault, une pression liée à la concurrence, et spécialement à la concurrence internationale. Dans ce cas-là, on peut admettre que la mondialisation a un impact sur le moral des salariés. S'agissant de France Télécom, l'impact de la concurrence internationale ou même nationale me semble moins évident. A-t-on parlé de vagues de suicide chez SFR ou chez Bouygues ? Pas à ma connaissance. Il existe donc bien une particularité de France Télécom, qui tient notamment à son histoire, à sa culture, à ses valeurs. France Télécom a moins bien géré que les autres l'impact de la concurrence sur le moral de ses salariés. Excusez-moi d'insister, mais je crois que cela tient d'abord à l'impréparation criante des managers publics sur ces questions. Je trouve un peu dur de laisser entendre que la mondialisation est un facteur de suicide. Ce ne me semple pas le reflet de la réalité des salariés concernés. 

Dans quelle mesure certains individus peuvent-ils être psychologiquement détruits par l'effondrement brutal de la frontière entre ces deux mondes que tout oppose ? Notre pays n'est-il pas avant tout coupable d'avoir fait trop peu d'efforts pour les rapprocher, et rendre plus naturel le passage de l'un à l'autre (qu'il soit choisi ou rendu nécessaire par la privatisation d'une entreprise publique par exemple) ?  

Je veux bien vous suivre dans l'idée que le secteur public n'a pas préparé ses arrières et n'anticipe pas les inévitables changements de culture par lesquels il sera obligé de passer. Dans le cas qui nous occupe, nous savons tous que, tôt ou tard, l'existence de 5 millions de fonctionnaires sous statut posera une importante contrainte de financement. L'Etat devra choisir "d'ouvrir" le statut, c'est-à-dire de le rendre plus souple. Le passage d'un monde très protégé à un monde brutalement concurrentiel peut en effet déstabiliser les salariés. Sur tous ces points, il faudrait un langage des pouvoirs publics beaucoup plus clair, et une évolution managériale extrêmement importante. C'est particulièrement vrai dans les hôpitaux, où le mélange 35 heures et statut rend la situation explosive. Mais précisément, le reproche portant sur l'absence de culture managériale prend tout son sens. Les hauts fonctionnaires n'aiment pas manager. Ils préfèrent cirer les pompes des élus et faire carrière sans forcément se préoccuper de l'intérêt général. La révolution qui reste à mener est bien celle-là : celle de l'intérêt général.

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