Curiosité historique ou pulsions de dérapage politique : que penser du succès des rééditions de Mein Kampf ?<!-- --> | Atlantico.fr
Atlantico, c'est qui, c'est quoi ?
Newsletter
Décryptages
Pépites
Dossiers
Rendez-vous
Atlantico-Light
Vidéos
Podcasts
Europe
Curiosité historique ou pulsions de dérapage politique : que penser du succès des rééditions de Mein Kampf ?
©Reuters

Retour des idéologies totalitaires

Alors que la réédition annotée de Mein Kampf est un best-seller en Allemagne, le quotidien italien Il Giornale a annoncé que tous les lecteurs de son édition de ce samedi se verraient offrir un exemplaire. Dans une Europe confrontée à une crise économique et identitaire profonde, ce succès de l'autobiographie d'Hitler n'est pas anodin. A cet égard, se tourner vers le contexte des années 1930 peut donner des clés de compréhension de l'époque actuelle.

 Antoine  Vitkine

Antoine Vitkine

Antoine Vitkine, né en 1977, est un journaliste et écrivain français. Il est également réalisateur de documentaires français.Il est diplômé de Sciences Po et titulaire d'un DEA de relations internationales.Il a réalisé une quinzaine de films documentaires pour Arte, Canal Plus, etc... Parmi lesquels: "Mein Kampf, c'était écrit", "Les esclaves oubliés", "Dati l'ambitieuse"... Il a également travaillé pour France 2 et l'INA.En 2005, il est l'auteur d'un essai intitulé les Nouveaux imposteurs, traitant des théories du complot, depuis le 11 septembre 2001. En 2006, il publie La Tentation de la défaite, un ouvrage de politique-fiction sur l'islamisme radical et la politique étrangère française.

Voir la bio »
Michel Maffesoli

Michel Maffesoli

Michel Maffesoli est membre de l’Institut universitaire de France, Professeur Émérite à la Sorbonne. Il a  publié en janvier 2023 deux livres intitulés "Le temps des peurs" et "Logique de l'assentiment" (Editions du Cerf). Il est également l'auteur de livres encore "Écosophie" (Ed du Cerf, 2017), "Êtres postmoderne" ( Ed du Cerf 2018), "La nostalgie du sacré" ( Ed du Cerf, 2020).

 

Voir la bio »

Atlantico : Alors que la réédition annotée par des historiens de Mein Kampf en Allemagne est un best-seller, le quotidien italien Il Giornale a annoncé que tous les lecteurs de son édition de ce samedi se verraient offrir un exemplaire gratuit de l'autobiographie d'Hitler. Dans quelle mesure de telles entreprises (bien que relevant de logiques différentes) peuvent-elles s'avérer dangereuses ?

Antoine Vitkine : Je plaide pour cesser de faire de Mein Kampf un tabou ou un livre maléfique. Ce texte est avant tout un texte historique qui a eu une grande importance dans l'histoire du nazisme. Mon documentaire et mon livre sur l'histoire de Mein Kampf répondait à cette logique de compréhension historique. Il me semble qu'il faut le regarder en face de manière dépassionnée et cesser de penser qu'il contiendrait un poison qui contaminerait tout lecteur.

Si l'histoire du nazisme est évidemment toujours présente dans les mémoires, il s'agit d'une époque révolue. Néanmoins, il me semble intéressant de s'y intéresser parce que la bête immonde n'est pas morte et tout peut recommencer sous d'autres formes. S'intéresser aujourd'hui à l'histoire de Mein Kampf, à son contenu, permet de comprendre ce qu'il y a d'actuel dans Mein Kampf. De nombreux chapitres de mon livre sont d'ailleurs consacrés à la manière dont Mein Kampf s'exporte dans le monde (et pour quelles raisons) et aux nouveaux Mein Kampf depuis 1945 : au Rwanda, au Cambodge, en Chine maoïste, au sein de l'Etat islamique par exemple. Ces textes politiques et idéologiques sont importants car ils nous avertissent sur un projet de commettre des crimes de masse, au nom d'une idéologie, et avant même que les crimes soient commis. C'est cela aussi, Mein Kampf, un texte qui exposait, en plein jour, dès les années 1920, à des centaines de milliers d'exemplaire, une vision du monde au nom de laquelle les pires crimes furent perpétrés.

La décision d'Il Giornale s'inscrit dans une logique inverse : sous couvert de prétendre, par provocation et/ou par sens marketing, que Mein Kampf est anodin et que tout le monde pourrait le lire sans problèmes, on en refait un objet maléfique et sulfureux. C'est dangereux parce qu'aller vers Mein Kampf demande d'être dans une logique de connaissance, d'avoir un bagage historique suffisamment important pour comprendre le contexte. Or, balancer Mein Kampf dans le grand public dans une logique provocatrice n'a pas de sens. Le cas allemand est différent dans la mesure où il s'agissait de publier une étude de textes.

Michel Maffesoli : Je ne suis pas sûr que le contenu de Mein Kampf permette d’expliquer son succès. D’abord, il faut bien se dire que ce livre ne représente sans doute pas une "nouveauté" en Allemagne, dans la mesure où chaque famille le possédait et qu’ils n’ont pas tous été brûlés après guerre, sans doute qui voulait le lire le pouvait déjà. Et on ne peut pas non plus penser que c’est le contenu de ce livre qui explique le succès de Hitler. 

Je ne pense donc pas que la "lecture" de ce livre soit dangereuse si tant est que ceux qui l’achètent le liront. 

Est-ce que l’utilisation "marchande", c’est-à-dire la banalisation de ce livre recèle un danger ? 

Peut-être faudrait-il, comme Hannah Arendt l’a montré, prendre au sérieux cette banalisation. Car considérer Hitler comme un monstre extraordinaire, les nazis comme des "non humains", en général refuser de voir la part d’ombre et de violence que contient tout groupe humain c’est cela qui est dangereux. C’est ce déni de notre animalité qui amène à la bestialité dont l’actualité comme le siècle passé n’est pas avare.

Comment expliquez-vous le succès de Mein Kampf ? Cela relève-t-il d'une démarche historique, d'un effet de curiosité ou d'une envie malsaine (voire volonté sincère) d'adhérer aux thèses d'Adlof Hitler ?

Antoine Vitkine : Cela dépend de l'espace géographique dont on parle . En Occident, il y a deux dimensions : d'une part, une curiosité historique et d'autre part, une curiosité malsaine, une volonté de se confronter à un objet brûlant. Le rapport souvent irrationnel à Mein Kampf montre que nous ne sommes pas encore sortis de ce passé. Nous sommes encore dans la stupeur, l'incompréhension, c'est encore vivant.

Cela peut devenir dangereux. Pour l'instant, les groupes extrémistes, et les groupes qui menacent la démocratie en Europe, ne biberonnent pas à Mein Kampf. Le néonazisme reste encore très groupusculaire.

Michel Maffesoli : Je me demande s’il ne faut pas voir dans cet "engouement" une réaction qu’on peut rapprocher des thèses complotistes (1) ou en général de toutes les réactions par lesquelles divers groupes (tribus) se racontent une histoire différente de l’histoire officielle. Peu importe l’absurdité des thèses complotistes, elles décrivent un autre ordre du monde, une logique non pas rationnelle, mais émotionnelle. Dès lors aucun "argument" ne peut les contrer. 

L’opinion publiée, les Bien-pensants (2) pense qu’en publiant Mein Kampf accompagné d’un apparat critique expliquant combien "Hitler c’est mal", elle empêchera le peuple "bête" d’adhérer à ces thèses. Ne comprenant pas que c’est justement parce qu’elle veut lui faire la leçon que le peuple risque de préférer Hitler, l’Etat islamique ou le Front national aux propositions rationnelles et sages des élites.

Les réactions soit disant effarouchées face à cette publication ne doivent pas faire oublier qu’elles ont participé en quelque sorte à sa médiatisation. D’une part, on a organisé une peur de la pénurie comme le font si bien les marchands de baskets : la publication serait-elle autorisée, ne devrait-on pas l’interdire ? etc. D’autre part, cet achat était présenté comme une sorte de transgression : n’était-ce pas mal de lire ce livre, le peuple serait-il capable de ne pas se laisser manipuler par Hitler etc. Ce qui bien sûr poussait à la consommation ! 

Mein Kampf nouvelle édition a été lancé comme un produit de grande consommation et d’une certaine manière les lamentos des élites ont soutenu cette stratégie marketing. 

(1) Cf. Raphaël Josset, Complosphère, Lemieuxéditeur, 2015

(2) Cf. Les nouveaux Bien Pensants, Michel Maffesoli, Hélène Strohl, Le Moment poche, 2015

Dans quelle mesure la crise économique de 2008 (dont l'Europe ne s'est toujours pas relevée) pourrait-elle mener, à l'instar de la crise de 1929, à une dégradation inquiétante des démocraties ? Comment cela pourrait-il se manifester ?

Antoine Vitkine : Nous sommes confrontés à une crise profonde des démocraties liés à la crise économique mais pas seulement. Il y a aussi une profonde crise démocratique, un ennui démocratique. Lorsque l'on a des systèmes qui marchent plutôt bien (même s'il y a des perdants de la mondialisation), une forme de passivité démocratique, une sorte de spleen, se développe et fait désirer des solutions radicales, des hommes forts et autoritaires.

Par ailleurs, la question identitaire en Europe n'est pas liée qu'à la crise de 2008. Il y a un véritable malaise identitaire (qui ne se rapporte pas simplement à la religion ou à la nationalité) mais renvoie à un problème à définir le collectif. Les gens veulent savoir qui ils sont ensemble (quel que soit cet "ensemble") car les liens traditionnels collectifs se sont délités. Des entrepreneurs politiques, bien souvent populistes, proposent des solutions simplistes, qui utilisent de manière manipulatoire des problèmes réels. Les populistes de droite ont des réponses xénophobes qui consistent à définir le "bon peuple", les vrais Français, les vrais Hongrois, les vrais Autrichiens par opposition aux immigrés, aux élites, aux Musulmans, etc. Les populistes de gauche présentent le peuple comme étant la victime permanente d'un complot de la finance ou d'une supposée oligarchie mondiale. Ces logiques là nous rappellent par certains côtés les années 1930. A cet égard, se tourner vers les années 1930 peut donner des clés de compréhension pour appréhender l'époque que nous vivons. Mais il faut - dans le même temps - s'en méfier et considérer que chaque période historique est nouvelle et que le danger vient précisément de la nouveauté. Tout ce qui est nouveau, inconnu est dangereux car on ne sait pas dans quel cadre ça rentre, ce que cela engendre. Mein Kampf était à l'époque un phénomène politique totalement nouveau, hors norme et bien peu de gens, hormis des Churchill ou des De Gaulle, n'ont su qu'en faire, qu'en penser et comment se situer par rapport à ce texte. 

Michel Maffesoli : La démocratie s’est terminée, bien avant la crise de 2008. Ou plutôt la régulation du vivre ensemble collectif par le biais d’un système de représentations politiques ne fonctionne plus. Les élus ne représentent plus le peuple, les partis présentent des programmes et font des promesses qui n’ont rien à voir avec leur activité gouvernementale et l’opinion publique se désintéresse de ce jeu démocratique. 

Tout d’abord, il faut se rappeler que la démocratie n’est en rien le rempart contre le totalitarisme. Sans parler des pseudo- élections en régime communiste, force est de constater que le siècle d’or de la démocratie parlementaire, le 19ème siècle a été également celui des régimes totalitaires les plus sanglants. 

L’arrivée de Hitler au pouvoir est un effet de la démocratie, Hitler a été mis au pouvoir par le jeu des institutions démocratiques, même s’il ne reflétait pas l’opinion majoritaire des Allemands. Ont autant joué dans son accession au pouvoir la volonté du parti communiste allemand (KPD) de refuser toute alliance avec le SPD pour s’opposer à Hitler que la peur de la droite allemande du bolchevisme. On ne pouvait pas parler au début d’adhésion de la majorité du peuple allemand aux thèses racistes et antisémites des nazis. Mais la démocratie produit également des régimes impuissants à résister aux pulsions totalitaires. 

Ensuite, expliquer la réussite du nazisme par la crise de 1929 est trop court. Le succès du nazisme est moins explicable par le contenu de sa politique que par la forme qu’il sut lui donner. 

Il faut chercher plutôt dans le succès du nazisme sa capacité à manier les émotions collectives, dans divers évènements et à faire émerger une "âme allemande" dont Hitler, selon l’expression de Carl Gustav Jung était le "médicin man", le médium en quelque sorte.

De même ce qu’on appelle crise actuellement n’est pas d’abord une crise économique. C’est en fait la saturation des valeurs de la modernité (démocratie représentative, individualisme et contrat social, matérialisme, économicisme et utilitarisme) et la difficile émergence des valeurs de la postmodernité : idéal communautaire et besoin d’appartenir à diverses "tribus" ; recherche spirituelle et besoin de partager des émotions ; recherche d’un sens qualitatif de l’existence. 

Dès lors les réponses "politiques et programmatiques" promettant une "sortie de la crise" et un retour à un état antérieur de stabilité ne sont qu’un leurre auquel pas grand monde ne croit. 

Les électeurs du Front national ne seront pas convaincus par une lecture rationnelle et critique de leur programme économique démontrant sa réelle inanité ; les électeurs mélanchonistes ou gauchistes continueront à errer dans un imaginaire désuet et affirmeront qu’il suffit de spolier les patrons surpayés pour garantir le bonheur du peuple. Et les traditionnels électeurs socialistes ou républicains qui peinent à se différencier ne trouveront de sens à leurs votes que s’ils peuvent croire "sauver la démocratie" ! 

Le peuple fait de plus en plus sécession, en s’abstenant ou en votant de manière absurde. Sans doute est-il fatal de passer par cette période de décomposition avant que d’en bas ne se mettent en place des modes de régulation du vivre ensemble des diverses tribus qui sont elles le cœur battant de l’époque. 

En raison de débordements, nous avons fait le choix de suspendre les commentaires des articles d'Atlantico.fr.

Mais n'hésitez pas à partager cet article avec vos proches par mail, messagerie, SMS ou sur les réseaux sociaux afin de continuer le débat !