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BCE : des milliards d'euros injectés dans l'économie pour rien ? Pourquoi l'OCDE se trompe en pensant que l'Europe est dans une trappe à liquidités
©Reuters

Quand y en a plus, y en a encore

Depuis plusieurs années maintenant, la BCE a largement participé à la régression de l’intégration économique et financière du continent européen. Il y a bien loin le temps des promesses d'une situation économique et monétaire optimale...

Mathieu  Mucherie

Mathieu Mucherie

Mathieu Mucherie est économiste de marché à Paris, et s'exprime ici à titre personnel.

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Dans ses dernières perspectives économiques, l’OCDE nous dit qu’il faut faire quelque chose pour l’activité mais (en bonne logique nomenklaturiste) qu’il ne faut pas passer par l’instrument monétaire "déjà très utilisé" et un peu suspect. Toujours cette logique d’une confiance qui reviendrait sans trop se mouiller, par la magie de réformes floues, non financées et dont personne ne veut (définition d’une réforme structurelle : elle est toujours indispensable… pour les autres). La politique monétaire va tantôt aider les Etats (quelle horreur !), tantôt créer des bu-bulles, tantôt (et tant pis si c’est contradictoire) tomber dans une trappe à liquidités

Petite parenthèse polémique sur cette pseudo trappe qui alimente souvent le fatalisme, ce que j’appelle l’aquoibonisme monétaire : selon Keynes, les agents arbitrent, dans la répartition de leur portefeuille, entre la détention d'obligations (actif risqué, le cours varie en fonction inverse du taux d'intérêt) et la détention de monnaie (actif non risqué). Lorsque le taux est faible, les agents prévoient qu'il va augmenter et veulent donc détenir de la monnaie. Il existe alors un taux pour lequel la demande de monnaie est infiniment élastique, où les agents pensent tous que le taux va augmenter, et leur préférence pour la liquidité est alors absolue : une politique monétaire de baisse de taux devient inefficace. Mais cela ne colle pas du tout avec les faits actuels. De nos jours, les arbitrages sont plus complexes, et les obligations souvent détenues jusqu’à leur maturité ou presque dans une optique assez peu risquée. Les fonds monétaires sont en décollecte nette depuis 2008, alors que sur l’obligataire, on doit refuser du monde (je travaille dans la salle des marchés d’une compagnie d’assurance, au moins sur ce point je sais de quoi je parle !) ; des mesures de contingentement des fonds généraux commencent à être prises un peu partout, en ligne avec des OAT 10 ans à 0,4%. Et, de toute façon, la politique monétaire ne consiste pas à faire baisser les taux, on peut même soutenir qu’une détente monétaire qui vise à ranimer les anticipations d’inflation fait tout pour faire montrer les taux nominaux. La vision en termes de trappe à liquidité s’appliquerait si la Banque centrale était incapable de choquer les valeurs nominales et les marchés, ce qui n’est manifestement pas le cas ; les marchés, depuis 2008, ne regardent plus que les banquiers centraux (et Roland Garros, à la rigueur, entre deux averses). La politique monétaire est toujours efficace, Milton Friedman l’avait montré même pour les années 1930, à condition toutefois d’être utilisée avec détermination par des gens à peu près compétents, et à condition de ne pas être contrariée par des chocs dans l’autre sens, réglementaires ou budgétaires ; suivez mon regard.   

Un point amusant, tout de même, dans la présentation des travaux de l’OCDE commise par la chef économiste, Catherine Mann : la dernière partie est basée sur la jolie idée "d'honorer les promesses faites". Je dis BRAVO, mais pas avec la même logique que celle de la très diplomatique OCDE. Récapitulons en effet les promesses :

1/ La plus grande promesse n'était-elle pas celle d'une inflation proche des 2%/an ? Elle n’est, certes, pas inscrite dans le Traité (qui ne parle que de la vague "stabilité des prix"), mais elle irrigue toute la communication de la BCE depuis des années, c’est l’ancre nominale, c’est la cible ; Jean-Claude Trichet affirmait en boucle que l’indice des prix à la consommation était sa "seule boussole", il a monté les taux et provoqué une énorme récession quand l’indice a fait mine de dépasser très temporairement la barre, et Mario Draghi a maintes fois souligné les dangers existentiels et financiers d’anticipations d’inflation qui sortiraient de ce cadre. Ai-je besoin de rappeler que le monde réel est très éloigné et s’éloigne sans cesse de cette promesse BCE ?

Ci-dessous, la mesure officielle. On va nous rétorquer que c’est lié au pétrole (trois années de suite, mon œil…), je pourrais rétorquer par l’inflation sous-jacente, ou par le cinq ans dans cinq ans (plus bas), ou même par l’enquête BCE sur les anticipations. Anyway, on se japonise à toute vitesse, pendant que le Board à Francfort psalmodie sur l’absence de déflation à tout moment et dans tous les pays de la zone, et pendant que le staff se ridiculise tous les mois dans ses prévisions politisées.

2/ La promesse de faire whatever it takes, là aussi une belle tartufferie : promesse implicite, à partir du moment où on prétend instaurer une monnaie unique pour 1 000 ans, puis explicite depuis l’été 2012, mais pas toujours appliquée, loin s’en faut, et à la tête du client. Le pilonnage de la Grèce continue, à base de chantage pour des hausses crapuleuses de TVA dans un pays qui a perdu 25% de son PIB en 8 ans. Les spreads de taux d’intérêt se sont adoucis depuis 4 ans, certes, mais les pays "de la périphérie" ne sont toujours pas autorisés à bénéficier de taux allemands alors qu’eux respectent par définition leur part du contrat (ils ne dévaluent pas contre le mark). A Rome, Madrid ou Lisbonne, des capitales traditionnellement très europhiles, nombreux désormais sont ceux qui trouvent le contrat biaisé et le temps long.

(Le graphique ci-dessous est un peu trompeur avec l’échelle déformée par les chantages BCE de 2010-2011 : remarquez que les spreads pré-crise sont loin d’être atteints en dépit du QE depuis plus de quinze mois, et remarquez que l’inflation est pourtant nettement plus basse au Sud qu’au Nord. Pour un Etat, et plus gravement encore pour une PME, les taux réels à la périphérie restent punitifs, au-dessus des perspectives de croissance).       

3/ La promesse d'une plus grande transparence, je n'en parle même pas, car la FED fait la même chose ou presque avec sa pseudo-méthode "Data driven" (traduire, pirouette/girouette driven). RIP Forward guidance...

Mais il faut reconnaitre sur ce sujet que la BCE aggrave régulièrement son cas, avec l’essor constant d’une novlangue pernicieuse (elle se tient toujours "prête à intervenir", son mantra après des années de "vigilance"), et avec la contamination entre politique monétaire et mission de supervision financière. Je ne peux pas en dire plus, j’ai un enfant à charge.

4/ Les promesses d’origine, heureusement pour nos officiels, sont ensevelies depuis trop longtemps pour que les gens s’en souviennent (l’euro comme monnaie de facturation du commerce international, les rêves d’une "ZMO endogène", le développement de l’affectio societatis par la monnaie unique, le renforcement mutuel des disciplines monétaires et budgétaires, etc.). L’euro géré par la BCE est en train de faire régresser l’intégration économique et financière du continent, on a même vu des épisodes de corralito et de retour du contrôle des capitaux (Chypre, Grèce). Son rôle dans le monde ne dépasse pas la somme des monnaies nationales antérieures. Son utilité interne pour la promotion des réformes est négative (on ne réforme pas en régime de déflation). 

Des promesses, des promesses, toujours des promesses

Avec une conception germanique de l’indépendance, le banquier central n’est pas vraiment obligé de rendre des comptes (un point qui aurait horrifié les ordo-libéraux, soit dit en passant), a fortiori avec un comité pléthorique où ne vote pas souvent et des règles de transparence d’un autre âge. Avec une pluralité de missions (la stabilité des prix, mais aussi la stabilité financière et bancaire, et les bonus des traders…), le banquier central n’est pas vraiment obligé de respecter son mandat d’origine, et sa cible devient mouvante : il peut impunément noyer le poisson déflationniste dans un grand bain de liquidités, et surfer sur l’illusion nominale qu’il ranime quand elle faiblit un peu. Avec des moyens de chantage importants sur les Etats, le banquier central n’est pas vraiment obligé de respecter le Traité, les élus et les autres institutions européennes (et il ne se prive pas de le démontrer au quotidien, par exemple hier, quand Draghi n’a pas pipé mot sur le possible dispositif de soutien à la Grèce qui était attendu au niveau du collatéral exigible ; il est vrai que rien ne presse, tout va bien). Avec la tutelle sur les banques commerciales, le banquier central, qui ne rencontre pratiquement plus aucun garde-fou dans la sphère financière, n’est pas vraiment obligé de faire semblant d’être cohérent. Il peut inciter les opérateurs à la prise de risques (QE) tout en les avertissant doctement sur les dangers de la prise de risques (ACPR, etc.) ; et tant qu’il ne va pas trop loin dans les taux négatifs, il ne rencontrera que des critiques venues d’outsiders. Avec une bonne agence de communication, le banquier central peut masquer le ratage complet de ses objectifs pendant des années, tout en donnant des leçons à tous les autres acteurs et tout en dissimulant l’accumulation pharaonique de conflits d’intérêt en son sein. La passivité des braves gens fait le reste.

Les promesses n’engagent que ceux qui les croient, mais c’est pire avec les promesses des banquiers centraux indépendants qui gèrent l’euro.

Car eux sont inamovibles. Si vous n’êtes pas content de nos responsables politiques, vous pouvez, en théorie, les virer, alors que nos irresponsables monétaires ne subissent aucune concurrence, même potentielle : ils sont mieux protégés que des juges, et il n’y a ni appel, ni cassation, ni jurisprudence, ni grâce face à leurs oukases. Toutes les frontières qui balisaient jadis leur champs de compétence ont été effacées, à commencer par la question des taux de changes (qui, en droit, est du ressort des ministres des Finances…), annexée dès les premières années de l’euro et désormais "sanctuarisée" (tout le vocabulaire du Central banking prend un tour religieux dès qu’il s’agit du renforcement de l’indépendantisme). Tout ce qui pourrait les contraindre un peu à respecter leurs engagements, leurs cibles, leurs indicateurs, a été délicatement retiré, ou ne subsiste que sur le papier. Un jour, ils regardent la masse monétaire M3, puis ils l’abandonnent quand elle ne leur renvoie plus le message qui les arrange. Demain, ils achèteront des titres bancaires ou des titres grecs en fonction de critères ad hoc, et ils se "tiendront prêts à agir" bien entendu, au moyen de "taux adaptés" pour le plus grand bien de la "stabilité" et avec une "transparence toujours croissante", sous la surveillance étroite du "General public" pour qui ils ont le plus grand respect.

C'est donc là où la présentation de l’OCDE a un côté surréaliste, comme toutes les autres d’ailleurs : son sujet (le respect des promesses) et ses données économiques (déprimantes) incitent à miser sur plus d'activisme monétaire, pour dire le moins ; mais là, c'est niet. Pas de monnaie hélicoptère, pas de dévaluation, pas de contingentement des dettes dans le bilan de la Banque centrale en vue d’une annulation progressive ; rien susceptible de redonner de la vigueur à la confiance et à la demande agrégée, rien pour financer des réformes ou lisser leur coût social. L’alternative proposée est aussi keynésienne que la trappe à liquidités : les dépenses publiques d’infrastructures. Le refus de l’action monétaire en phase de déflation a toujours réunit les plus faucons et les plus gauchistes, unis par intérêt dans le combat pour la perpétuation de la crise (la stratégie du pire), et elle débouche sur toujours plus de bureaucratie et de dettes. Bravo, la boucle est bouclée. Les promesses s'envolent, les banquiers centraux restent !

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