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Faites ce que je dis, pas ce que je fais : au-delà de l’affaire Baupin, cette maladie si française des donneurs de leçons qui ne se sentent jamais concernés par ce qu’ils demandent aux autres
©Reuters

Vices des vertueux

Les accusations portées contre Denis Baupin, député ex-EELV, d'avoir harcelé de nombreuses femmes de son entourage professionnel montre la véritable rupture opérée dans notre classe politique entre un discours politique vertueux et moralisant, et une action politique souvent décevante.

Vincent Tournier

Vincent Tournier

Vincent Tournier est maître de conférence de science politique à l’Institut d’études politiques de Grenoble.

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Michel Maffesoli

Michel Maffesoli

Michel Maffesoli est membre de l’Institut universitaire de France, Professeur Émérite à la Sorbonne. Il a  publié en janvier 2023 deux livres intitulés "Le temps des peurs" et "Logique de l'assentiment" (Editions du Cerf). Il est également l'auteur de livres encore "Écosophie" (Ed du Cerf, 2017), "Êtres postmoderne" ( Ed du Cerf 2018), "La nostalgie du sacré" ( Ed du Cerf, 2020).

 

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Atlantico : Denis Baupin se félicitait en 2012, en tant que vice-président de l'Assemblée nationale, du vote d'une nouvelle loi contre le harcèlement sexuel. Ce lundi, il démissionnait suite aux témoignages de plusieurs femmes qui l'accusent de les avoir harcelées. De même, Emmanuelle Cosse a longtemps milité pour l'interdiction du cumul des mandats avant de devenir elle-même une cumularde en acceptant d'entrer au Gouvernement, et François Hollande fustigeait le mélange des genres entre vie privée et vie publique chez Nicolas Sarkozy avant que ses propres frasques ne s'étalent quelques années plus tard dans tous les médias... Quels autres exemples de tels retours de bâton peut-on citer ?

Vincent Tournier : On pourrait certainement trouver de nombreux exemples, aussi bien à droite qu’à gauche. Le cas de Jérôme Cahuzac vient à l’esprit, lui qui était censé engager la lutte contre l’évasion fiscale en tant que ministre du Budget et qui s’est retrouvé dans une situation compliquée après les révélations sur ses comptes bancaires en Suisse. La France n’est pas un cas unique. Aux Etats-Unis par exemple, Gary Hart a été contraint de renoncer à l’élection présidentielle de 1988 à la suite de révélations sur sa vie privée. Remarquons que, dans toutes ces affaires, les personnes se trouvent sanctionnées parce qu’elles ont voulu trop en faire. Gary Hart entendait ainsi se présenter comme un époux modèle, ce qui a incité la presse à aller voir ce qu’il en était réellement. Aujourd’hui, Denis Baupin est pris en flagrant délit de mensonge, ce qui est un facteur aggravant. A trop vouloir se présenter comme un modèle de vertu, on prend le risque d’amplifier considérablement la critique.

Cela dit, dans le cas de Denis Baupin, il faut rester prudent. A ce stade, de nombreuses zones d’ombre subsistent. Il est tout de même curieux que cette affaire éclate trois ans après les faits. Pourquoi les victimes n’ont-elles pas porté plainte plus tôt ? Que s’est-il passé exactement ? Ces questions risquent de rester sans réponse puisque, du fait des délais de prescription, il n’y aura pas de procès, ce qui est peu commode. L’hypothèse d’une manœuvre politique ne peut pas être exclue. A travers Denis Baupin, a-t-on voulu torpiller Emmanuelle Cosse, qui est elle-même la caution écologiste de François Hollande ? Le lynchage médiatique et politique laisse aussi un certain malaise : que devient la présomption d’innocence ? Manifestement, on a plus d’indulgence pour certains délinquants que pour d’autres. Aujourd’hui, il ne fait pas bon être un élu ou un prêtre si l’on veut être jugé sereinement, sur les faits et rien que les faits.

Michel Maffesoli : Il y a bien sûr le célèbre exemple "Cahuzac" qui fustigeait la fraude fiscale et augmentait les impôts tout en sachant qu’il avait un compte à l’étranger ; nombre d’élus qui poursuivent les "inégalités" de revenus ne dédaignent pas cumuler les indemnités, parfois avec leur salaire de fonctionnaire. On peut citer dans le genre moralisateur cynique aussi Donald Trump, dont on dit qu’il emploie des immigrés clandestins. De même arrive-t-il que des militants contre le PACS ou le mariage pour tous se révèlent homosexuels cachés, que des pères la vertu soucieux de moralité publique fréquentent les prostitués, etc. A contrario d’ailleurs, la récente loi sur la pénalisation des clients des prostitués a été votée par un très petit nombre de députés (moins de 70), mais bon nombre n’ont pas osé voter contre (moins de 30), de peur disaient-ils qu’on ne le prenne pour des "clients de prostitués". Cette loi moralisante et totalement contre-productive du point de vue sociétal et de la santé publique a été votée grâce à une sorte d’intimidation moraliste.

A sa manière directe, le vieux Karl Marx disait : "Les bourgeois n’ont pas de morale, ils se servent d’une morale".

Cela est particulièrement vrai aujourd’hui, quand les innombrables textes législatifs ont plus souvent un objectif incantatoire que réellement normatif. Et notamment du fait que faute de prise sur la réalité financière et économique, encore moins sur la situation internationale, les hommes politiques font assaut de bons sentiments et de déclarations moralisantes.

Puisqu’ils ne peuvent pas réguler les marchés financiers, ni lutter efficacement contre le terrorisme, ils se rabattent sur les questions qu’ils appellent sociétales. Ils choisissent dès lors de traquer le vice et forcément visent celui qu’ils connaissent, consciemment ou inconsciemment le mieux !

Pourquoi les hommes politiques s'acharnent-ils à défendre des bonnes intentions hors-sol, qui ignorent les errements auxquels eux-mêmes sont sujets dans la réalité ? Cette conception d'une politique de la vertu n'est-t-elle pas le signe d'une confusion entre morale et politique ? 

Vincent Tournier : Nos sociétés sont effectivement devenues très moralisatrices. C’est assez paradoxal puisque la morale est supposée s’effacer dans la modernité pour laisser place à l’individu, à ses libertés. Ce paradoxe peut s’expliquer. Toutes les sociétés, même les plus individualistes, ont besoin d’une morale collective. De plus, les sociétés individualistes donnent un grand pouvoir aux minorités dans la mesure où celles-ci rencontrent moins d’opposition organisée. Du coup, les minorités cherchent à avancer leurs pions. Elles demandent à être mieux considérées, à avoir une meilleure reconnaissance et, éventuellement, plus de droits. Et comme elles savent se faire entendre, elles obtiennent souvent gain de cause. C’est pourquoi on a vu se multiplier les lois visant à encadrer les débats publics, à protéger les groupes qui se considèrent comme insuffisamment reconnus, éventuellement à faciliter l’accès de leurs membres aux différents niveaux de responsabilité.

Les élus n’ont pas d’autres choix que de tenir compte de cette évolution. Face aux revendications morales qui fleurissent, ils sont contraints de donner des gages ; ils doivent envoyer des messages aux différentes composantes de la société, se montrer exemplaires dans leur vie quotidienne, par exemple en s’abstenant de faire des remarques négatives au sujet de tel ou tel groupe. Cette exigence est encore plus forte pour ceux qui défendent un programme moraliste (on attend par exemple des écologistes qu’ils se déplacent à vélo).

Mais ces appels à la moralisation des comportements ont souvent un caractère artificiel tant ils peuvent sembler excessifs. Ne risque-t-on pas, en voulant à ce point contrôler les comportements, d’accroître le décalage entre les normes collectives et les pratiques réelles ? De plus, les élus ont la possibilité de contourner les réglementations qui s’appliquent au reste de la société. Prenons le cas de la sécurité routière : les responsables politiques tiennent volontiers un discours très ferme sur les délinquants de la route, mais eux-mêmes ne sont pas toujours des conducteurs exemplaires. De même, les élites respectent-elles vraiment la carte scolaire lorsqu’il s’agit de scolariser leurs enfants ? Mettent-elles en pratique la mixité sociale dans le choix de leur logement ?

Michel Maffesoli : Il faut lire ou relire le psychologue des profondeurs Carl-Gustav Jung : il explique très bien comment fonctionne le phénomène de l’ombre : projection sur l’autre de la part d’ombre que je ne saurais détecter dans mon inconscient ; ce que la parabole de la paille et de la poutre néo-testamentaire décrivait bien !

C’est donc un phénomène psychologique tout à fait courant que de voir chez autrui le mal, la mauvaise intention, le comportement répréhensible que l’on ignore chez soi. Ce phénomène est particulièrement fréquent en matière de délinquance sexuelle : les abuseurs, violeurs, harceleurs sont caractérisés d’abord par le fait qu’ils ne sont absolument pas conscients de la douleur qu’ils infligent à autrui. En revanche, ils savent voir chez l’autre (et particulièrement sans doute chez cet autre abstrait visé par l’universalité de la loi) les turpitudes dont ils ne sont même pas conscients. Le harceleur décèle la violence dont font preuve ceux dont il lit les méfaits dans la presse, en revanche, il se vit sans doute comme Don Juan très séduisant et nullement lourd ! C’est pour cela que lui donner une giffle est une bonne manière de le ramener à raison !

Mais le phénomène des hommes politiques qui jouent les "Pères la Vertu" tout en étant familiers des turpitudes qu’ils dénoncent dépasse le fonctionnement psychologique des hommes ordinaires. Ces perpétuelles assertions morales, cette volonté de fabriquer un "homme nouveau", de changer le monde et les lois naturelles est caractéristique de l’ubris moderne. Qui prétendait asservir la nature et préparer le paradis sur terre. Ce paradis qui ignore le mal, le péché et la mort.

Les hommes politiques de la modernité (et il n’en est que peu qui ont entamé le tournant de la postmodernité, en cultivant notamment l’humilité) tiennent un discours moraliste, non seulement parce qu’ils sont impuissants à changer les conditions concrètes de fonctionnement du marché, mais aussi parce qu’ils s’accrochent à une illusion perdue, celle de produire un homme nouveau. C’est en ce sens qu’ils distillent à longueur de discours et d’intervention leur moraline pleine de bonnes intentions !

Cette manière de dire "faites ce que je dis, pas ce que je fais" ne revient-elle pas inexorablement à ternir toute vertu politique, en ce qu'elle échoue fatalement et transforme les politiciens en Tartuffe ? Ne contribue-t-elle pas à développer le mépris des élites par le peuple, voire à nourrir les complotismes ? 

Vincent Tournier : Cela n’améliore pas l’image de la classe politique, c’est évident. La conclusion que le citoyen ordinaire est tenté de tirer d’une affaire comme celle qui implique Denis Baupin, c’est que les responsables politiques votent des lois pour les autres, tout en étant finalement persuadés qu’elles ne s’appliqueront pas à eux-mêmes. Le message est donc désastreux.

En même temps, il faut aussi rester mesuré. Un élu peut très bien soutenir une loi qui ne corresponde pas à sa pratique personnelle. Ce qui est vu comme une incohérence peut aussi être vu de manière positive comme le signe que les individus ne sont pas prisonniers de leurs intérêts personnels : on peut être riche et approuver l’impôt sur la fortune, comme on peut croire à l’écologie et se déplacer en avion.

Par ailleurs, il y a aussi une responsabilité plus large. Si les élus prennent leur distance avec les règles, c’est aussi parce qu’ils pensent que personne ne va leur demander des comptes. Revenons à l’affaire Baupin : manifestement, de nombreuses personnes étaient au courant de ses conduites pour le moins discutables. La chose était donc connue, mais personne n’a rien dit, sans doute pour des raisons différentes. En tout cas, Denis Baupin n’a pas craint d’être publiquement mis en cause.

Cette situation rappelle un précédent : les révélations sur la vie privée de François Mitterrand. Là encore, beaucoup de gens savaient qu’il menait une double vie. On peut bien sûr considérer que la vie sexuelle de l’ancien Président ne regardait que lui. Mais le problème est que cette auto-censure ne s’arrête pas à la sexualité : elle concernait aussi son état de santé, ce qui est déjà beaucoup plus grave, mais aussi ses convictions politiques. Par exemple, François Mitterrand s’est targué en 1981 d’être un opposant résolu à la peine de mort, alors que lui-même n’a pas hésité à cautionner des exécutions capitales pendant la Guerre d’Algérie, lorsqu’il était ministre de la Justice. Or, personne n’a dénoncé cette contradiction, probablement pour ne pas apparaître comme un traître.

Cette complaisance est cependant malsaine. On est en pleine posture idéologique. La vérité et l’objectivité ne sont plus vues comme des buts en soi, mais comme un moyen au service d’une cause. On a un peu la même chose aujourd’hui avec la lutte anti-raciste puisque, curieusement, un silence assourdissant accompagne les revendications raciales de certains mouvements sociaux, lesquels prônent ni plus ni moins que l’exclusion des Blancs de leurs réunions. Ce type de contradictions n’est pas propre à la gauche. Simplement, on les voit plus à gauche aujourd’hui parce que celle-ci a le pouvoir, mais la droite connaîtra les mêmes difficultés.

Michel Maffesoli : Oui bien sûr, on assite à un désinvestissement du politique, une désillusion par rapport au personnel politique. Mais ceci n’est pas simplement dû au constat un peu benêt : "tous pourris". Au contraire, l’opinion publique (au contraire de l’opinion publiée) admet les manquements, les erreurs, la mauvaise conduite. Ce qu’elle admet moins, c’est justement cette schizophrénie du donneur de leçons, qui faute d’autant plus qu’il poursuit les fauteurs.

Le Roi n’avait pas à prouver sa "sacralité", elle était inhérente à sa fonction et n’était pas mise en cause par son comportement (cf. Les deux corps du roi de Kantorowicz).

Au contraire, l’homme révolutionnaire prétendit purifier l’humaine nature de sa part d’animalité et instaurer un monde sans fêlures ni faux pas. Et pour ce faire, les révolutionnaires s’érigèrent en hommes exemplaires.

"Qui veut faire l’ange, fait la bête". C’est bien parce qu’ils n’admettent pas la finitude de la condition humaine et l’implacable présence du mal que les hommes politiques confondent la morale et la politique, le bien commun et leur propre intérêt.

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