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Si Nuit Debout parvient à dépasser la seule question de "l’antipouvoir", alors peut-être le mouvement pourra-t-il alimenter une nouvelle offre politique
©Reuters

Bonnes feuilles

Refusant icônes et caricatures, croisant ses études sur les combats culturels avec ses carnets des nuits passées place de la République, Gaël Brustier décrypte ici la genèse et le développement, les acteurs et les perspectives d’un mouvement qui interpelle les Français, interroge les médias et inquiète les élites. Extrait de "Nuit debout", de Gaël Brustier, aux éditions du Cerf 2/2

Gaël Brustier

Gaël Brustier

Gaël Brustier est chercheur en sciences humaines (sociologie, science politique, histoire).

Avec son camarade Jean-Philippe Huelin, il s’emploie à saisir et à décrire les transformations politiques actuelles. Tous deux développent depuis plusieurs années des outils conceptuels (gramsciens) qui leur permettent d’analyser le phénomène de droitisation, aujourd’hui majeur en Europe et en France.

Ils sont les auteurs de Recherche le peuple désespérément (Bourrin, 2010) et ont publié Voyage au bout de la droite (Mille et une nuits, 2011).

Gaël Brustier vient de publier Le désordre idéologique, aux Editions du Cerf (2017).

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Un Podemos à la française ?

On ne saurait dissocier des dynamiques transnationales préexistantes de ses références obligées et conscientes. Entre autres mais aussi singulièrement, dans cette péninsule ibérique si proche, les Indignados et Podemos. Des vétérans des Indignés, naguère emmenés par Juventud Sin Futuro, ont effectivement conseillé le premier noyau des militants parisiens. La place de la République est-elle pour autant la Puerta del Sol ? Existe-t-il une quelconque parenté ? Et si oui, de quelle nature est-elle ?

Pour répondre à ces questions, une brève chronologie des événements espagnols s’impose. Le mouvement des Indignados date du printemps 2011. On parle alors du mouvement « 15M », dont la période de maturation dure de janvier à mai. Puis, rien ou presque. Ce n’est que deux ans plus tard, en janvier 2014, que Podemos est créé à l’initiative de Pablo Iglesias, Carolina Bescansa, Juan-Carlos Monedero et Iñigo Errejón. Podemos répond ainsi à l’horizontalité du mouvement social des Indignados par la verticalité politique du parti qu’ils créent, et qui a pour fonction de conquérir le pouvoir au profit de l’hégémonie culturelle. Le compte twitter d’Iñigo Errejón, numéro deux de Podemos, (@ierrejon), ne laisse planer aucune ambiguïté quant à l’ambition théorique qui doit guider l’action : #GuerradePosiciones #ConstruirPueblo. (« Guerre de position », « Construire un peuple »). Or Podemos, qui a valeur de modèle, agit aussi, et plus immédiatement, comme un aiguillon. 

Nuit Debout ne peut faire l’impasse des enjeux cruciaux qui se précipitent et qui sont à la fois nationaux et internationaux. Le mouvement français n’est pas encore stabilisé au regard de la société dans lequel il s’inscrit, qu’il doit se confronter à son extension par-delà les frontières. En effet, portée par des militants de chaque côté des Pyrénées, l’idée d’un Global Debout est née. En vue du 15 mai 2016, soit cinq années après le 15M, un appel à l’universalisation du mouvement a d’ores et déjà été lancé sur les réseaux sociaux, réactivant des relais préexistants. 

Par ailleurs, la visite de l’ancien ministre grec de l’Économie, Yanis Varoufákis, le 16 avril 2016, sur la place de la République rend inévitable la question de l’Union européenne et de sa réforme ou non. En fondant Democracy In Europe Movement 2025 (DIEM 2025) dans le lieu symbolique de la Volksbühne de Berlin, siège d’une association populaire de la fin du XIXe siècle, Varoufákis n’a pas fait qu’un coup médiatique. Il a extrait le débat du seul cadre des gauches radicales en réussissant à s’adjoindre d’anciens partisans de l’intégration européenne. Parmi les fondateurs, on trouve des personnalités aussi diverses que Walter Baier, ancien chef de file du KPÖ (le Parti communiste d’Autriche, petit par sa taille, riche par ses débats) ou l’économiste américain et hétérodoxe James K. Galbraith. Et les deux Français présents au lancement, Julien Bayou et Christophe Ventura, renvoient à l’hypothèse d’un rapprochement entre écologie et altermondialisme.

Enfin, le lancement de Nuit Debout correspond au jour près à la sortie, en France, du livre de Chantal Mouffe, L’illusion du consensus. « L’inspiratrice de la nouvelle gauche radicale », comme l’annonce le bandeau de l’ouvrage, y plaide le retour salutaire du conflit en politique, en bonne lectrice qu’elle est de Carl Schmitt, le théoricien allemand de la souveraineté, de la décision et de l’urgence à la réputation néanmoins sulfureuse en raison de sa compromission avec le nazisme. L’analyse n’est pourtant pas nouvelle. Dès 1985, Laclau et Mouffe dressent le constat d’une nécessaire « rupture démocratique ». À partir de 2010, les leaders de Podemos, Iglesias, Errejón et Monedero, tous issus de l’Université Complutense, les suivent. Or, attentive aux signes du temps, Chantal Mouffe publie, en Espagne cette fois et à l’été 2015, un livre d’entretiens avec Iñigo Errejón, à forte tonalité théorique, Construir pueblo, « Construire le peuple ».

S’attachant à donner des clés pour comprendre une époque qu’ils jugent « historique », Errejón et Mouffe y évoquent la crise, l’hégémonie néolibérale et les stratégies qu’il faudrait adopter pour y mettre un terme. Leur diagnostic est sans appel : la social-démocratie et la gauche radicale sont épuisées à la fois intellectuellement, stratégiquement et politiquement. Ce malaise se résoudra-t-il de façon progressive ? Rien n’est moins sûr. Mettant en question « la variante social-démocrate du néolibéralisme », telle que définie par le sociologue Stuart Hal 43, ils proposent une stratégie de la volonté collective apte, selon eux, à contrer le règne néolibéral et les chefferies de ses succédanés. Intégrant les conséquences de la vision post-politique du monde fondée sur la globalisation financière, l’école « Mouffe-Laclau-Errejón » engage une réflexion décisive sur la rénovation idéologique. Laquelle passerait, à leurs yeux, par une remise en cause du clivage droite-gauche au profit de l’idée de « Constitution populaire ».

C’est dans ce fort contexte qu’apparaît Nuit Debout au cœur de Paris. Ce mouvement n’est jamais qu’une des manifestations de cette crise plus profonde qu’ont cernée Laclau et Mouffe, une crise qu’Antonio Gramsci aurait qualifiée d’organique. À l’heure où les gauches radicales arrivées au pouvoir sont confrontées à l’emprise qu’exerce l’Union européenne sur la vie des peuples, à l’heure où l’écologie politique s’interroge et hésite sur son propre avenir, la place de la République a été, avant tout, l’un des révélateurs de cette crise. Si ses occupants parviennent à dépasser la question de « l’antipouvoir », qui induit celle de l’horizontalité, alors seront-ils peut-être susceptibles d’alimenter une nouvelle offre politique. Mais si, et seulement si...

Extrait de Nuit debout, de Gaël Brustier, publié aux éditions du Cerf, mai 2016. Pour acheter ce livre, cliquez ici.

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