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Après le Brexit, la Frantie (ou la sortance…?) : le sondage qui révèle comment les Français sont devenus les champions d’Europe de l’euroscepticisme
©AFP

Et la victoire revient à...

Dans un sondage exclusif Elabe pour Atlantico publié ce matin sur notre site, les Français apparaissent comme le peuple européen le plus eurosceptique et le plus réfractaire à l'accueil des migrants dans leur pays. Un résultat qui s'explique par l'échec du projet européen depuis 1980.

Yves-Marie Cann

Yves-Marie Cann

Yves-Marie Cann est Directeur en charge des études d'opinion de l'Institut CSA.
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Christophe Bouillaud

Christophe Bouillaud

Christophe Bouillaud est professeur de sciences politiques à l’Institut d’études politiques de Grenoble depuis 1999. Il est spécialiste à la fois de la vie politique italienne, et de la vie politique européenne, en particulier sous l’angle des partis.

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Atlantico : Vous avez réalisé pour Atlantico un sondage sur ce que pensent les Européens de l’Union européenne et sur leur opinion sur l’accueil des réfugiés. Quels sont les points saillants qui ressortent de cette étude ? 

Yves-Marie CannLe premier enseignement de ce sondage, tant sur la première que sur la deuxième question, c’est qu’il n’y a pas aujourd’hui d’unanimité, ni même de convergence de l’opinion publique des différents pays interrogés à la fois sur l’aspect bénéfique ou pas de l’appartenance de leur pays à l’Union européenne, que sur la question de l’accueil des migrants. Il y a de vraies spécificités d’un pays à l’autre.

Deux pays se démarquent par la perception majoritaire au sein de leur population d’un avantage à appartenir à l’UE : l’Espagne et l’Allemagne. A contrario, on constate que le sentiment majoritaire au Royaume-Uni, en France, en Italie et dans les principaux pays du Benelux est que l’appartenance à l’Union européenne a plus d’inconvénients que d’avantages. 

Retrouvez ce sondage exclusif dans son intégralité sur notre site : Seuls 26% des Français estiment que l'appartenance de la France à l'UE a plus d'avantages que d'inconvénients "

Et pour comprendre les enjeux d'une sortie éventuelle de la France de l'Union européenne, découvrez notre article : "Pourquoi la France serait plus à même que d’autres de supporter une sortie de l’Union européenne (ce qui n’est pas une raison pour le souhaiter)"

Comment expliquer ces divergences d’opinion sur l’Europe entre ces pays ? 

Yves-Marie CannCela peut relever de facteurs culturels et politiques comme au Royaume-Uni, où l’appartenance à l’UE est un sujet de débats depuis des décennies.

Cela peut également être lié à la situation économique du pays ou de son niveau de leadership au sein de l’Union européenne. C’est ainsi en Allemagne que l’on trouve une des plus fortes proportions de personnes interrogées estimant tirer bénéfice de l’appartenance de leur pays à l’UE. Cela s’explique par le fait que l’Allemagne se porte bien d’un point de vue économique et qu’elle est le leader au sein de l’UE.

On retrouve cet aspect économique dans les raisons invoquées par les Espagnols interrogés, qui estimaient majoritairement que leur appartenance à l’Union européenne a été un facteur qui a fortement contribué à éviter le pire pour l’Espagne au moment de la crise économique. Ils ont le sentiment que la solidarité a joué un rôle salutaire quand leur pays connaissait de violentes difficultés financières. Il y a également chez les Espagnols le souvenir du bond économique qu’a connu l’Espagne ces dernières décennies avec son adhésion à l’Union européenne et l’accès au marché unique européen. 

Alors que ce sondage place la France au rang de championne d’Europe de l’euroscepticisme devant l’Angleterre, comment se fait-il que cela ne se traduise pas comme en Angleterre par un débat sur sa sortie de l’UE ? 

Yves-Marie CannC’est vrai que les résultats de notre enquête concernant la France sont frappants car lorsque l’on parle d’euroscepticisme, l’exemple britannique est généralement invoqué, notamment avec l’actuel débat autour du Brexit. Or, c’est bien en France que les critiques à l’encontre de l’Europe sont les plus importantes si l’on raisonne en termes de différentiel entre les opinions positives et les opinions négatives.

Je pense que cela s’explique par le fait qu’en France, il y avait des attentes très fortes au sein de la population à l’égard de l’Union européenne, certainement plus fortes que celles de la population britannique chez qui l’appartenance à l’UE a toujours fait débat. Ce débat est plus récent en France, et prend de l’ampleur avec les déceptions qui se sont accumulées au cours de ces dernières années. Ces déceptions sont tout d’abord d’ordre économique. On a vu en France monter au fil des ans une critique de l’UE de plus en plus perçue par une fraction non-négligeable de la population française comme le cheval de Troie d’un libéralisme débridé. Il est reproché à l’Europe d’accroître la concurrence entre les différents pays européens, ainsi qu’entre l’espace européen et les marchés émergents au lieu de protéger le marché européen. Les conséquences identifiées, à tort ou à raison, par cette partie de la population sont des délocalisations, des pertes d’emploi ou encore du dumping social. S’ajoute à cela une critique qui monte à la faveur des attentats qui frappent l’Europe : l’Union européenne est perçue comme incapable d’assurer la sécurité sur son territoire et de maîtriser ses frontières extérieures pour réguler les flux migratoires.

L’absence d’un réel débat en France autour de la sortie de l’Union européenne comme il existe au Royaume-Uni s’explique par des raisons politiciennes : aucun des deux grands partis de gouvernement ne prône aujourd’hui un " Franxit ". Cependant, l’exemple britannique pourrait bien donner des idées à certains, ce qui pourrait contribuer à donner du poids au Front national, et contraindre les deux grands partis de gauche et de droite à prendre position sur le sujet, et éventuellement à relever leurs exigences à l’égard de l’Union européenne sur l’ensemble des points de crispation de la politique européenne. 

Sur les migrants, malgré des critiques de plus en plus nombreuses et vives de la politique d’Angela Merkel à ce sujet, on voit que les Allemands restent très majoritairement favorables à leur accueil. Comment l’expliquer alors qu’ils en ont déjà accueilli plus d’un million ? 

Yves-Marie Cann : On constate sur cette question que les écarts entre les différents pays sondés sont encore plus marqués que sur la précédente. On remarque que des lignes de fracture se dessinent entre les différents pays européens. Les populations espagnole, italienne et allemande sont majoritairement, voire très majoritairement, favorables à l’accueil des migrants, quant au contraire la France, le Royaume-Uni et le Benelux y sont largement opposés.

En ce qui concerne le cas allemand, il faut avoir à l’esprit que le soutien à l’accueil de migrants reste effectivement très majoritaire mais s’est tassé au cours des derniers mois et peut encore évoluer à la baisse à court ou moyen termes. Par ailleurs, il semble important de souligner qu’il existe des clivages territoriaux importants sur cette question au sein même de l’Allemagne. Les territoires de l’Allemagne de l’Ouest sont ainsi plus favorables à l’accueil de migrants que ne le sont les territoires de l’ancienne RDA. Ces clivages peuvent susciter des tensions et même avoir des répercussions dans les urnes comme on a pu le constater ces dernières semaines avec une poussée de l’extrême-droite, certes relative, mais à considérer quand même. Ainsi donc, si l’opinion majoritaire en Allemagne reste globalement en faveur de l’accueil des migrants, il faut également prendre en compte les dynamiques qui vont plutôt dans le sens d’un tassement de cette opinion.  

A contrario, qu’est-ce qui fait que les Français, les Belges, les Hollandais, et dans une moindre mesure les Britanniques, sont aussi majoritaires à être contre l’accueil de cette migration ? 

Yves-Marie CannTant pour le Benelux, le Royaume-Uni et la France, on constate que la question des migrants est au cœur du débat public. Ce qui se passe dans le Nord-Pas-de-Calais ou encore la décision de la Belgique de rétablir des contrôles à ses frontières en sont l’illustration. Cette omniprésence dans l’actualité de la question migratoire et des problèmes qu’elle entraîne contribue à durcir la position des populations. Cela ne signifie pas pour autant un rejet de principe de l’idée d’accueillir une partie des migrants, mais plutôt que pour ces populations, leur pays n’a pas les moyens d’accueillir l’ensemble du flux qui pourrait se présenter à eux. Cela implique de leur point de vue, aujourd’hui davantage que par le passé, de rétablir un contrôle strict des flux migratoires. La crainte de l’absence de contrôle est évidemment liée aux problèmes de sécurité que cela peut poser comme l’ont révélé les derniers attentats.

En ce qui concerne plus spécifiquement le Royaume-Uni, on sait que la question migratoire a toujours été sensible dans ce pays. Cela fait d’ailleurs partie du débat autour du Brexit. Le Royaume-Uni, qui n’appartient d’ailleurs pas à l’espace Schengen, a toujours été réticent à partager ses compétences en la matière avec les autres pays européens, et a toujours veillé à ce que le passage de sa frontière soit extrêmement contrôlé. 

Au-delà du projet européen en tant que tel, quelle part de responsabilité dans cette défiance peut-on attribuer aux fondateurs de la construction européenne depuis l'Acte unique de 1986 ? De Jacques Delors à François Hollande, comment la stratégie menée par ces hommes - présentant l'Europe comme étant source de paix, de croissance, de baisse du chômage, c'est-à_dire comme étant le "seul choix possible" : celui de la raison - en est arrivé à un tel résultat ?

Christophe BouillaudIl me semble que trois éléments majeurs doivent être pris en compte.

Tout d’abord, la stratégie depuis 1986 a été de plus en plus déséquilibrée en faveur de la construction d’un " grand marché " au sens uniquement économique du terme. A Bruxelles, à Paris et à Berlin, et ailleurs en Europe, surtout après 1989-90, on a oublié qu’un marché doit aussi avoir des aspects de justice pour bien fonctionner. La " concurrence libre et non faussée " (donc juste sur le papier) promise par les traités est devenue en pratique une course continentale au moins disant social, une concurrence injuste car jouant uniquement sur le coût du travail et non pas sur l’intelligence des producteurs. C’est le syndrome du " plombier polonais " qu’on avait déjà vu à l’œuvre lors du débat sur le référendum de 2005 en France. Vouloir bâtir la confiance entre les Européens à travers la mise en place d’une concurrence acharnée entre Européens pour des parts de marché en Europe   - et ailleurs dans le monde  - confine à l’absurde en fait. Certes, il existe des contre-exemples comme Airbus, mais là encore, on se bat au sein même de ce consortium européen pour avoir dans son propre pays les sites de production. Le syndrome " Attention, les gars, Il n’y en aura pas pour tout le monde " - ou " Hunger Games " pour utiliser une référence plus moderne - fait là aussi ses ravages.  En fait, dans les années 1985-95, Jacques Delors avait sans doute la volonté de créer un volet social pour compléter cette Europe des marchés : il voulait un dialogue social par branche productive par exemple pour éviter le n’importe quoi en matière de concurrence qu’on a vu ensuite.

Mais la chute du Mur de Berlin a déséquilibré tout l’édifice en direction de la seule ouverture des marchés et de la lutte de tous contre tous. Il fallait en effet reconvertir les économies de l’Est, et la seule solution qu’on a trouvée à l’époque, c’est d’en faire des lieux de production à bas coût.  En un sens, c’est très réussi : un article récent du Monde montrait que les usines de production automobile ont eu tendance depuis 1990, et encore plus après 2008, à fermer à l’Ouest de l’Europe et à ouvrir à l’Est de l’Europe. La concurrence entre sites de production a donc joué à plein, les multinationales de l’automobile sont allées produire là où le travail est le moins payé et le moins protégé par le droit social et les syndicats. En plus de créer une atmosphère de concurrence et non de coopération entre Européens, cette stratégie du " tout marché " a été très loin d’apporter la croissance pour tous qu’elle promettait au départ : elle a provoqué de la croissance dans certains pays (la Pologne par exemple) et une récession rampante ailleurs (comme en Italie), et, surtout, dans chaque pays, elle a favorisé  certains groupes sociaux et en a défavorisé d’autres. Les ingénieurs de l’Ouest du continent qui conçoivent les voitures produites à bas coût par les ouvriers de l’Est du continent sont sans doute les gagnants de ce jeu, tout comme ces ouvriers de l’Est, mais il y a des perdants : les ex-ouvriers de l’automobile de l’Ouest du continent. En fait, le drame européen du dernier quart de siècle est que tout cela ressemble à un jeu à somme nulle. Au total, la croissance est faible, et ce qu’on produit à l’Est ne se produit plus à l’Ouest. A cela, il faut ajouter bien sûr le même phénomène à l’échelle continentale entre l’Europe et l’Asie, la mondialisation productive plus généralement. Les Européens ont ainsi accepté de voir presque toutes les usines de composants électroniques et de produits électroniques se trouver en Chine ou alentour. Ils n’ont pas eu une politique volontariste pour que ces usines, ayant besoin d’une main d’œuvre nombreuse et peu payée, se développent prioritairement en Bulgarie, Roumanie, etc.  Au total, le résultat est piteux : exaspération des perdants, exaltation de la concurrence sur le mode " Il n’y en aura pas pour tout le monde " (du travail, des revenus, de l’avenir), et enfin incapacité à assurer le plein emploi de la main d’œuvre aussi bien à l’Est qu’à l’Ouest du continent. En effet, si les usines passent bien d’Ouest en Est, il se trouve qu’en fait, elles n’arrivent pas à l’Est à assurer un niveau de vie décent à tous les habitants des pays concernés. Un pays comme la Slovaquie a désormais à la fois beaucoup d’usines automobiles et beaucoup de misère sociale. La Pologne, qui est pourtant la grande réussite économique à l’Est, vient de voter pour sa droite extrême, le parti Droit et Justice (PiS), entre autre par dépit vis-à-vis de la situation sociale d’une majorité de ses citoyens.

Ensuite, il y a l’euro. Je crois qu’il y a désormais un consensus parmi les économistes pour souligner le caractère inachevé de cette monnaie : une Banque centrale " fédérale ", avec des politiques budgétaires " nationales ". Cette disposition institutionnelle a mené au désastre que nous connaissons d’une reprise impossible de l’économie européenne depuis 2010, suite aux politiques suicidaires d’austérité menées dans le plus grand consensus des dirigeants européens de l’époque. Avec cette crise économique qui dure au-delà du raisonnable, les Européens sont encore plus en concurrence entre eux pour un gâteau qui rétrécit ou qui augmente à peine. Ce n’est pas étonnant alors que les plus touchés par la crise économique perdent patience avec l’Union européenne.

Enfin, ajoutons que l’intégration européenne a été essentiellement une affaire économique depuis les années 1950 et qu’on a totalement négligé l’aspect civique du problème.  Le peuple européen n’existe pas, parce qu’on a tout simplement " oublié " de le faire. Certes,  on a fait du décorum européen, du blabla gentillet et sympathique, comme les capitales européennes de la Culture, mais il n’y a jamais eu une stratégie offensive pour créer réellement des " Européens ", car les Etats ont toujours refusé de perdre pied sur cet aspect de la loyauté de leurs assujettis. Il est vrai que tout montre qu’il n’existe pas de grand récit européen capable de fédérer tout le monde, en dehors d’une célébration de la paix et de l’oubli des offenses passées. Cette absence de sentiment citoyen à l’échelle européenne est désormais évidente avec la crise des réfugiés, où les dirigeants des pays de l’Est jouent à plein sur le nationalisme et l’absence revendiquée de solidarité avec les dirigeants de l’Ouest. 

Plus de 60 ans après la déclaration Schumann du 9 mai 1950, la méthode de construction européenne Monnet-Schumann des " petits-pas " exposée dans ce texte a-t-elle atteint ses limites ? Que dire des héritiers de cette politique, comme Jacques Delors ou maintenant François Hollande ? Ont-ils failli dans l’application de la stratégie de construction européenne conçue par les pères de l’Europe ?

Christophe BouillaudLa méthode des " petits pas " consistait dans l’idée qu’il fallait avoir d’abord des réalisations sectorisées et localisées, s’appuyant sur un fort savoir technique ou administratif, pour rapprocher les Européens au lendemain des deux Guerres mondiales, et non pas un saut fédéraliste à travers un grand moment politique d’unification. D’une part, la réussite de ces initiatives limitées rassurerait tout le monde sur la plus-value liée au fait de travailler ensemble entre Européens. D’autre part, une réussite dans un secteur, pour être complète, demanderait sans doute de s’occuper d’un secteur connexe : c’est ce qu’on appelle aussi la " méthode de l’engrenage " (ou spillover en anglais). Le premier exemple bien sûr, c’est la Communauté européenne du Charbon et de l’Acier (la CECA) créée en 1951 suite à la déclaration Schumann. Ce fut effectivement une immense réussite, la production de charbon et d’acier augmenta fortement dans les pays de l’Europe des six à travers la gestion avisée de ces deux secteurs par la Haute Autorité de la CECA.  Le " Marché commun ", créé par le traité de Rome en 1957, reprend la même idée, et, lui aussi, fonctionne extraordinairement bien au début, tout comme la Politique agricole commune (PAC) qui est incluse dans ce traité. La production et les échanges augmentent.

Ce qu’il faut bien comprendre, c’est que cette méthode n’est pas une question d’importance des secteurs concernés, mais de la réussite qu’elle permet à tous les Européens concernés. Une réalisation commune où tout le monde gagne ne peut a priori qu’accroître la confiance entre partenaires ; c’était cela la méthode des petits pas. Du coup, le problème actuellement, ce n’est pas vraiment la méthode en soi, mais le fait que les secteurs qu’on a choisis pour agir dans les années 1980-90 sont en échec. En l’occurrence, l’euro est une catastrophe depuis 2010 au moins – même si Mario Draghi essaye depuis 2012 de corriger à marche forcée ses principaux défauts. " Le Grand Marché " de 1993, revu et corrigé en pratique par le " Grand élargissement " à l’Est, n’a apporté que de la concurrence au couteau entre Européens – et cela ne s’arrange pas du tout pour l’instant. En plus, quelque chose qui apparaissait comme une réussite, l’espace de libre circulation Schengen, semble complètement en échec depuis un an au moins, avec la crise des réfugiés. Bref, ce n’est pas la méthode des petits pas qui se trouve en cause, mais le fait que des choix majeurs d’intégration faits par les Européens dans les années 1980-90 se révèlent être des échecs. Il faut ajouter aussi que les Européens ont " bêtement " - en réalité par choix politique délibéré ! - oublié de faire des choix majeurs qui auraient pu être salutaires à tous. Lorsqu’on a libéré la circulation des capitaux en Europe, on a ainsi, par exemple, omis sciemment de lutter vraiment contre l’évasion fiscale des multinationales et des particuliers. Résultat des courses : tous les Etats européens sont très endettés faute de ressources fiscales, à part un ou deux, qui sont, comme par hasard, les paradis fiscaux par lesquels l’argent taxable s’évapore. 

Comment expliquer la défiance qu’éprouve une part importante de la population européenne à l’égard de l’UE ? Est-elle à l’origine de la panne dont semble frappée le projet européen, ou au contraire est-elle la conséquence d’une Union européenne qui ne répond pas ou plus à leurs aspirations ?

Christophe BouillaudLes deux interagissent : la défiance des Européens empêche désormais les dirigeants nationaux de faire les choses qui seraient nécessaires pour avancer ensemble et améliorer le sort de tous, et, du coup, la défiance augmente encore, portée par les partis eurosceptiques. Cependant, les dirigeants politiques nationaux et européens sont avant tout responsables d’avoir fait dans les années 1980-90 les mauvais choix. Ils ont tout misé sur la concurrence entre leurs pays pour améliorer la situation de tous, ils ont laissé faire l’évasion fiscale des grandes entreprises (quand ils ne l’ont pas organisé eux-mêmes !), ils ont laissé se mettre en place en 1998-2002 une monnaie unique sans les bases institutionnelles d’une monnaie complète. Au total, on a une Europe qui ne crée pas de l’emploi pour tous les Européens, qui laisse perdurer une injustice fiscale odieuse, et qui est empêtrée dans la gestion d’une monnaie unique qui n’a mené qu’à des récessions historiques dans quelques pays membres – dont la Grèce, véritable pays martyr de tout cette période.  Si l’on regarde les sondages Eurobaromètres, on verra que la confiance dans l’Union européenne dans un pays se trouve tout de même fortement liée à la situation économique du pays. C’est essentiellement cet échec économique presque complet qui se trouve à la racine de la crise européenne actuelle.

Est-il également possible de considérer que la situation présente, de crise permanente depuis 2008, est devenue une nouvelle méthode de construction par la contrainte ? Avec quels résultats ?

Christophe Bouillaud : C’est la thèse 3 néo-fonctionnaliste 3 de la crise créatrice. Chaque crise surmontée ferait avancer l’Europe vers son unité.  On peut effectivement voir le verre à moitié plein : grâce à tout ce mécano institutionnel (" Six Pack ", " Two Pack ", " Semestre européen ", TSCG, " Union bancaire ", etc.), la zone euro existe toujours – alors qu’elle aurait pu disparaître corps et bien au printemps 2010, et en plus, aucun Etat européen n’a fait faillite – du moins pas au point de mettre en danger le système financier mondial. On peut aussi voir le verre à moitié vide : toutes les réformes n’ont fait que renforcer les défauts initiaux de conception d’une monnaie unique sans autorité politique unique derrière, et toutes ces réformes sont fondées sur une vision ordo-libérale dépassée de l’économie –jusqu’aux limites de l’absurde comme le TSCG qui supposerait à terme un endettement zéro des Etats. Certes, en méprisant en pratique cette vision ordo-libérale, en mettant sur la touche la Bundesbank, Mario Draghi essaye de relancer - sans succès pour l’instant - l’inflation à coup de " QE " (assouplissement quantitatif) ; or la BCE est elle-même responsable de cette situation, parce qu’elle a prêché pendant toute son existence pour la flexibilité totale du marché du travail  dans les pays européens – résultat : les salaires n’augmentent  effectivement plus, et il n’y a plus d’inflation même quand on se rapproche – officiellement – du plein emploi. M. Draghi suggère maintenant aux pays européens qui le peuvent – c’est-à-dire à l’Allemagne - de faire une relance budgétaire, mais il a plaidé avant, comme ses deux prédécesseurs, pour la rigueur  absolue des comptes publics. Pourquoi un Etat se dévouerait-il alors pour la relance européenne en s’endettant ? Au total, c’est à un bricolage, ou à un rafistolage, auquel on assiste, mais il manque toujours une vraie stratégie partagée de relance de l’économie européenne. Nous sommes en 2016, M. Draghi dirige la BCE depuis 2012, et les pays de la zone euro se trainent toujours dans les suites de la grande crise. Après un nombre d’années similaires (3 ans), on savait déjà que la CECA était une grande réussite…

Quelle méthode doivent maintenant adopter les dirigeants européens pour relancer la construction de l'UE et susciter l’adhésion des peuples qui la composent ?

Christophe Bouillaud : J’aurais tendance à dire que les dirigeants européens doivent trouver des politiques de coopération, voire d’amitié, entre Européens, et abandonner d’urgence toutes les politiques de concurrence qui dressent les Européens les uns contre les autres. On ne peut pas louer à tout va du soir au matin la compétitivité, la concurrence, la lutte darwinienne des entreprises de son pays pour leur survie face au " méchant " concurrent d’un autre pays européen, et ensuite s’étonner que les électeurs se tournent directement vers la solution nationaliste qui exclut les étrangers du jeu concurrentiel ! En matière de marché du travail, cela veut dire qu’il faut arrêter le moins disant social et qu’il faut enfin réfléchir à une vraie égalisation des salaires en Europe. En matière de politique industrielle, il faut qu’il y ait des champions européens à l’échelle mondiale dans chaque secteur – n’en déplaise aux vieux fonctionnaires de la DG Concurrence. En matière de fiscalité, il faut en finir radicalement avec l’évasion fiscale des multinationales. Il faut arrêter d’avoir des paradis fiscaux au sein même de l’Union. Il faut clairement donner le choix à ces multinationales : si elles veulent que l’intégration européenne continue, il faut qu’elles arrêtent de tricher, sinon elles peuvent dire adieu à terme au marché unique européen – ou elles finiront " taxées "  arbitrairement à la manière dont procède la Hongrie de Viktor Orban.

Mais surtout, il faut se décider à une grande relance de l’économie européenne contre le reste du monde. En faisant baisser l’euro contre les autres monnaies, M. Draghi a déjà entamé cette opération. Ce que je veux dire par ce mot de " contre ", c’est  que l’Europe doit avoir une politique des " Européens d’abord ", au sens où il faut d’abord donner du travail aux Européens avant de penser à en donner aux Chinois, aux Bengalis ou aux Brésiliens. Cela ne veut pas dire tomber dans un protectionnisme qui ferait perdre des marchés à l’exportation, mais avoir une politique globale, pensée au niveau européen, qui prenne en compte l’avenir de chaque région d’Europe et de chaque Européen. Il faut se donner une vision de l’Europe du futur. Sur le papier des traités européens, c’est déjà le cas, mais ce n’est pas du tout la réalité en pratique. On pourrait par exemple penser à " durcir " l’Europe du point de vue énergétique pour la rendre moins sensible aux coûts mondiaux de l’énergie en mettant le paquet sur les énergies disponibles localement. Vu les circonstances, on pourrait bien sûr penser aussi à des politiques communes de lutte contre le terrorisme, enfin efficaces, que le lecteur pardonne mon optimisme ! Si l’Europe ne se donne pas collectivement cette priorité de défendre les intérêts des Européens d’abord, ce seront les forces nationalistes qui le feront sur une base nationale. Il est en effet peu probable que, dans un pays démocratique, la majorité des citoyens accepte longtemps d’être aussi mal traitée par les décideurs qu’elle ne l’est actuellement.                                                                               .  

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