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Comment le salutaire tollé provoqué par les “ABCD de l’égalité” a prouvé que le conservatisme est (aussi) un libéralisme
©Reuters

Bonnes feuilles

Le conservateur, en France, est comme l’enfer : c’est l’autre, et plus encore un autre qui suscite l’incrédulité, provoque la dérision et soulève le coeur. Autant son contraire, le progressiste, est auréolé de toutes les vertus, autant lui est suspecté de tous les vices. Pourquoi cette réduction obligée du conservatisme à un méli-mélo contradictoire de réaction politique, d’ordre moral et de libéralisme économique ? Extrait de "Vous avez dit conservateur ?" de Laetitia Strauch-Bonart éditions du Cerf 1/2

Laetitia Strauch-Bonart

Laetitia Strauch-Bonart

Essayiste, Laetitia Strauch-Bonart a publié Vous avez dit conservateur ? et Les hommes sont-ils obsolètes ?. Rédactrice en chef au Point, elle est responsable de la rubrique « Débats » et de la veille d’idées « Phébé ».

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Quelles que soient les écoles dont se réclament les uns et les autres, les conservateurs partagent une grande partie des convictions des libéraux historiques. Chantal Delsol parle ainsi d’un fonds commun aux deux droites libérale et conservatrice, fait d’« un enracinement dans la condition humaine, un réalisme qui récuse les utopies, un attachement au temps (la tradition) et à l’espace (les groupes d’appartenance) au nom du bonheur humain . » Nous avons vu l’importance que les conservateurs accordaient à la société civile. On pourrait ajouter que celle-ci tient ses vertus de sa capacité à s’épanouir librement, le conservateur faisant bien davantage confiance à l’autonomie de cette société et des « associations civiles » qui la constituent qu’à la main lourde de l’État, verticale, autoritaire et centralisatrice. De ce fait, ce que conservateurs et libéraux rejettent en particulier, c’est d’une part l’intervention indue de l’État dans les affaires sociales et économiques, où l’État sort de son ordre, et d’autre part ce qu’ils nomment le « social engineering » ou « ingénierie sociale », la propension de l’État à intervenir dans les affaires privées et les mœurs pour les modifier voire les redresser selon une conception idéologique préétablie. « Changer la société » ou « changer la vie » provoquent chez eux des sueurs froides.

Pourquoi cette réticence ? Non seulement, pour les libéraux et les conservateurs, l’État est incapable d’agir adéquatement en la matière – comment le pourrait-il, alors qu’il est si loin des besoins concrets des hommes ? Surtout, l’État est illégitime à le faire. Quatre dangers se dessinent en particulier  : en intervenant dans la conduite de la société civile, l’État risque d’étendre par trop ses prérogatives et de mettre en danger la liberté individuelle ; il pourrait aussi prendre des décisions bien moins intelligentes que les personnes directement concernées – et si ces personnes se trompent, mieux vaut qu’elles en portent elles-mêmes la responsabilité ; l’État peut susciter des effets pervers par son action aveugle et grossière, en aggravant des cas qu’il souhaite en réalité corriger ; enfin, l’État tend à imposer, malgré lui, une vision idéologique qui peut s’avérer entièrement contraignante et opposée aux aspirations sociales. Cette vision de l’intervention de l’État, bien que schématique, est souvent attribuée à la gauche  : utiliser l’État et les politiques publiques non seulement pour corriger, mais pour modifier la société. Pour Philippe Raynaud, « on touche ici à une des caractéristiques de l’idéologie française de gauche, l’idée absolument démiurgique de l’effet des politiques publiques. »

L’épisode rocambolesque de l’« ABCD de l’égalité » est un assez bon exemple de cette sorte d’intervention. Programme d’enseignement proposé par Najat Vallaud-Belkacem, alors ministre des Droits des femmes du gouvernement socialiste, en 2013, son objectif était de lutter contre le sexisme et les « sté- réotypes de genre » supposés apparaître dès l’enfance et prétendument responsables des choix professionnels ultérieurs des deux sexes –  les hommes se dirigeant vers des métiers dits masculins, les femmes vers des métiers dits féminins. Ce programme est entré en vigueur de manière expérimentale à la rentrée 2013 dans une centaine de classes du primaire et de la maternelle. En juin  2014, le ministre de l’Éducation nationale a déclaré le bilan de l’expérimentation positif – on n’en attendait pas moins. En novembre  2014, Najat Vallaud-Belkacem, nouvellement ministre de l’Éducation nationale, a présenté un « plan d’action » pour l’égalité entre les filles et les garçons à l’école, dont la mesure phare était le lancement d’un site internet proposant « de nombreuses ressources en ligne afin d’accompagner les enseignants, les parents d’élèves et les acteurs de la communauté éducative . »

Dans les faits, l’ABCD n’a pas été généralisé dans sa version initiale car il a suscité un tollé, accusé de propager rien moins que la « théorie du genre » au cœur de l’école. Si les commentateurs se sont concentrés sur ce dernier aspect, le problème posé par ce programme dépasse largement, à mon sens, cette interrogation. Pour un libéral, comme pour un conservateur, ce programme est d’abord infantilisant. C’est à la famille d’éduquer ses enfants comme elle le souhaite, dans le respect, bien entendu, de l’état de droit. Si « stéréotypes » il y a, mieux vaut compter sur la famille et l’individu pour les altérer, surtout si cette famille a la chance de vivre dans une société libérale, où les femmes sont les égales des hommes. Il est même tout à fait possible, et un État libéral doit l’accepter, que certains fassent le choix de propager ces « stéréotypes » et d’élever leurs enfants de cette façon. L’État, en réalité, ne doit rien avoir à y faire, tant que les parents restent dans le domaine de la loi –  et, au grand dam des socialistes, je suppose, aucune loi n’empêche encore de diffuser des « stéréotypes ». Le message de la ministre exprimait de fait une pure et simple condescendance  : les familles ne sauraient pas ce qui est bon pour leurs enfants –  en tout cas elles le sauraient moins que l’État  – et leur arrié- ration morale les condamnerait non seulement à offrir des camions aux garçons et des poupées aux filles, mais à se montrer complices, par ces actes mêmes, d’une vision du monde absolument honteuse. Inutile donc, pour des esprits aussi convaincus, de s’interroger sur la réalité, l’origine et le sens de ces « stéréotypes », et leur éventuelle validité, car pour eux, une femme qui choisit un métier considéré comme féminin le fait forcément sous le joug d’une insupportable pression patriarcale, ou bien fait preuve d’un comportement proprement déviant, que l’État se doit de redresser. Au passage, l’épisode est emblématique de la nouvelle mission impartie à l’école : son rôle n’est plus tant de transmettre des connaissances mais de servir d’instrument au service d’une vision du monde entièrement idéologique –  en l’occurrence, celle du gouvernement en place.

Extrait de "Vous avez dit conservateur ?" de Laetitia Strauch-Bonart, publié aux éditions du Cerf, mars 2016. Pour acheter ce livre cliquez ici

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