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Comment la (très) haute idée que se font les juges européens de leur fonction met à mal la démocratie
©Reuters

Tribune

Depuis les années 1960, les juges européens ont forgé la toute-puissance des textes de lois de l'Union européenne sur la législation nationale, avec la bénédiction de la Commission et le consentement silencieux des gouvernements nationaux, trop faibles pour faire respecter leur souveraineté.

Christophe  Beaudouin

Christophe Beaudouin

Christophe Beaudouindocteur en droit, est l’auteur de La démocratie à l’épreuve de l’intégration européenne (LGDJ, 2014). 

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Le récent changement de président du Conseil constitutionnel fût l’occasion de revenir sur la montée en puissance, ces dernières années, de la figure du juge, non seulement en France mais dans les démocraties occidentales. Elle va de pair avec l’émergence des experts à tous les carrefours de nos vies individuelles et collectives : du conseiller conjugal à l’économiste, du coach de vie au gouverneur de la Banque centrale, en passant par l’analyste d’opinion ou le conseiller marketing. L’essor des juges va aussi de pair avec la logorrhée normative, la judiciarisation croissante des rapports sociaux et la concurrence organisée de tous contre tous ; moins il y a de mœurs, plus il y a de lois (et vice versa). Dans un très beau film récent intitulé L’hermine, Fabrice Lucchini interprète un homme blasé, président de Cour d’assises dans une petite ville de province, qui tombe amoureux de l’une des jurées. Le contexte est un procès criminel où, jour après jour, la responsabilité de l’accusé paraît moins évidente et la Cour de plus en plus partagée. A la veille du délibéré, le président vient expliquer, en substance, aux jurés populaires : " Vous allez décider en votre âme et conscience. Les faits sont troubles et nul ne connaîtra peut-être jamais la vérité. La justice n’est pas là pour affirmer une vérité. La justice est là pour dire le droit, en fonction de ce qu’elle sait ".  On mesure là l’extraordinaire humilité nécessaire à l’exercice de la fonction de juger, que l’on soit juré populaire ou magistrat professionnel, juge à Vesoul ou à la Cour européenne.

Or précisément, les hauts magistrats européens, ceux de Luxembourg (CJUE) et ceux de Strasbourg (CEDH), ont-ils toujours la rigueur et l’humilité appropriée à la haute mission que leur confient les traités ? Disent-ils le droit ou bien portent-ils une " vérité ", leur " vérité " ? La Cour de Luxembourg rend 600 à 700 arrêts par an, pour aujourd’hui environ 10 000 arrêts au total, les trois quart rendus sur saisine préjudicielle par un juge national, jurisprudence européenne à laquelle s’ajoutent quelques 34 000 arrêts de sa " grande sœur ", la Cour européenne de Strasbourg, le " Vatican des droits de l’Homme ".

Depuis le milieu des années soixante, la Cour de justice s’est faite missionnaire de l’objectif d’une intégration " sans cesse plus étroite " inscrite à l’article 1er du traité depuis 1957. C’est un petit groupe de juges - quatre, pour être précis - menés par l’ancien ministre démocrate-chrétien Robert Lecourt, qui éleva le préambule du traité, au rang d’un ordre juridique supérieur, et même supra-légal, s’imposant à la plus haute des règles de droit. Il existe, nous dit la Cour, un " Esprit " du traité, qui ne vient pas éclairer le texte, mais en réalité lui faire dire ce qu’il n’a pas dit, et que les Etats signataires eux-mêmes ignoraient, qu’ils découvrent après-coup et qui devient une source de droit.En 1963-1964, la Cour a inventé " l’Esprit du traité " et s’en est autoproclamée la gardienne sacerdotale.

Lorsqu’on dit " la Cour ", on s’en tient aux apparences puisque ses décisions apparaissent comme unitaires, tranchées et rendues à l’unanimité. Il n’y a toujours pas, hélas, au contraire de la Cour européenne des droits de l’Homme ou de la Cour suprême des États-Unis à laquelle elle est comparable, de droit pour les juges minoritaires de publier un avis différent ou dissident, en annexe des arrêts. Si cela avait été le cas, y-aurait-il eu un arrêt " Van Gend en Loos " en 1963 ? La Cour aurait-elle commis ce que plusieurs fameux observateurs ont qualifié de " putsch jurisprudentiel " ? Rien n’est moins sûr. L’ancien juge Pescatore, qui fût nommé peu de temps après, a passé des années à enquêter sur les coulisses de ce " coup d’Etat " judiciaire, qui invente l’effet direct du droit communautaire au profit des particuliers et des entreprises, ouvrant une incroyable boite de Pandore supranationaliste. M. Pescatore révèle que la décision, qui avait été acquise à 4 voix contre 3, à 1 seule voix de majorité donc, contre le président de la Cour et le Rapporteur de l’affaire eux-mêmes, par une coalition-surprise, menée par l’habile Robert Lecourt, un ancien ministre démocrate-chrétien ayant claqué la porte du gouvernement français en pleine guerre d’Algérie. 1 voix avait suffi, comme on l’a vu d’autre fois dans l’Histoire, pour basculer d’un modèle constitutionnel à un autre.  

Dans ses mémoires justement intitulées L’Europe des juges, Robert Lecourt écrit : " Le droit est tantôt serviteur de l’état des choses, tantôt propagateur des idées en mouvement (…) Il est alors porteur de charges dynamiques à effet différé, capables de prolonger l’impulsion initiale dans la profondeur du temps". Cette institution s’est ainsi faite missionnaire d’une " Vérité " supranationaliste orientant tout cet engrenage à sens unique, sans arrêt ni retour possible, alors que rien n’avait été débattu, ni même perçu, du moins jusqu’au référendum sur le traité de Maastricht, par les peuples et leurs représentants.

La Cour de Luxembourg est la plus discrète de toutes et peut-être la plus puissante de toutes les institutions de l’Union européenne. Elle juge à la fois en droit public, en droit privé, en droit constitutionnel, en droit international ; elle connaît tous les contentieux d’une juridiction étatique : en annulation, en interprétation, de pleine juridiction et de répression. L’œuvre constitutionnelle colossale de la Cour est venue s’ajouter, " corriger " les traités, mais aussi précéder et inspirer les rédacteurs officiels – conventions, conférences intergouvernementales. Toute cette œuvre prétorienne a été officiellement incorporée aux traités, d’abord via le protocole sur la subsidiarité du traité d’Amsterdam, puis dans la déclaration n°17 annexée au traité de Lisbonne, accompagnée d’un avis juridique du Conseil curieusement érigé au rang de déclaration politique par les Etats signataires.

Luxembourg fut donc constamment une source constitutionnelle et même constituante de l’intégration européenne, sans doute la plus prolifique des sources, la première source constituante. Les conclusions de la Commission européenne devant la Cour invitant à des interprétations contra legem des traités furent toujours suivies par les juges. Comment expliquer ce pas-de-deux des organes de Bruxelles et de Luxembourg ? La connivence institutionnelle est clairement le résultat d’un " ADN " supranationaliste commun, que l’on retrouve au Parlement européen notamment. Elle est aussi la conséquence du phénomène des "portes tourniquet " (revolving doors) très intense des hauts fonctionnaires européens qui passent aisément de la Commission à la Cour et vice-versa, imprimant les actes des deux institutions de leur tropisme post-national.

Depuis les deux vagues d’élargissements de 2004 et 2006 aux nations de l’Est et l’arrivée de magistrats ayant des cultures juridiques, philosophiques et politiques différentes, le travail de la Cour en a été bouleversé. Un grand juriste danois, Haltje Rasmussen, révèle que la quasi-totalité des arrêts constitutionnels jurisprudentiels rendus au cours des quinze dernières années, ne l’ont été ni à l’unanimité, ni même avec le soutien de larges coalitions. Il décrit, depuis le quasi doublement du nombre des juges une " institution divisée ", en quête d’une définition de son rôle, et soucieuse de donner une finalité au droit ; une institution partagée, entre autres, sur les plans de l’idéologie, des traditions juridiques, des personnalités et de la formation. Tout cela reste imperceptible du fait d’une culture du secret absolu, inspirée du Conseil d’Etat français – interdiction des avis divergents, interdictions aux avocats généraux d’évoquer publiquement leurs propres opinions, destruction des archives protégeant les divergences internes de tout regard extérieur qui se sont accrues depuis 2004, s’accompagnant, explique le Pr Rasmussen, d’un certain " verrouillage " dans la sélection et la promotion des magistrats.

Que le droit soit posé par la loi ou par un traité, la jurisprudence est inévitable. Le grand juriste Portalis l’a parfaitement expliqué. Mais il a ajouté une précision capitale : la jurisprudence n’est légitime que parce qu’elle est élaborée sous la surveillance du législateur ; la jurisprudence n’est admissible que si le législateur – le peuple ou son représentant direct – a le pouvoir et le moyen de la briser. En matière fiscale par exemple, le législateur français réécrit souvent, à travers la loi de finances, des amendements qui mettent un terme à telle jurisprudence.

Ce n’est pas manquer de respect à la justice, bien au contraire, que de rappeler qu’elle peut se tromper et de penser avec Montesquieu que le " pouvoir absolu corrompt absolument ", qu’il faut séparer les fonctions et préserver des systèmes de contrôle, d’appel et de contre-pouvoirs sans lesquels il n’est pas d’État de droit. Or, qui pourrait modifier une jurisprudence de la Cour de Luxembourg ? Personne. A part la Commission européenne qui détient le monopole de l’initiative, et qui naturellement ne l’exercera jamais à l’encontre d’une Cour, dont on a vu qu’elle partage les opinions, les objectifs et les hommes. De même, qui pourrait briser une jurisprudence de la Cour des droits de l’Homme de Strasbourg ? Un protocole modificatif à la Convention européenne des droits de l’Homme, qui dise, par exemple, que toute jurisprudence engageant pour un Etat un " intérêt vital " (estimé souverainement par lui), pourrait faire l’objet d’un " appel " devant le peuple s’exprimant par référendum, ou devant le Parlement national. Mais obtenir un accord unanime sur un tel protocole serait une entreprise colossale, quasi impossible en réalité.

La seule riposte efficace serait alors de menacer de dénoncer la Convention, et dans le cas de l’Union, d’user du droit de retrait de l’article 50. On l’avait vu en 1965 au moment de la " crise de la chaise vide " lorsque général de Gaulle en France interdit à ses ministres de siéger dans les instances européennes ; on le voit aujourd’hui dans la stratégie de renégociation entre le Royaume-Uni et les autres États-membres, adossée à un référendum sur le maintien ou non dans l’Union européenne : lorsque la menace paraît suffisamment sérieuse, alors on commence à vous écouter, s’asseoir autour d’une table pour rediscuter du projet.

Pour réussir à remettre l’Union européenne sous le contrôle des démocraties qui l’ont fondée, il faut soi-même être doté de la première vertu du gouvernement : c’est-à-dire le caractère. Or, le caractère est aujourd’hui sans doute la vertu la moins partagée. Nous vivons aujourd’hui une étrange période où les certitudes des quarante dernières années sont violemment ébranlées par ce que certains appellent " le retour du réel ". Et il serait bien imprudent de ne point faire le lien entre, d’une part, ce que nous voyons se produire dans la maison européenne, et d’autre part, l’architecture et la gouvernance de ladite maison.

Il faut pourtant se demander combien de temps encore le droit de l’Union européenne pourra conserver sa force. Il est une leçon élémentaire qu’entend l’étudiant de 1ère année de droit : seule la règle perçue comme légitime justifie l’obéissance. Sans ce sentiment de légitimité, pas de sentiment de justice et sans sentiment de justice, point d’obéissance. L’Europe ne peut être synonyme de paix que si, et seulement si, le pouvoir y est demeuré légitime, donc démocratique, reconnu comme l’expression de la volonté générale, et auquel les gouvernés continueront donc à obéir. Souvenons-nous de la mise en garde de la Cour de Karlsuhe, dans son arrêt " Lisbonne ", qui est une belle et claire leçon de droit constitutionnel et de science politique à l’usage de tous les " Européens convaincus " :

" La Loi fondamentale poursuit l’objectif d’une intégration de l’Allemagne dans une communauté de droit composée d’Etats pacifiques et libéraux. Elle ne renonce cependant pas à la souveraineté, résidant dans la prérogative de la Constitution allemande de garder le dernier mot, en tant que droit d’un peuple de trancher directement les questions fondamentales relatives à sa propre identité ". 

Certes, on semble dresser ici un constat d’impuissance des démocraties, piégées dans un corset de règles qu’elles ont elles-mêmes tissées, voulues, ratifiées. Pourtant, le juge allemand, le gouvernement et les Lords britanniques, le Fölketing danois, ou encore le Parlement polonais nous démontrent l’inverse.

En attendant une vraie refondation, il devrait être possible, à traités constants, de rétablir les élus français dans leurs responsabilités de souveraineté, dont ils se sont bien vite déchargés sur le dos de l’Union européenne. En quatre réformes simples, qui supposent certes un peu de courage :

1.      Inscrire clairement dans la Constitution qu’en cas de conflit entre la Loi de la République et toute autre norme d’où qu’elle vienne (européenne, extraterritoriale américaine ou religieuse par exemple), la seconde doit obligatoirement être écartée par le juge, au profit de la première et dans le respect de la hiérarchie des normes dont la Constitution française, et elle seule, redevient le sommet ;

2.      Définir constitutionnellement les compétences nationales inaliénables qui participent de " l’identité constitutionnelle " de nos États-membres, normalement protégée par le traité, celles que le juge allemand de Karlsruhe énumère lui-même : les compétences liées à la sécurité, la défense, le droit et la procédure pénales, les frontières, le budget, la famille, la culture, l’éducation, la nationalité, la langue, le social, l’organisation du territoire, les libertés politiques fondamentales (Liberté de la presse, Liberté d’opinion, Liberté d’association).

3.      Donner à chaque Parlement national sur chaque projet d’acte européen et chaque décision de justice un droit de " carton rouge " - soit de non-participation (ne bloquant pas les autres États) soit de veto - au nom d’une subsidiarité bien comprise ou en cas de menace pour un intérêt vital souverainement et publiquement apprécié par lui, réactivant le compromis de Luxembourg (1966), confié ici à la responsabilité des parlementaires ;

4.      Instituer et généraliser au Parlement français la pratique (développée par le Parlement danois notamment) du mandat parlementaire de négociation voté et encadrant l’action des ministres se rendant à Bruxelles, tenus de rendre compte à leur retour.

Ces quatre propositions commenceraient à remettre l’Europe sous le contrôle des démocraties. Il est très instructif de passer le système actuel de l’Union européenne au crible de ses propres critères de la démocratie et de l’État de droit, les critères dits de Copenhague imposés aux pays candidats et ceux inscrits au fronton du traité. Il s’agit plus généralement des critères constitutionnels admis par l’ONU et propres à toute démocratie, notamment : la primauté du droit, la séparation des pouvoirs, la stabilité juridique et institutionnelle, la représentation égale des citoyens, la responsabilité politique, l’intelligibilité des institutions et la neutralité constitutionnelle. Le moins que l’on puisse dire, c’est que l’Union et ses États, dans leur ensemble, s’en éloignent jour après jour. Non pas par la faute des institutions de l’Union elles-mêmes, mais parce que les gouvernements et les parlements n’assument plus leurs responsabilités depuis trop longtemps ;  les responsabilités exigeantes de la souveraineté.

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