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Les migrants contraints de passer par les Pouilles : la fermeture de la route des Balkans pourrait apporter plus de problèmes que de solutions
©Reuters

Les passeurs se frottent les mains

L'histoire des migrations clandestines montre qu'à chaque fois qu'une route est fermée, les passeurs en créent une nouvelle. La fermeture de la route des Balkans favorisera très certainement la route de l'Adriatique entre l'Albanie et la région des Pouilles en Italie. Cette dernière risque d'être confrontée à une arrivée massive d'immigrés.

Gérard-François Dumont

Gérard-François Dumont

Gérard-François Dumont est géographe, économiste et démographe, professeur à l'université à Paris IV-Sorbonne, président de la revue Population & Avenir, auteur notamment de Populations et Territoires de France en 2030 (L’Harmattan), et de Géopolitique de l’Europe (Armand Colin).

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Atlantico : La fermeture des frontières des pays balkaniques d’Europe centrale et orientale pourrait, selon le responsable des Nations unies pour les réfugiés, Filippo Grandi, ouvrir une nouvelle route migratoire : celle de l’Adriatique vers la région italienne des Pouilles. Les migrants passeraient par l’Albanie pour rejoindre ensuite les Pouilles. Ils pourraient également passer par l’île de Corfou. Cette nouvelle route n'est-elle pas encore plus dangereuse que l’ancienne route des Balkans ?

Gérard-François Dumont : A nouveau, les dirigeants de l’Union européenne (UE) ne font que réagir aux événements plutôt que de les anticiper et de déployer une stratégie réfléchie vis-à-vis de la question de l’immigration. Le projet évoqué lors du Conseil européen extraordinaire du 7 mars 2016 consistant à annoncer la fermeture de la route migratoire des Balkans consisterait simplement à se ranger aux actions conduites dans ce sens par certains pays.

Le 24 février 2016, sans en informer l’UE, l'Autriche a réuni les ministres de l’Intérieur des pays des Balkans (Serbie, Macédoine, Slovénie, Albanie, Bosnie, Bulgarie, Croatie, Monténégro et Kosovo) qui se situent sur la route des migrants afin de décider des solutions à apporter à une crise migratoire que ces pays estiment ne plus pouvoir juguler en suivant les directions de Bruxelles. Ces pays ont convenu d'améliorer leur coopération et de ne pas accepter "les migrants qui n'ont pas besoin d'une protection internationale". Et l’Autriche a décidé de restreindre l’entrée des migrants sur son territoire à 80 demandeurs d’asile par jour, et à 3200 personnes en déplacement. La Slovénie et la Croatie, membres de l’UE, ainsi que la Serbie et la Macédoine ont également annoncé des limites quantitatives.

Le Conseil européen de l’UE du 7 mars arrive donc après des décisions déjà prises par les premiers concernés par la route des Balkans. Le risque est que la Grèce devienne un camp pour les migrants. L’UE va donc de facto souhaiter de permettre aux migrants qui se trouvent en Grèce de se diriger vers l’UE via d’autres routes.

Tout au long de ce dernier quart de siècle, une dizaine des routes migratoires clandestines se sont déployées vers l’UE. Chaque fois qu’une route est devenue contrôlée de façon significative, les passeurs ont privilégié une autre route. De nombreux exemples en attestent. L’Espagne a tout mis en œuvre pour fermer la route de l’Afrique de l’Ouest, qui partait du Sénégal et de la Mauritanie pour rejoindre les îles Canaries, puis celle passant par le détroit de Gibraltar. En conséquence, une route méditerranéenne occidentale de l’Afrique vers l’est de l’Andalousie, puis une route de Méditerranée centrale, notamment de l’Afrique vers Lampedusa, se sont alors déployées. Plus récemment, lorsque la route terrestre entre la Turquie et la Grèce a été fermée avec la construction d’un mur à Evros, la route de la Méditerranée orientale vers les différentes îles de la Grèce est devenue très utilisée.

Depuis fin février 2016, à la suite le la réunion avec l’Autriche, la route des Balkans est contrôlée. Si elle demeure moins fluide, contrairement aux moins précédents, les passeurs recourreront à d’autres routes, comme celle entre la Grèce, l’Albanie et l’Italie. Cette dernière existe déjà depuis de nombreuses années, mais a été moins utilisée en 2015 vu la facilité de la route des Balkans. Pourtant, au cours du dernier quart de siècle, elle a été fréquentée, d’autant plus que le nombre de bateaux qui traversent l’Adriatique est considérable. 

Rappelons que, initialement, la route des Balkans est une route de la drogue, les passeurs utilisant les très nombreux cars la parcourant et transportant essentiellement des immigrés turcs entre la Turquie, l’Autriche et Allemagne. Cette route transporte de la drogue en provenance notamment d’Afghanistan, transitant par Istanbul pour être ensuite exportée vers l’UE. Cette route ne concerne donc pas uniquement les immigrés. Ensuite, les mafias turques qui agissaient en matière de trafic de drogues ont diversifié leur activité, surtout depuis 2011, sur cette route des Balkans avec le trafic de clandestins, donc dans l’exploitation de la misère humaine. 

Quelles seraient les conséquences directes pour l’Italie si la route de l’Adriatique était effectivement massivement empruntée ?

Les immigrés arrivant en Grèce et dirigés ces derniers mois vers la route des Balkans seraient probablement dirigés vers l’Italie, tandis que les passeurs chercheraient à activer davantage d’autres routes comme la route des Balkans occidentaux, via la Bulgarie ou la Roumanie, ou la route orientale, via l’Ukraine, ou la route septentrionale via la Russie. La route de l’Adriatique prendrait davantage d’importance, tandis que serait réactivé la route de la Méditerranée centrale (Lampedusa – Sicile) et la route Pouilles-Calabre. Si l’Italie laisse passer systématiquement les immigrés, en négligeant comme ces dernières années la mise en application des règles Schengen[1], il faut se demander ce que décideront les pays limitrophes  de l’Italie (France, Suisse et Autriche). Des incidents ont déjà eu lieu en 2015 à la frontière franco-italienne notamment au niveau de la ville de Menton. La France pourrait renforcer davantage le contrôle de la frontière franco-italienne. 


Quels sont les risques liés à la fermeture des frontières de certains pays balkaniques ? Faut-il craindre qu'elle ne profite aux réseaux de passeurs ?

Depuis le début des conflits civils dans la partie occidentale de l’Irak et, depuis 2011, en Syrie, l’UE a de facto fait le jeu des passeurs. Ainsi, depuis le début de l’année 2015, donc sur les quinze derniers mois, le chiffre d’affaires des passeurs peut être estimé à dix milliards d’euros, une somme considérable. Et guère a été fait pour contenir ce trafic que la Turquie a laissé se déployer.

L’UE n’a pas suffisamment agi pour contrecarrer la cause principale de ces migrations, dues essentiellement aux exodes de Mésopotamie[2], c’est-à-dire pour contribuer à faire cesser la guerre civile en Syrie. En effet, non seulement l’UE a continué de favoriser la Turquie qui a concouru au déclenchement et à la poursuite de la guerre civile en Syrie, mais en plus elle refuse de discuter avec certaines des parties au conflit. Or, la diplomatie ne consiste pas à discuter avec des acteurs géopolitiques qui sont sur une ligne similaire à la vôtre, mais aussi et surtout avec ceux avec lesquels vous êtes en désaccord afin de chercher des solutions. Or, par exemple, la France refuse de dialoguer avec le régime de Bachar el-Assad, avec lequel les relations diplomatiques ont été rompues dès 2012. Régime qui est certes très autoritaire, mais sans lequel aucune solution au conflit ne peut être trouvée. 

De plus, l’UE n’a pas agi pour lutter contre le rôle extrêmement nocif des passeurs. Pour cela, il aurait fallu et il faudrait organiser une politique de ré-immigration à partir des pays de premier refuge (c’est-à-dire la Turquie, la Jordanie et le Liban). A cet égard, le nouveau sommet du 7 mars 2016, avec la Turquie seule, après celui de fin novembre 2015 également avec la Turquie seule, est surprenant. Il y a longtemps que l’UE aurait dû organiser une réunion conforme à la logique géopolitique, donc avec les trois pays limitrophes de la Syrie accueillant les premiers exodes : la Jordanie, le Liban et la Turquie. 

Finalement, si la fermeture des frontières n’est pas une solution au défi migratoire et face au manque de solidarité et de cohésion des Européens – le projet de répartition des réfugiés étant toujours au point mort - quelles solutions, s’il y en a, peut-on envisager ? Que doit-on attendre du sommet UE-Turquie qui se tient ce lundi ?

Tout d’abord, j’ai, dès sa formulation, annoncé que le système de répartition des 160 000 immigrés ne fonctionnerait pas, car c’est un système qui considère les migrants comme des marchandises. Or, les migrants sont des êtres humains qui fonctionnent par réseau et dont le souci est de rejoindre soit des membres de leur famille, soit des personnes qu’ils connaissent susceptibles de les aider à s’intégrer. Sauf contrainte, ils ne souhaitent être confinés dans un pays avec lequel ils n’ont aucun lien ni aucune connaissance de la langue. En outre, les migrants sont parfaitement informés des situations économiques des pays de l’UE et donc, selon la formule qui semble être méconnue de nos dirigeants, ils "votent avec leurs pieds". Autrement dit, ils savent qu’il y a des possibilités d’emploi en Allemagne et au Royaume-Uni, tandis que la France est dans une très mauvaise situation économique avec de faibles possibilités de travail. 

Deuxièmement, le système Schengen, dont il faut rappeler qu’il est défini comme un espace de liberté et sécurité, ne fonctionne pas tout simplement parce que les règles qu’il a édictées en matière de sécurité ne sont guère, et depuis longtemps, respectées. Seules deux solutions sont envisageables. La première consiste à décider de respecter les règles de Schengen afin de permettre à ce dernier de fonctionner normalement. Mais cela est-il possible alors que certains pays, compte tenu de leur système administratif et de leur géographie, peuvent difficilement le faire ? En effet, en méconnaissance des réalités géographies et géopolitiques, l’UE s’est élargie à des pays qui n’avaient guère les moyens d’honorer les procédures Schengen aux frontières extérieures communes. Et en outre, la Grèce n’a pas de continuité géographique avec le reste des membres de Schengen. 

L’autre solution est de mettre en place des actions en amont et en aval. En amont, comme précisé ci-dessus, il s’agit de mener un travail diplomatique pour apaiser la situation en Syrie. Il est surprenant de constater la passivité de l’UE alors que nous sommes dans la période la plus favorable depuis 5 ans, avec un cessez-le-feu obtenu en Syrie par les États-Unis et la Russie fin février 2016, est à peu près respecté, ce qui était encore inimaginable il y a quelques mois. En aval, il faudrait organiser la ré-immigration, ce qui impose de demander à la Turquie d’autoriser le Haut-Commissariat pour les réfugiés (HCR) à œuvrer en sur son territoire. 

Le sommet européen du 7 mars 2016 profère des intentions, comme les 12 sommets précédents des deux dernières années. Il s’insère dans le cadre d’un processus d’effet d’annonce dont on ne voit guère les résultats concrets sur le terrain, même si Angela Merkel a aujourd’hui pour objectif premier de diminuer les migrations en Allemagne pour des raisons électorales. Reste qu’on attend toujours de l’UE un véritable diagnostic géopolitique qui permettrait de fonder des solutions adaptées.

Propos recueillis par Emilia Capitaine


[1] Cf. Dumont, Gérard-François, Verluise, Pierre, Géopolitique de l’Europe : de l’Atlantique à l’Oural, Paris, PUF, 2015.

[2] Dumont, Gérard-François, « Syrie et Irak : une migration sans précédent historique ?”, Diploweb.com, La revue géopolitique, 12 décembre 2015.

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