Pourquoi les signataires de la pétition contre la loi El Khomri ne sont pas si représentatifs des catégories les plus malmenées sur le marché du travail <!-- --> | Atlantico.fr
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Michel Maffesoli : "'Persona' en latin c'est le masque de l'acteur, oui ces internautes pétitionnaires ont une chose en commun : ils ont signé la pétition !"
Michel Maffesoli : "'Persona' en latin c'est le masque de l'acteur, oui ces internautes pétitionnaires ont une chose en commun : ils ont signé la pétition !"
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Nature de la révolte

Le combat des signataires de la pétition sur change.org contre la réforme du code du travail ne se situe pas sur le terrain de la défense de l'intérêt des salariés ou de la critique du contenu du projet de loi El Khomri, ces sujets-là importent peu, mais sur celui du jeu de rôles.

Michel Maffesoli

Michel Maffesoli

Michel Maffesoli est membre de l’Institut universitaire de France, Professeur Émérite à la Sorbonne. Il a  publié en janvier 2023 deux livres intitulés "Le temps des peurs" et "Logique de l'assentiment" (Editions du Cerf). Il est également l'auteur de livres encore "Écosophie" (Ed du Cerf, 2017), "Êtres postmoderne" ( Ed du Cerf 2018), "La nostalgie du sacré" ( Ed du Cerf, 2020).

 

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Atlantico : La pétition en ligne contre la loi El Khomri a été signée par plus de 840 000 personnes. S'il est difficile de déterminer qui se cache derrière l'anonymat de ces opposants, les porteurs de cette pétition se veulent rassembleurs : "Salarié-e-s ou non : cette réforme nous concerne toutes et tous !" Dans les faits, peut-on parler d'homogénéité de ce groupe contestataire ? Est-il possible de dresser un profil sociologique type ?

Michel Maffesoli : Dans la modernité (XVIIIe-XXe), on pouvait faire comme nous l'ont enseigné Durkheim et Max Weber puis d'autres sociologues de cette époque des "profils sociologiques" ou des "types". En fonction de leur profession, de leur statut socio-économique, de leur origine géographique ou sociale etc. les personnes avaient telle ou telle opinion, soutenaient tel ou tel parti, menaient tel ou tel combat: patron, catholique ou protestant, partisan de l'ordre, de droite; ouvrier, catholique tendance JOC, ou sans religion, syndicaliste, socialiste ou communiste. 

De telles catégorisations ne fonctionnent plus. D'une part, parce que les grands récits fédérateurs, celui de la réforme ou de la révolution , celui de la religion ou de la morale ont disparu au profit des petites histoires de tous les jours : celle justement d'une pétition aussi puissante qu'éphémère ; celle d'un élan émotionnel, d'un acte qui s'épuise dans l'instant ; d'autre part, parce que l'individu, sujet rationnel, à l'identité stable et se liant à d'autres dans un but identifié a laissé la place à la personne, celle qui connait des identifications multiples. 

"Persona" en latin c'est le masque de l'acteur, oui ces internautes pétitionnaires ont une chose en commun : ils ont signé la pétition ! De là à dire qu'ils constituent une catégorie sociologique, non ! Vous pensez bien qu'ils n'ont pas lu cette loi et que le libellé, salarié ou pas, laisse ouvert les choix. Ils s'opposent à ce qu'on ne gagne pas plus en travaillant moins, à ce qu'on puisse licencier quelqu'un qui n'a même pas tué son patron, à ce qu'on doive travailler etc. Réponse emotionnelle à un projet rationaliste , réponse idéaliste à un projet raisonnable. 

En considérant que peu de Français puissent participer à de telles actions, quels sont les biais sociologiques que ces pétitions sont susceptibles d'entraîner ? 

La mondialisation n'est pas que la libre circulation des hommes et des biens. C 'est également la circulation des informations, des rumeurs, des modes éphémères, des réactions immédiates. Pour le meilleur et pour le pire. Ce sont des phénomènes épidémiques. Il faut atteindre un seuil en nombre de signatures, de dons, d'amis etc. Et à ce moment cela se répand comme une traînée de poudre. 

Ce qui est curieux, c'est que les nouvelles technologies transforment des débats pseudo- rationnels et des choix politiques en théorie éclairés, en "rumeurs". Il faut trouver le bon support, l'argument émotionnel : le petit contre le gros, le salarié contre le méchant patron, et ça part. La sociologie classique n'a plus rien à dire dans ces situations. En revanche une sociologie compréhensive, une sociologie de l'imaginaire peut comprendre ces phénomènes car elle étudie les interactions, les ambiances, les rêves collectifs. 

Et il est clair que quand le travail est pour beaucoup un bien rêvé, idéalisé ou quand ils en ont un, un état dans lequel on vend son âme dans un travail répétitif, sans signification, sans utilité sociale comme le sont ces travaux dans les centres d'appel, les supermarchés, les centres d'envoi de divers commerces sur Internet, quand le choix est entre ne pas gagner sa vie ou perdre sa vie à la gagner, bref quand le travail n'est plus qu'une manière de ne pas mourir de faim, toute tentative de le rationaliser, d'encadrer les conditions d'exercice, de limiter tout ce a quoi rêvent les salariés (une grosse prime de licenciement, un chômage de deux ans) se heurte à une réaction de refus. Que les gens soient salariés ou non. 

Ce texte de loi est un texte sur la valeur travail, c'est à dire qu'il ne définit le travail qu'en termes monétaires. Mais ce que veulent les jeunes générations, c'est une activité qui ait un sens. Et ce mouvement est général, il ne se limite pas à la France.  

Comment interpréter l'écart existant entre les personnes qui seront effectivement visées par cette loi et les signataires ? 

Encore une fois, il ne s'agit pas dans ces phénomènes "épidémiques" d'un débat rationnel, opposant des positions réfléchies. De manière très censée,  la loi veut "favoriser" l'embauche en promettant aux patrons (en fait les petits patrons) qu'ils pourront licencier plus facilement si le salarié se montre mauvais une fois la période d'essai passée ou si l'entreprise après un moment d'expansion a des difficultés. 

Mais que comprend le pétitionnaire baigné dans l'imaginaire du combat du petit salarié, David, contre les riches patrons du Cac40 ? Ils veulent nous transformer en marchandise, en équivalent argent. Ce "ils" renvoie aux patrons, aux fonds de pension, au gouvernement, au ministre de l'Economie banquier de chez Rotschild etc. Les gros veulent toujours plus nous écraser. Peu importe que les pétitionnaires soient concernés ou pas, peu importe que la loi soit plutôt favorable à l'emploi, le combat ne se situe pas sur ce terrain, mais dans un jeu de rôles. Ainsi le Front National, va se situer du côté des victimes tout comme le front de gauche et l'UNEF. 

Ce n'est d'ailleurs pas un problème de communication, le ministère peut s'employer à démonter les arguments des pétitionnaires, rien n' y fait. 

L'échange économique lui même et le rapport employeur/salarié est un échange qui ne peut pas se construire sur la seule valeur économique. Il faut, pour qu'il y ait de la confiance, que l'échange soit aussi symbolique. 

C'est cette confiance, cet échange symbolique que réclament les pétitionnaires ! 

Le relais de cette pétition sur le web a suscité de nombreux mouvements. Parmi eux, des youtubeurs, très actifs via leur vidéo (lien ici). L'idée est de mobiliser la génération Y, la France jeune et peu intéressée par la politique. La jeunesse est-elle réceptive à ce genre d'appels du pied ? Comme en mai 68, prend-elle à son compte un mouvement que l'on aurait cru devoir être mené par les syndicats (ici de salariés) ? 

Ce ne sont pas les nouvelles technologies qui déterminent les usages sociaux, mais ceux-ci qui les utilisent. Cependant, une fois moulé dans un rituel technologique tel que celui de l'appel à pétition, le phénomène se transfigure : les références de sens (but) disparaissent au profit du sens “signification” dans l'instant à savoir une communion émotionnelle. Chaque génération de jeunes cherche son objet d'opposition/ rassemblement : la loi Devaquet, le CPE, maintenant la loi réformant le code du travail. C'est une occasion de se rassembler, de crier ensemble. 

Bien sûr, chaque génération utilise le stock de mots à sa disposition, “stock of knowledge at hand”. L'opposition paraît être politique, de classes, opposer droite et grand patronat contre gauche et ouvriers. Mais encore une fois, c'est un jeu de rôles. Vous avez raison, il y avait quelque chose de cette espèce en 68 : la jeunesse (et j'en étais) a aimé se rassembler, marcher ensemble, déborder l'ordre établi. Pendant un instant les jeunes se sont appropriés le monde. 

C'est une forme d'initiation collective, un passage commun, une manière de faire communauté. Le gouvernement, les politiques, les syndicats s'adressent à des individus rationnels, mus par leur intérêt d'homo economicus. Mais c'est homo eroticus qui leur répond. Leur intérêt, leur avenir, leur carrière, ils s'en foutent. Ils veulent des indemnités de licenciement avant d'avoir travaillé, la retraite en début de carrière. On leur a dit qu'ils devront payer pour nous, il ne leur reste qu'à piquer dans la caisse. 

Car ce qu'ils veulent, c'est non pas plus pour chacun, mais partager ensemble. On le voit, homo economicus et homo eroticus ne parlent plus le même langage! 

Propos recueillis par C.D.

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