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Déjà plus de 750 000 signatures pour la pétition contre la loi El Khomri : à combien basculera-t-on d'une colère catégorielle à une rébellion généralisée ?
©REUTERS/Vincent Kessler

La colère monte

759 216 : c'est le nombre de signataires ce dimanche vers 20h pour la pétition lancée il y a presque 10 jours sur Change.org contre le projet de loi El Khomri. Un chiffre qui risque de battre tous les records, mais surtout qui en dit long sur le caractère représentatif d'une telle démarche.

Christophe Bouillaud

Christophe Bouillaud

Christophe Bouillaud est professeur de sciences politiques à l’Institut d’études politiques de Grenoble depuis 1999. Il est spécialiste à la fois de la vie politique italienne, et de la vie politique européenne, en particulier sous l’angle des partis.

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Jérôme Fourquet

Jérôme Fourquet

Jérôme Fourquet est directeur du Département opinion publique à l’Ifop.

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Atlantico : A partir de quel seuil, pour ce genre de pétitions, peut-on considérer que ce n'est plus un nombre significatif d'activistes qui est engagé mais bel et bien une bonne partie de la population française (même si 66 millions de personnes ne signent pas pas) ? 

Jérôme Fourquet : On a l'habitude, en démocratie, de compter pour savoir ce que demandent les citoyens et les électeurs. Cela passe par le suffrage universel, les sondages d'opinion, mais également par le nombre de manifestants dans les cortèges, objet de contestations incessantes : on l'a encore vu ce samedi avec la manifestation contre l'aéroport de Notre-Dame-des-Landes pour lequel les organisateurs parlent de 50 000 manifestants tandis que la préfecture évoque le chiffre de 15 000. On peut considérer d'autres indicateurs comme le nombre d'exemplaires vendus d'un livre politique pour essayer de voir si tel ou tel homme politique mord encore dans la société et si ce qu'il raconte trouve un engouement. Nous l'avons vu récemment avec la bataille autour des chiffres de vente du dernier livre de Nicolas Sarkozy face à ceux de ses adversaires dans la course à la primaire à droite; on pourrait également rappelé ce qui s'était joué au moment de la sortie de livre de Philippe de Villiers, ou bien même de celui d'Eric Zemmour écoulé à 400 000 exemplaires. 

Les pétitions sur Internet sont le dernier "avatar" de cette palette qui vise, chiffres à l'appui, à évaluer ce qu'une idée, une opinion, un combat, peuvent susciter d'engouement et soutien dans la population. Parce qu'il s'agit donc d'un phénomène récent, on a moins de recul sur cette notion de "seuil" pour ce qui est des pétitions lancées sur Internet. Les manifestations, les élections, les référendums, le nombre d'exemplaires vendus d'un livre politique, etc. : tout ceci est codifié, y compris cette notion de "seuil" telle que vous la définissez dans votre question. La logique du nombre est prépondérante pour connaître le poids d'un mouvement d'opinion. En plus d'être récente, la pétition est également le répertoire le moins impliquant et le moins engageant de ceux évoqués plus haut : vous n'avez pas besoin de vous déplacer, de dépenser de l'argent, ni de vous exposer à un risque de confrontation avec la police. 

Si l'on considère le chiffre absolu de cette pétition, soit la barre des 700 000 signataires franchie, ramené à la base électorale, soit 45 millions de Français, en considérant ces chiffres à peu près exacts et en évinçant la possibilité que des robots aient pu mécaniquement gonfler les statistiques de ce genre de pétitions, on atteint déjà un plus d'1% du corps électoral mobilisé pour cette pétition, en quelques jours. De mon point de vue, ce chiffre commence à peser. Ensuite, pour poursuivre la réflexion engagée par votre question, il conviendrait de rapporter le nombre de signataires de cette pétition à des publics militants. Europe-Ecologie-Les Verts, où se côtoient un nombre important d'activistes comme Julien Bayou à l'initiative de la pétition de la primaire à gauche, compte entre 6 000 à 7 000 adhérents à jour de cotisations. Pour ce qui est du PS, ils sont autour de 150 000. Et si l'on finit en considérant comme ordre de grandeur le nombre d'adhérents à la CGT, annoncé régulièrement entre 600 000 et 800 000 personnes, on constate les points suivants : le nombre de signataires de la pétition contre le projet de loi El Khomri est 100 fois supérieur au nombre d'adhérents EELV, 4 à 5 fois supérieur à celui des adhérents PS, et dans à peu près similaire à l'ensemble des adhérents CGT, même s'il est évident que l'ensemble des adhérents CGT ne s'est pas mobilisé comme un seul homme. Tout cela nous montre que plus de 700 000 signatures dans un laps de temps très court, c'est déjà une agrégation d'individus très importante, puisque ce chiffre est supérieur aux ordres de grandeur précédemment établis. 

Christophe Bouillaud : Qu'on soit à 500 000 ou 800 000 signatures, nous avons déjà atteint un chiffre qui dépasse de loin le nombre d'activistes ou militants de l'ensemble de le droite et de la gauche. Si l'on devait faire des comparaisons, à titre d'exemple, le parti Europe Ecologie-les Verts compte 6 000 adhérents; nous sommes donc là dans des ordres de grandeur différents. Avoir ces notions d'ordres de grandeur relatifs aux adhérents de partis, au militantisme politique, peut aider à la détermination du seuil que vous définissez dans votre question. Malheureusement, les chiffres à ce sujet ne sont pas toujours rigoureux, ou bien tout simplement inexistants. Ceci dit, on sait bien que le nombre de militants purs, multicartes, est très réduit rapporté à celui de la population. Attention cependant à ne pas confondre ces militants purs multicartes avec les élus locaux. Par les remarques que je viens de faire, cette pétition est à prendre au sérieux donc. 

Revenons aux comparaisons comme précédemment et considérons maintenant le nombre d'actifs en France, soit environ 21 millions. Si on le rapporte au nombre de signataires de cette pétition, cela correspond pas loin à 1 actif sur 21. Ce chiffre significatif donc, encore une fois, s'inscrit dans une longue série de désagréments pour "le peuple de gauche". Il est intéressant de rappeler que cette pétition a été lancée par Catherine de Haas, qui, au tout début du quinquennat Hollande, était en poste dans un cabinet ministériel, mais qui s'est très rapidement retrouvée dans le camp des déçus de la politique menée par Hollande. On pourrait presque (re)baptiser cette pétition "la pétition des cocus" : il s'agit de la pétition de tous les gens qui ont cru à une amélioration, aussi bien quantitative que qualitative, du marché du travail, et qui s'aperçoivent qu'on leur propose toujours moins. D'ailleurs, si l'on remet en perspective le slogan de Nicolas Sarkozy en 2007 "Travailler plus pour gagner plus", avec ce qui passe sous le quinquennat Hollande, le slogan actuel pourrait être "Travailler plus pour gagner tout autant, ou moins", faisant ainsi apparaître rétrospectivement Nicolas Sarkozy pour un affreux gauchiste. En 2016, ce que le gouvernement souhaite faire, c'est faire baisser le coût du travail en France dans la course à la compétitivité face aux partenaires européens. Avec un tel projet de loi, le gouvernement risque de réveiller une partie importante du monde du travail, ce qui semble être en train de se passer.

Pour résumer, le seuil que vous définissez dans votre question dépend de la nature de la pétition, du public potentiellement visé et du problème visé. Dans le cas où une pétition serait lancée, par exemple, pour le rétablissement de la peine de mort, celle-ci devrait recueillir des millions de signatures. Et quand bien même cette pétition obtiendrait entre 10 et 15 millions de signatures, il serait rappelé que la France est tenue par des engagements internationaux de telle qu'elle sorte qu'il n'est pas possible de rétablir la peine de mort. D'une certaine façon, la pétition est aussi un moyen de montrer que le pouvoir politique ne répond pas à la volonté populaire, et qu'il faut donc changer de pouvoir interne. 

Toutes les franges de la population française sont-elles concernées/impliquées par ces pétitions en ligne, qui ne cessent de se multiplier grâce à des sites comme Change.org ou Avaaz ? 

Christophe Bouillaud : Cette pétition a touché une large frange de la population connectée aux réseaux sociaux, c'est-à-dire les jeunes actifs, qui ont déjà un usage très large de ces nouveaux moyens de communication. On l'a d'ailleurs vu ces derniers jours avec le lancement du #OnVautMieuxQueCa. Entre ce dernier et la pétition sur Change.org, on pourrait établir un rapprochement avec les évènements survenus en Espagne, lorsqu'une partie de la jeunesse diplômée mais sous-employée s'était révoltée contre le pouvoir. Si l'on considère les personnes plus âgées, on se retrouverait vraisemblablement face à un phénomène assez classique selon lequel ces personnes sont, en général, plus conservatrices, et plus favorables à une réforme du marché du travail qui ne les concerne pas. Dans les sondages d'opinion concernant les réformes du marché du travail, lorsque vous regardez dans le détail, vous vous apercevez que ce sont les personnes de plus de 60 ans qui sont en général pour. Ceci n'a rien d'étonnant dans la mesure où cette catégorie de la société songe en premier lieu au paiement des retraites. Cette pétition contre le projet de loi El Khomri est portée par des jeunes qui travaillent dans les secteurs d'avenir mais dans des conditions médiocres, et qui constituent d'ailleurs le cœur de la force de travail à venir. 

Dans une société comme la société française, le fait que plus d'un demi-million de personnes ait signé la pétition en à peine une semaine est déjà significatif. Si l'on reprend les grandes mobilisations de notre histoire contemporaine comme Mai 68 ou les grèves de 1936, jamais l'ensemble du groupe social n'est mobilisé. Et pourtant, ces mouvements ont compté et ont permis des avancées significatives. 

Quel poids peut-il être alors donné à une pétition parvenant à réunir un nombre aussi élevé de signatures en si peu de temps ? Quelle réaction le politique peut-il/doit-il avoir ? 

Christophe Bouillaud : D'un point de vue juridique, une pétition de ce type-là n'a aucune valeur même s'il s'agit d'un droit reconnu comme tel depuis la Révolution. On peut imaginer que plus le nombre de signataires est important, plus le pouvoir politique est amené à prendre en considération la pétition ; mais il peut tout à fait décider de ne pas la prendre en compte. A partir d'un certain seuil qui, dans le cadre de cette pétition, a déjà été dépassé à mon avis, le nombre de signataires n'aura plus d'importance. Car la pétition dépend également de l'écho suscité auprès de l'entité qui la reçoit : le gouvernement peut très bien décider de ne pas prendre en compte cette pétition et de continuer sa marche vers l'adoption du projet de loi, peu importe le nombre de signataires. Si le gouvernement décide de ne pas l'entendre à 500 000, il peut tout aussi bien décider de ne pas l'entendre à 700 000 ou 1,5 millions. La pétition peut être envisagée comme un message d'alerte de l'opinion publique au gouvernement afin de le mettre en garde contre l'éloignement du pouvoir vis-à-vis des aspirations populaires. A l'échelle nationale, le pouvoir peut très bien décider d'ignorer cette frange de la population signifiant son mécontentement par la pétition en se reportant et en cherchant le soutien des autres franges, comme les retraités dans ce cas précis. A l'échelle locale, en revanche, c'est plus compliqué : une pétition municipale a du succès surtout parce que les élus se rendent compte qu'ils risquent de perdre leur réélection s'ils énervent leurs concitoyens. 

Le nombre est-il le seul élément permettant de transformer une pétition en moyen d'action ? 

Christophe Bouillaud : On parle du nombre de personnes signant une pétition, mais il est aussi question de la qualité de ces personnes : prix Nobel, intellectuels, artistes, chefs d'entreprise, salariés, étudiants, etc. Suivant la qualité des personnes, toutes les pétitions ne se valent pas. Une pétition gagne en valeur également par toutes les actions pouvant être mises en place en dehors d'elle : dans le cas de la pétition contre le projet de loi El Khomri, on peut penser à l'action des syndicats. 

Propos recueillis par Thomas Sila

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