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Intérêts convergents : pourquoi le pétrole ne devrait pourtant pas suffire à rapprocher Russie et Arabie Saoudite
©Reuters

Mirage

En dépit d'un intérêt commun de l'Arabie Saoudite et de la Russie à faire remonter le prix du baril de pétrole, d'une coopération économique et au niveau du contre-terrorisme et d'un dialogue non interrompu sur le dossier syrien malgré les divergences, l'hypothèse de la formation d'un axe "Arabie Saoudite/ Russie" est loin d'être réaliste.

Michael Begorre Bret

Michael Begorre Bret

Michael Begorre Bret est un économiste basé à Paris et à Budapest, mathématicien et statisticien. Ancien expert de l'OCDE et de l'Institute for Fiscal Studies, il a dirigé le département recherche thématique de la banque d'investissement AXA IM. Il enseigne l'économie et la géopolitique de l'énergie à Sciences Po Paris, codirige le site Eurasia Prospective et dirige la société Partitus, cabinet de conseil spécialisé dans le développement durable et les marchés émergents.

Son compte twitter : @m_bret

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Alain Rodier

Alain Rodier

Alain Rodier, ancien officier supérieur au sein des services de renseignement français, est directeur adjoint du Centre français de recherche sur le renseignement (CF2R). Il est particulièrement chargé de suivre le terrorisme d’origine islamique et la criminalité organisée.

Son dernier livre : Face à face Téhéran - Riyad. Vers la guerre ?, Histoire et collections, 2018.

 

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Atlantico: L'Arabie Saoudite et la Russie pourraient s'entretenir au sujet d'une diminution de leur production pétrolière afin de faire remonter les cours du pétrole. Dans quelle mesure la chute du prix du baril de pétrole a affaibli les économies de ces deux pays ? Quels sont les intérêts communs de l'Arabie Saoudite et de la Russie ? Peut-on envisager un rapprochement entre les deux pays sur la base de ces intérêts communs ?

Alain Rodier : Cette question en comporte trois, donc entraîne trois réponses.

La chute du prix du baril de pétrole est préjudiciable à l’Arabie Saoudite, qui ne pourra pas longtemps préserver la paix sociale en subventionnant ses citoyens dont bon nombre sont payés à ne rien faire, en particulier dans l’administration pléthorique. Déjà, des premières mesures impopulaires ont été prises comme l’augmentation du prix des carburants à la pompe. D’autres actions du même type pourraient bien suivre. Mais dans les faits, l’Arabie a encore assez de réserves financières pour tenir plusieurs années. Ce n’est pas le cas de la Russie dont l’économie est confrontée aux sanctions internationales et aux moindres rentrées de devises étant donné l’effondrement du prix des hydrocarbures. Il s’agit là d’un problème vital pour Moscou à régler dans les plus brefs délais. Les timings sont donc différents et ce, au désavantage de Moscou.

Les deux pays ont peu d’intérêts communs en-dehors de leur volonté de faire repartir à la hausse les prix du baril, mais comme cela a été dit précédemment, Riyad peut encore attendre. Maintenir des cours bas lui permet d’affaiblir l’Iran au moment où son grand concurrent perse va revenir sur le devant de la scène des pays producteurs autorisés à exporter leur or noir. Cela met aussi mal à l’aise les États-Unis dans leur exploitation du gaz de schiste qui devient bien moins concurrentiel. Quand aux recherches en eaux profondes ou dans l’Arctique, elles sont actuellement beaucoup moins attractives car les profits espérés à terme ne seront pas rentables si les cours restent à leur niveau actuel. En fait, si l’Arabie saoudite fait mine de se rapprocher de Moscou, c’est essentiellement en raison du dégel des relations entre Washington et Téhéran qui irrite profondément Riyad.

Michael Begorre Bret : Les rumeurs concernant un éventuel accord politique entre le Royaume des Saoud et la Fédération de Russie constituerait un coup de tonnerre dans le ciel des marchés internationaux du pétrole. En effet, depuis un an et demi, l’Arabie Saoudite a choisi de jouer cavalier seul en refusant, au sein de l’OPEP, d’adopter des quotas de production de pétrole. Elle continue à produire au rythme antérieur au ralentissement chinois annoncé en 2014–2015, ce qui a entraîné une division par trois du prix du baril : celui-ci est passé, d’août 2014 à aujourd’hui, de près de 120$ à moins de 40$ pour le Brent. En un mot, l’Arabie saoudite a utilisé son rôle de producteur pivot (12% de part de marché), de détenteur exclusif de "capacités de réserves" de production et de premier exportateur au monde pour gêner tous ses concurrents : les producteurs de pétroles non-conventionnels canadiens et américains, les producteurs OPEP tels que la Russie (2ème producteur et 2ème exportateur) mais surtout l'Iran. En adoptant cette "stratégie de conservation de ses parts de marchés" selon l’expression de Pierre Terzian, l’Arabie Saoudite a fait du dumping de production grâce à ses coûts d’exploitation faibles afin de faire cesser de nombreuses productions concurrentes. Les effets commencent à s’en faire sentir.

Cela n’est pas allé sans dommages pour les économies respectives de l’Arabie Saoudite et de la Fédération de Russie : les finances publiques saoudiennes sont confrontées aux déficits alors que la Russie subit en 2016 une deuxième année de récession économique (-3,5% de son PIBH en 2015) et une position budgétaire négative. Bien entendu, ces deux pays ont accumulé des réserves de change importantes durant la longue décennie 2000-2013 où le pétrole était à des niveaux de prix élevés. On les estime à environ 650 milliards de dollars pour l’Arabie et à 400 milliards de dollars pour la Russie. Toutefois, ces réserves sont aujourd’hui mises à contribution pour affronter les périodes de vaches maigres.

N’oublions pas que, dans la presse russe, en 2015, on accusait l’Arabie saoudite d’aider les Occidentaux dans leurs sanctions contre la Russie en faisant chuter les prix du pétrole.Cela donne l’étendue des divisions entre Russes et Saoudiens. Toutefois, si certaines convergences économiques et budgétaires peuvent s’esquisser entre les deux Etats, l’alliance économique et politique des deux premiers producteurs, exportateurs et détenteurs de réserves de pétrole au monde (et, par-delà, de l’OPEP et de la Russie) n’est pas aussi aisée. De nombreux points de désaccords politiques, militaires et diplomatiques subsistent, notamment en Syrie.

Sous quelles formes se décline la coopération (ou l'absence de) politique (notamment sur la Syrie), économique et commerciale entre la Russie et l'Arabie Saoudite, et comment pourrait-elle évoluer ?

Alain Rodier: Il y a bien quelques contrats d’armements, Riyad souhaitant acheter quelques centaines de blindés à Moscou (l’achat d’armements a toujours été un levier politique pour Riyad vis-à-vis de ses clients potentiels) et ayant investi 10 milliards de dollars dans l’économie russe. Plus important encore est le projet de construction (non finalisé à ce jour) de 16 réacteurs nucléaires en Arabie Saoudite.

Le prince Mohammed ben Salmane, ministre de la défense, président du Conseil des affaires économiques et de développement qui a autorité sur le ministère de l’Economie, et surtout, vice-héritier derrière son oncle Mohammed Ben Nayef lui-même ministre de l’Intérieur, s’est rendu à plusieurs reprises en voyage en Russie à partir de juin 2015, reléguant son ministre des Affaires étrangères à un rôle de porte-serviette. Ce jeune prince âgé d’à peine une trentaine d’années est plein d’ambitions. Son père serait en mauvaise santé mais il n’est théoriquement que le deuxième dans l’ordre de succession derrière son oncle. Cela ne l’empêche pas de secouer vigoureusement le palmier pour tenter de faire évoluer le royaume jusque-là assommé par la chaleur, les traditions et le wahhabisme. C’est d’ailleurs lui qui a influé pour lancer son pays dans la guerre au Yémen pour en chasser les rebelles al-Houthis appuyés par des fidèles de l’ancien président Abdallah Saleh, jugés trop proches de Téhéran. Responsable de la situation sur le terrain, il n’est pas sûr qu’il sorte renforcé de l’aventure car la coalition emmenée par Riyad est en train de sérieusement s’embourber dans les sables yéménites.Il n’empêche qu’il ne semble pas être hostile à Moscou malgré le soutien apporté par les Russes au régime de Bachar el-Assad, ce qui est tout de même une nouveauté.

De son côté, Vladimir Poutine faisant preuve à son habitude d’un grand pragmatisme, accepte de discuter avec tout le monde. Cela fait que la Russie devient peu à peu incontournable au Proche-Orient. C’est le seul pays capable d’organiser des négociations internationales réunissant des interlocuteurs qui ne peuvent pas se voir en peinture. De plus, la presse n’est informée que de la partie émergée de l’iceberg, la Russie étant spécialiste dans le domaine des tractations secrètes, héritage Kgbiste oblige. A ce propos, Moscou est très préoccupé par la menace djihadiste qui pèse dans le Caucase (d’où en partie le soutien à la Syrie qui est considérée comme un front avancé"). Vladimir Poutine est convaincu que l’Arabie Saoudite peut jouer un rôle positif (ou négatif) vis-à-vis des rebelles caucasiens qui ont été épaulés dans le passé par des djihadistes internationalistes bien connus des services saoudiens, le Al-Mukhabarat al-A’amah ou General Intelligence Presidency (GIP)(1). Leurs héritiers sont autant une menace pour Moscou que pour la famille royale saoudienne qu’ils veulent renverser. La coopération dans le domaine du contre-terrorisme s’impose donc. Moscou est aussi en position pour servir d’intermédiaire au Yémen, ce qui peut intéresser Riyad si la situation ne s’améliore pas dans les prochains mois. Restent les désaccords portant sur le problème syrien et là, les deux partis ne sont pas au bout de leurs peines, mais ils se parlent, c’est déjà bien.

Michael Begorre Bret : Durant la Guerre Froide, l’Arabie saoudite a constitué, aux côtés de l’Iran du Chah Reza Pahlavi, le plus fidèle allié des Etats-Unis pour contrer l’expansion des mouvements socialistes et communistes appuyés par l’URSS dans la région. C’était la théorie américaine dite des "deux piliers", de part et d’autre du détroit d’Ormuz : le royaume wahhabite et l’empire perse donnaient à Washington l’assurance que Moscou et ses protégés dans la région (notamment au Yémen et dans le parti socialisant Toudeh) seraient contenus selon la stratégie du containment. Cela a instauré entre les Russes et les Saoudiens de profondes divisions. Ainsi, les Russes ont, à partir des années 1970, appuyé la Syrie alaouite des al-Assad puis la République islamique d’Iran contre le régime sunnite conservateur des Saouds.

Aujourd’hui et depuis l’intervention du 28 septembre 2015, la Russie de Vladimir Poutine fonde sa politique dans la région sur la solidarité entre Téhéran, Bagdad et Damas. Elle a intérêt à exporter ses armes et ses technologies de génie civil vers le marché iranien nouvellement ouvert suite aux accords du 14 juillet 2015. Celui-ci est solvable à moyen terme grâce au dégel des avoirs iraniens aux Etats-Unis et en Europe et à une forte demande intérieure (80 millions d’habitants). Après avoir été l’avocat de Téhéran durant toute la décennie 2000 sur le dossier nucléaire, Moscou entend être payé de retour par sa fidélité. Or, la rivalité entre Iran et Arabie est aujourd’hui à son comble.

Dans la terrible crise syrienne, la Russie et l’Arabie appartiennent à des réseaux d’alliance différents et rivaux en raison de la prégnance de la lutte entre sunnites et chiites.

Si rapprochement entre Arabie et Russie il y a, ce ne peut être qu’à titre de précaution symétrique. Pour Riyad, c’est un signe de mécontentement envoyé à Washington : la dynastie saoudienne est mécontente tout à la fois du fait que les Etats-Unis se sont désengagés du Moyen-Orient et ont ainsi laissé la place pour l’activisme iranien ; et du fait qu’il se rapproche de Téhéran. Ce que redoute Riyad c’est un retournement d’alliance au Moyen-Orient comme en 1971 entre la Chine de Mao et les Etats-Unis de Nixon.

Pour Moscou, c’est un signe envoyé aux Iraniens si leur prenaient l'envie de se rapprocher trop des Occidentaux. La Russie souhaite se garantir contre les conséquences d’une trop grande solidarité avec l’axe chiite.

Le Guide suprême iranien est très malade et l'Iran traverse une crise de succession politique. Diverses voix appellent à une révision des pouvoirs du Guide. Derrière cette crise se cache en partie la question de la relation aux États-Unis. Mohammad Saïdi, le représentant du Guide iranien au sein des Gardiens de la Révolution a déclaré que "le futur combat au sein du gouvernement iranien sera mené autour de la question de la normalisation des relations entre l’Iran et les États-Unis". En outre, les États-Unis ne souhaitent pas diminuer leur production de pétrole, entretiennent des relations tendues avec la Russie et s'éloignent de l'Arabie Saoudite, leur allié historique. Est-ce que ces différentes évolutions accréditent la thèse d'une reconfiguration future des alliances autour d'un axe Téhéran/Washington s'opposant à l'axe Arabie Saoudite/ Russie ? 

Alain Rodier: Il ne faut pas se faire d’illusions, il n’y aura pas d’axe "Arabie Saoudite/Russie", les relations entre Washington et Riyad restant importantes même si elles n’ont plus l’ampleur d’antan. Il faut se rappeler que le président Obama était présent en personne aux cérémonies qui ont suivi le décès du roi Abdallah en janvier 2015 alors que la Russie n’était représentée "que" par son Premier ministre russe, Dimitri Medvedev. John Kerry a effectué un nouveau voyage officiel à Riyad en janvier 2016 pour "rassurer" son allié saoudien sur la politique américaine.

En fait, Riyad se livre à un petit "chantage" vis-à-vis de son allié américain, accordant pour le moment à Moscou quelques miettes financières. Les Saoudiens savent que cela énerve au plus haut point Washington et cela les comble d’aise : une sorte de "retour à l’envoyeur" en quelque sorte. Sur le plan pratique, ce serait l’Arabie saoudite qui financerait, du moins pour partie, l’achat d’armements russes (dont les deux Mistral français plus les hélicoptères russes qui viendront les armer) par l’Egypte, pays qu’elle soutient à bout de bras.

Michael Begorre Bret : Ce serait aller bien trop vite en besogne. Comme je viens de le rappeler, les divergences entre les deux plus grands concurrents sur les marchés internationaux du pétrole sont évidentes et tiennent aux structures mêmes de leurs positionnements politiques respectifs. L’Arabie ne souhaite pas lier son destin avec un partenaire aussi complexe que la Russie.Elle désire seulement rétablir sa relation spéciale avec les Etats-Unis à la faveur de l’arrivée espérée des Républicains à la Maison Blanche en 2016. L’axe Riyad-Washington est solidement établi, même s’il traverse des turbulences liées aux pétroles et gaz non-conventionnels.

Quant à Moscou, elle a certes trouvé récemment des intérêts communs avec Riyad sur des dossiers techniques et militaires. Mais surtout, elle cultive depuis longtemps, contrat d’armement après contrat d’armement, sa relation avec la République islamique d’Iran. Comme dans les années 1980, la Russie se pense comme le fournisseur de la modernisation de l’armée iranienne. Les débats internes à l’Iran ne concernent pas seulement la relation avec les Etats-Unis. Ils portent, bien plus largement, sur le poids à accorder au messianisme religieux et à l’exportation de la révolution dans la région. A l’heure actuelle, suite à l’accord sur le nucléaire, les réalistes, les pragmatiques et les économistes tiennent la corde. Mais le retour d’une ligne plus révolutionnaire au sens Khomeiniste n’est pas à exclure à la faveur des différentes élections.

Si un tel scénario s'avère exact, quelles seraient les conséquences pour la diplomatie européenne ? 

Alain Rodier : Ah, il y a une diplomatie européenne ? Allemande certainement, britannique vraisemblablement (mais à la remorque des États-Unis), mais européenne … Je ne crois pas que l’on joue vraiment dans la même cour, d’autant que les Européens n’acceptent pas de parler à tout le monde. De plus, ils ne sont pas d’accord entre eux sur de nombreux sujets, se donnant mutuellement des leçons de morale. Moscou et Riyad ne s’embarrassent pas des mêmes principes. D’ailleurs, c’est ce que reprochent dans leur majorité les pays européens à la Russie mais pas vraiment à l’Arabie saoudite, on se demande bien pourquoi.

Michael Begorre Bret : La diplomatie européenne est, dans ce dossier, au second plan alors qu’elle aurait à jouer un rôle de stabilisation important. Les Européens sont en mesure de peser sur les décisions de l’Iran dans la mesure où ils peuvent lui offrir les moyens de relever les trois grands défis de son économie : la reprise des exportations de pétrole, une campagne d’investissements massifs et des biens de consommation courante dont les populations sont avides.

(1) Le Saoudien Samir Saleh Abdullah al-Suwailem alias Abou Khattab, ancien moudjahidine d’Afghanistan, a été le chef des volontaires étrangers dans le Caucase de 1995 jusqu’à sa mort en 2002. Il a été remplacé par son compatriote Abou al-Walid tué en 2004 puis par le Jordanien Abou Hafs al-Urdani disparu en 2006. Le Saoudien Muhannad alias Abou Anas lui a succédé avant d’être tué en 2011. Son remplaçant n’est pas formellement connu. Tous ces activistes se revendiquaient d’Al-Qaida. En plus de leurs activités militaires, leur mission consistait a recueillir des fonds et les regards du FSB se tournent vers l’Arabie Saoudite.

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