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"Je n’ai pas mon permis", c’est un peu comme dire : "Je suis toujours puceau "
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En voiture simone

De Paris à Londres et jusqu'à New York, Gaspard Koenig a passé des centaines d'heures dans le huis-clos d'une auto-école. Le permis était devenu son secret, sa croix, une blessure honteuse. Dans son ouvrage "Leçons de conduite", au gré des créneaux et des démarrages en côte, ces enseignements sont aussi des leçons de vie. Extraits (1/2)

Gaspard Koenig

Gaspard Koenig

Gaspard Koenig a fondé en 2013 le think-tank libéral GenerationLibre. Il enseigne la philosophie à Sciences Po Paris. Il a travaillé précédemment au cabinet de Christine Lagarde à Bercy, et à la BERD à Londres. Il est l’auteur de romans et d’essais, et apparaît régulièrement dans les médias, notamment à travers ses chroniques dans Les Echos et l’Opinion. 

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Dix ans. C’est, à quelques mois près, le temps qu’il m’aura fallu pour obtenir mon permis de conduire. Tout a commencé dans la Peugeot 107 d’une énorme lesbienne, qui écoutait en boucle une chanson aujourd’hui introuvable dans le commerce,  "Je voudrais être une autre femme". J’appris à passer les vitesses en chatouillant les bourrelets de ma monitrice, qui n’interrompait son nostalgique fredonnement que pour hurler "Freine ! Débraye ! Et le clignotant, c’est pour qui ?". S’ensuivit une longue succession d’échecs, d’interruptions, de découragements, de brusques et velléitaires réinscriptions. Le hasard, les voyages, une mauvaise volonté réciproque de l’apprenti et de ses professeurs transformèrent ce qui était encore, pour les générations précédentes, une "formalité", en une quête harassante, ruineuse et absurde.

Ces années, je m’en rends compte à présent, furent aussi des années de formation. Non pas certes de formation automobile, car mon cas est à peu près sans espoir et ce ne sont pas quelques dizaines, ni même quelques centaines d’heures de cours de plus ou de moins qui font un bon ou un mauvais conducteur. Mais de formation intellectuelle et morale. L’apprentissage de la conduite est une école de vie. On y aperçoit les méandres de l’administration, la diversité des milieux sociaux, l’infinité des quartiers, banlieues et campagnes, traversés au gré des différents itinéraires. On découvre la sauvagerie de l’homo conductor et la brutalité des rapportséconomiques. On médite, à la faveur deslignes droites, sur la conscience et lamécanique, la liberté individuelle et lesrègles communes, le risque et la précaution.

Je suis entré dans une voiture d’auto-école avec les questions et les doutes d’un jeune homme de dix-huit ans. J’en sors tout aussi malhabile, mais sûr de mes convictions. Aujourd’hui que ce cauchemar est fini, j’ai voulu en tirer les leçons, numérotées comme dans ces publicités Aubade qui ont enchanté nos adolescences.

LEÇON Nº 1 Ne pas chercher son salut dans la fuite

J’échouai tout d’abord au code de la route pour avoir, en bon citadin, qualifié un bovidé dans un triangle rouge d’"animal sauvage " (les autres choix possibles étaient  "animal domestique" ou "feux de forêt"). Ce fut la faute de trop. Dans une sorte de parking amélioré du XVe arrondissement parisien, un kapo qui se présentait comme "examinateur d’Etat" annonça publiquement que mon intelligence ne correspondait pas aux critères requis sur les routes de France. Pour la réinscription, comptez six mois d’attente et une trentaine d’heures d’examens blancs. Découragé, je me suis concentré sur l’agrégation de philo.

Puis je partis étudier à New York. Fuir, là-bas fuir ! La ville tint ses promesses d’aventure, de liberté, d’extravagance. Je logeai chez une vieille artiste-peintre de Soho, qui louait trois chambrettes au milieu de son loft avec une nette préférence pour les apprenties mannequins.

J’eus ainsi le privilège de partager salle de bains et frigo avec des demoiselles de toutes nationalités et de toutes couleurs, tandis que je me laissai paresseusement entretenir et divertir par ma "cougar", ainsi que les Américains appellent ces femmes mûres qui s’offrent un petit jeune (moins élégamment surnommé "toyboy", garçon-poupée). Mais l’AmericanDream consistait avant tout pour moi en la possibilité folle de prendre le volant. On m’avait assuré que le permis de conduire américain était d’une grande simplicité, les routes droites et sans embûches, et je comptais bien dépenser ma bourse d’échange à sillonner les Etats-Unis. Au fin fond de Chinatown, je trouvai un instructeur euphorique qui, dans un deux pièces sentant le hot-dog à l’oignon, m’assura qu’il avait une confiance instinctive en mes capacités. Six heures de conduite et cent dollars devaient suffire pour me lancer sur la route 66. Je jubilai.

Dernier détail à régler : le code. Le petit livret de trente pages se révise en deux heures. Peut-on s’arrêter au sommet d’une côte ? Non. Doit-on respecter les limitations de vitesse ? Oui. Est-il permis de téléphoner au volant ? Non. Voilà, vous savez l’essentiel.

Le centre d’examen du New YorkState Department of Motor Vehicles, dans le basde Greenwich Street, est nettement pluschic que son équivalent parisien. Lescandidats malheureux peuvent aller seconsoler à  Battery Park au bout de la rue,et contempler la baie de l’Hudson Riveren pensant à l’arrivée de Vito Corleone à Ellis Island dans Le Parrain. Ce que je fis.

Certes, le test se compose de vingt questions enfantines (disponibles dans toutes les langues !), et on peut le repasser dès le lendemain pour vingt-cinq dollars, autant de fois que nécessaire. Mais voilà, l’employé chargé de valider mon brillant succès m’annonça avec un plaisir évident que, mon visa étant limité à neuf mois, je ne remplissais pas les critères nécessaires.

Il en aurait fallu trois de plus, quel dommage ! Je m’effondrai. Je défendis hystériquement mon dossier, en m’appuyant sur les spécificités du visa étudiant, théoriquement renouvelable cinq ans. Mon tortionnaire partit consulter ses managers, moins pour prendre conseil que pour les faire profiter de ses sarcasmes. Je pouvais tirer une croix sur la route 66.

Quelques années passèrent. Je me réfugiais dans le déni, en me persuadant que ce permis de conduire était une affaire classée, pour lequel trop de temps, d’efforts et d’argent avaient déjà été dépensés. Il me faudrait vivre avec mon handicap. Je glissais progressivement et involontairement dans la frange des asociaux, ceux qui sont toujours à la recherche d’un chauffeur, payent chaque mois des centaines d’euros de taxis, consultent les horaires de bus en vacances, boivent sans retenue aux dîners, et sont privés de justificatifs d’identité quand ils ont oublié leur passeport.

"Je n’ai pas mon permis", c’est un peu comme dire : "Je suis toujours puceau ", ou  " Je ne sais pas faire un nœud de cravate " : on compte pour un demi-homme. J’avais beau répéter que l’Arabie Saoudite, dans sa sagesse millénaire, avait fixé à vingt-cinq ans l’âge minimum pour conduire, cette diversion perdait son effet à mesure que je me rapprochais de ce fatal quart de siècle.

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Extraits de Leçons de conduite de Gaspard Koenig, Grasset 2011

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