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Et le royaume de Danemark décida de rétablir ses frontières : le début de la fin pour Schengen et pour l’Europe ?
©Reuters

Égoïsme mal placé ?

Le Danemark tout comme la Suède ont décidé de revenir au contrôle de leurs propres frontières. Ces démarches, qui peuvent se justifier à l'étude du contexte international, pose la question de la survie de Schengen.

Jean-Louis Bourlanges

Jean-Louis Bourlanges

Jean-Louis Bourlanges est ancien député européen et vice-président de l'Union pour la démocratie française (UDF). Il est aujourd'hui président du think tank l'Institut du centre.

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Christophe Bouillaud

Christophe Bouillaud

Christophe Bouillaud est professeur de sciences politiques à l’Institut d’études politiques de Grenoble depuis 1999. Il est spécialiste à la fois de la vie politique italienne, et de la vie politique européenne, en particulier sous l’angle des partis.

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Atlantico : L'exemple du Danemark ou de la Suède qui ont décidé de rétablir leur contrôles aux frontières symbolise la volonté des Etats européens de se replier sur soi, à l'encontre de la construction de l'UE. Est-ce un problème ?

Jean-Louis Bourlanges : Il faut tout d'abord se méfier des mots, le Danemark ne ferme pas ses frontières. Il rétablit un contrôle à ses frontières. C'était la situation des Etats européens avant Schengen. Je ne vois pas en quoi le rétablissement de ces contrôles serait surprenant ou choquant. Nous sommes confrontés à la fois à des menaces terroristes et à des mouvements migratoires massifs et mal contrôlés. Et il est donc normal que les Etats qui ont des responsabilités politiques en la matière se donnent les moyens d'intensifier la surveillance et le contrôle de ces mouvements. Ces contrôles ne présentent en aucun cas un caractère discriminatoire. Ils sont conformes à la législation Schengen puisque, dans leur sagesse, les Etats signataires ont prévu la possibilité, en cas de situation exceptionnelle, de rétablir ce type de contrôle

Au-delà d'une situation d'urgence, les Etats iront-ils vers une remise en cause générale de la libre circulation des personnes dans l'espace Schengen, voire dans l'union européenne? J'en serais surpris parce que les centaines de millions de franchissements frontaliers qui sont effectués annuellement ne peuvent donner lieu à une surveillance administrative efficace et de longue durée. Les populations concernées ne le supporteraient pas. Et l'efficacité ne serait sans doute pas au rendez-vous. La sécurité des citoyens européens ne passe pas par la surveillance systématique de populations non ciblées. C'est aussi sot que de partir à la pêche au requin en jetant des filets dormants qui attraperaient tout ce qui nage sans discrimination. Le rapport coût/avantage est nul. Nous avons besoin de contrôles sélectifs, de collectes d'informations policières et douanières, de transmission de renseignements entre les Etats, de surveillance et de démantèlement des filières. Tout ceci est à faire et semble actuellement très imparfait.  

Christophe Bouillaud : Il faut distinguer les décisions prises dans l’urgence et leur éventuelle pérennisation. Comme les juristes spécialistes de droit européen n’ont eu de cesse de l’expliquer depuis quelques mois, le rétablissement de contrôle aux frontières en cas de nécessité est tout à fait possible dans le cadre de l’Europe actuelle. Par contre, si ces mesures de contrôle étaient pérennisées sur des durées se comptant, non pas en mois mais en années, et si les dispositifs physiques (murs, barrières, guichets, etc.) destinés à rendre ces contrôles systématiques étaient développés afin de rendre tout passage sans contrôle impossible, on entrerait dans une phase nouvelle de la "construction de l’UE". Il faudrait d’ailleurs plutôt parler du début de la "déconstruction de l’UE".

En effet, l’abolition des contrôles aux frontières entre les pays européens de l’espace Schengen avait non seulement un aspect pratique évident pour les voyageurs, qu’ils soient touristes ou professionnels, mais aussi un aspect éminemment symbolique. Ne pas avoir à se soumettre à un contrôle frontalier signifiait clairement pour les ressortissants de l’espace Schengen qu’on se déplaçait au sein d’une même réalité politique : l’Europe. Du moment où tout franchissement de frontière redevient un acte administratif, éventuellement compliqué par des heures d’attente, l’Europe concrète n’existe plus guère. 

Quel bilan faire de Schengen ? Quels en sont les apports symboliques, mais aussi concrets ?

Christophe Bouillaud : Tout d’abord, il faudrait pouvoir faire l’addition du nombre d’heures d’attente aux guichets des douanes, épargnées à des millions de gens chaque année grâce à cet espace Schengen si décrié désormais. J’espère que cela ne deviendra pas un souvenir que de pouvoir passer la journée de l’autre côté du Rhin quand on est alsacien ou de l’autre côté des Alpes quand on est savoyard. La facilité des rapports transfrontaliers ne doit pas être considérée comme un acquis mineur. Il suffit de connaître ou d’avoir connu une frontière où l’attente est interminable et où les douaniers se la jouent et font preuve d’arbitraire en fouillant vos affaires pour comprendre le bénéfice pratique d’une frontière ouverte. C’est là une grande liberté dont les Européens ont profité et dont il faut espérer qu’ils continuent à profiter.

Par ailleurs, il faut comprendre que, si le but est d’avoir un grand marché économique de 500 millions d’habitants, il est impossible de le faire prospérer sans avoir le maximum de circulation en son sein. Concrètement, si le consommateur peut bouger facilement d’un pays à un autre, sans passer des heures et des heures à attendre à la frontière dans un sens, puis dans l’autre, il peut aller voir les prix des produits de l’autre côté de la frontière, et il peut faire des arbitrages. Un grand marché européen, si l’on veut qu’il soit efficace par sa taille et la diversité des produits et services offerts, doit être ouvert à ces comparaisons de consommateurs. Ces comparaisons vont unifier à terme les prix et les qualités des produits et services au profit du plus grand nombre.

Jean-Louis Bourlanges : Quels étaient les objectifs initiaux ? Ils étaient policiers. Schengen a été très mal perçu par les défenseurs des droits fondamentaux qui y voyaient une Europe des polices, mise en place sans vrai contrôle judiciaire ni parlementaire. On en est bien revenu aujourd'hui puisque Schengen est le symbole de tous les laxismes dans l'opinion.

Sur ce plan-là, le bilan est médiocre. Le système d'informations Schengen n'a jamais très bien marché. C'est ainsi que l'agence Frontex n'a pas accès aux informations du système, ce qui est un comble ! Les Etats périphériques de l'Union, notamment la Grèce, sont souvent dotés de faibles moyens administratifs, ceci est une litote, et ne sont pas en mesure de faire réellement le travail. Et on se garde bien de les y aider.  

Sur la base d'un tel constat, les priorités sont évidentes, il faut renforcer Frontex et Schengen. Il faut renforcer et développer aux frontières extérieures de l'Union européenne, ou en tout cas de la zone Schengen, les effectifs, les moyens administratifs, les équipements et les technologies qui permettent d'assurer un contrôle effectif sur les entrées dans la zone européenne.

Il est clair que c'est un pas supplémentaire vers un traitement fédéral du problème. Je ne suis donc pas étonné sur ce plan que le Front national y soit profondément hostile. Depuis le début de cette crise, j'observe que le FN est moins préoccupé par la sécurité des personnes que par le démantèlement des solidarités européennes.

La suppression des contrôles frontaliers dans l'espace Schengen n'était que la contrepartie de cette intensification proclamée et insuffisamment mise en œuvre de la surveillance aux frontières extérieures de la zone schengen. Il faut ici agir pragmatiquement. En période de tensions migratoires et sécuritaires, il n'est pas absurde de la part des Etats de renforcer à court terme la surveillance de leurs propres frontières. A long terme toutefois, je serai surpris que les 400 millions d'Européens se soumettent indéfiniment à des procédures tracassières et tatillonnent chaque fois qu'ils veulent franchir une frontière. Le temps où les touristes français suaient à grosses gouttes pour passer une bouteille d'anisette à la frontière espagnole parait définitivement révolu.

Mais l'Europe a-t-elle les moyens d'y parvenir et veut-elle se donner les moyens de réussir ?

Jean-Louis Bourlanges : Le budget de l'Union européenne aujourd'hui est égal à 1% du PIB intérieur européen alors même que dans un pays comme la France, les dépenses publiques tangentent les 56%. La dépense publique européenne est donc sans commune mesure avec la dépense publique nationale.

Mais la question qui est posée c'est de savoir si les Européens sont solidaires les uns des autres ou non. Pour l'instant, le spectacle offert depuis quelques années est affligeant. Qu'il s'agisse de l'harmonisation des politiques économiques, de la politique Schengen, de la mise en œuvre d'un certain nombre de mesures de solidarité sociale ou encore de la mise en commun de moyens militaires d'intervention à l'extérieur de l'Union européenne, c'est l'égoïsme national qui triomphe. National ou même infranational. Regardez un peu partout en Europe les mouvements de fragmentations identitaires et de revendication sécessionnistes qui agitent non seulement des Etats relativement récents comme la Belgique ou l'Italie mais aussi de vieilles nations historiques comme l'Espagne ou le Royaume-Uni qu'on croyait à l'épreuve de ces troubles.

Que gagnerait-on ou perdrait-on à faire "sauter" Schengen tel qu'il existe aujourd'hui ?

Christophe Bouillaud : La disparition de Schengen nous amènerait sans doute à une situation bien pire que celle d’avant 1985. En effet, la crainte du terrorisme islamique et celle de l’immigration – musulmane surtout – n’ont rien à voir avec les craintes en vigueur à l’époque. Le niveau de paranoïa des populations a sensiblement augmenté, et les moyens technologiques désormais à disposition (drones par exemple) laissent croire à tout le monde qu’on va réussir à s’isoler complètement du monde pourvu qu’on s’en donne les moyens. On va finir par imiter partout les frontières à l’israélienne. Les résistances à ce mouvement d’auto-enfermement viendront sans doute des travailleurs frontaliers et de leurs employeurs, et aussi du secteur touristique.

En tout cas, si les pays européens se laissent aller à cette pente où tout ce qui vient de l’étranger est synonyme de danger à écarter, la construction européenne sera en grand danger. On ne peut pas envisager par exemple une armée européenne, alors même que les pays censés la constituer se méfient à ce point les uns des autres… 

Peut-on parler, au regard de ces constats, d'une forme de désillusion voire de marche-arrière quant à la construction européenne ?

Christophe Bouillaud : La fin de Schengen, ou simplement sa suspension sine die, auraient un impact déplorable sur tout le projet européen. En effet, de l’avis général,  la zone Euro, si elle veut survivre, doit absolument se renforcer par un plus grand contrôle du centre européen sur les budgets nationaux. Il faut donc plus d’Europe. Si dans le même temps, la fin de facto sinon de jure de Schengen signifie qu’il n’y a plus aucun espoir d’intégration européenne plus poussé, comment faire ? Le cas de la Grèce est particulièrement emblématique. Depuis la reddition sans condition d’Alexis Tsipras le 13 juillet 2015, les finances de ce pays sont entièrement sous la coupe des autres pays de l’Eurozone et de la BCE. C’est une "colonie intérieure" de l’Union, ou tout au moins de l’Eurozone. Or, en raison de la crise des réfugiés du Moyen-Orient, c’est aussi le pays que les autres pays de l’espace Schengen menacent d’exclusion. Le citoyen grec risque donc fort de se trouver non seulement privé de tout droit réel sur le budget de l’Etat national dont il dépend, et avec en plus avec une interdiction de circuler librement dans l’Union européenne qui se trouve la cause de cette dépossession civique inédite. J’ai quelque doute que cette situation de relégation plaise longtemps aux Grecs. Elle serait en tout cas un symbole de l’incapacité des pays européens à dépasser leurs logiques nationales : les pays puissants n’aident pas vraiment les pays faibles, ils les dominent, on serait revenu au bon vieux XIXème siècle.

Sur un plan très général, pour l’instant, le Conseil européen reste dominé par des forces qui veulent préserver le "grand marché européen". Les accrocs au vivre-ensemble européen concernent plutôt la vie quotidienne des simples citoyens, comme avec la fin possible de l’espace Schengen que nous avons évoqué, mais ils épargnent les grands intérêts capitalistiques qui font l’Union européenne. On voit même des grands groupes qui continuent à s’européaniser, comme le groupe Bolloré en Italie. De fait, pour prendre le cas le plus avancé de déconstruction de l’Union européenne par un Etat membre, celui de la Hongrie, on notera que Viktor Orban s’est contenté de sur-taxer les grandes entreprises étrangères présentes en Hongrie, mais il ne les a pas toutes nationalisées ou confisquées sans indemnités au profit de quelques amis de la famille. La vraie ligne rouge à ne pas dépasser dans l’Union européenne – qui est avant tout une union des capitalistes de ce côté-ci de l’Atlantique -, c’est l’usage brutal du pouvoir gouvernemental acquis dans un pays pour défavoriser les intérêts capitalistes issus d’un autre pays au profit de ses propres amis capitalistes. En somme, pour l’instant, aucun pays européen ne joue à la manière de Vladimir Poutine face au capital étranger en Russie. Cela peut arriver, et, là, cela sera vraiment la fin de l’Europe telle que nous la connaissons. Mais, vu les intérêts en jeu, je doute que nous en arrivions là. 

Jean-Louis Bourlanges : Bien sûr que c'est un retour en arrière ! Nous avons gagné la Guerre Froide à la fin des années 80 parce que nous avons été solidaires face à la menace soviétique. Il faut se rappeler le discours de François Mitterrand à Bonn mais aussi l'attitude très ferme des Américains qui se sont engagés avec leurs fusées Pershing face au SS 20 soviétiques. Il faut se rappeler aussi le sacrifice du Deutschemark par les Allemands qui ont accepté d'immoler leur monnaie sur l'autel de l'Union. Rappelons-nous enfin l'ampleur des transferts financiers représentés par les fonds structurels allant parfois jusqu'à 5 à 6% du PIB des Etats concernés tels la Grèce.

Tout cela semble balayé, oublié, et nous voyons renaitre un peu partout des égoïsmes forcenés et selon moi des égoïsmes stupides. J'ai toujours pensé que la vraie devise de l'Europe c'était : égoïsme bien ordonné commence par les autres. L'idée européenne de base, c'est que vous ne défendez efficacement vos intérêts légitimes qu'à la condition d'assumer les intérêts légitimes des autres.

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