Manifestation des policiers : derrière l’épouvantail Taubira, Bernard Cazeneuve a-t-il perdu la confiance de ses troupes ? <!-- --> | Atlantico.fr
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Bernard Cazeneuve a perdu la confiance de ses troupes.
Bernard Cazeneuve a perdu la confiance de ses troupes.
©Reuters

Aie confiance !

Les forces de l'ordre manifestent ce mercredi 14 octobre devant le ministère de la Justice. Les policiers s'estiment trop peu soutenus face aux délinquants et se plaignent de ne pas avoir les armes juridiques pour les combattre. Et dans ce dossier, ils préfèrent dialoguer avec François Hollande plutôt que leur propre ministre.

Philippe Capon

Philippe Capon

Philippe Capon est Secrétaire Général de l'UNSA Police.

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Alexis Théas

Alexis Théas est haut fonctionnaire. Il s'exprime ici sous un pseudonyme.

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Atlantico : Les forces de polices manifestent ce mercredi 14 octobre, place Vendôme. Pourtant, il ne s'agit pas de rencontrer Christiane Taubira, contre qui ils manifestent, ni Bernard Cazeneuve : il s'agit bien de s'adresser à François Hollande. Dans quelle mesure cette volonté de parler avec François Hollande plutôt qu'avec leur propre ministre est-elle un désaveu pour ce dernier ?

Alexis Théas : Le message des forces de police dépasse le cadre du ministère de l'Intérieur. Il ne concerne pas l'organisation de la police, son fonctionnement, les statut, les primes ou les effectifs de la police. Ce message est fondamentalement politique. Il touche à la place de la police dans la Nation. Il manifeste la condamnation de la manière dont la police est traitée par la politique gouvernementale. C'est donc un problème qui touche à l'état d'esprit du gouvernerment. Les policiers reprochent au pouvoir politique de ne pas les soutenir suffisamment face à la délinquance. Dans les quartiers sensibles, ils sont victimes d'une véritable guerre au quotidien. Dans les départements les plus difficiles, 10% des policiers sont blessés chaque année. Et on ne compte pas les jets de pierres, les insultes, les crachats. Les policiers fustigent une politique du parti socialiste qu'ils jugent laxistes. Le drame de ce jeune policier grièvement blessé le 4 octobre à l'île Saint Denis par un truand en cavale à la suite d'une permission de sortie accordée malgré sa dangerosité, semble être la goutte qui a fait déborder le vase. 

Philippe Capon : La volonté montrée par les forces de police n'est pas nécessairement de s'exprimer avec le président de la République dans un premier temps. Il s'agit de mettre en exergue le problème d'ordre relationnel entre la justice et la police aujourd'hui, de telle sorte à ce qu'on puisse le régler. Cela fait des mois que ces problèmes existent et que rien n'est fait pour les désamorcer, et il apparaît que ni le ministre de l'Intérieur, ni la ministre de la Justice ne peuvent être des interlocuteurs sur cette problématique. Il est primordial de passer à un échelon supérieur et il s'avère que le premier échelon supérieur aujourd'hui, c'est Matignon.  Si nous ne parvenons pas à accéder à des réponses de la part du Premier ministre, ou si celles-ci ne sont pas suffisantes, alors effectivement, on passera au président de la République.

Je n'y vois pas un désaveu pour Bernard Cazeneuve. A mon sens, cela démontre qu'au-delà du mécontentement des policiers, le ministère de la Justice et le ministère de l'Intérieur ne sont pas en symbiose. Ces deux ministères ne parviennent pas à collaborer, ou n'en font pas montre au niveau des policiers. Cette collaboration ne permet pas de protéger les policiers aujourd'hui, au regard des différents risques. De son côté, le ministre de l'Intérieur a fait le nécessaire. Néanmoins, nous n'avons aucun résultat concret et c'est bien ça que nous attendons. Le blabla c'est fini, c'est du concret, que personne n'a su nous apporter jusqu'à présent, dont nous avons besoin. Ça n'est pas spécialement Bernard Cazeneuve, c'est l'administration et le gouvernement de façon générale qui ne répondent pas aux questions qu'on pose. Qu'il s'agisse du ministre de l'Intérieur, de la ministre de la Justice, du Premier ministre ou du président de la République, aucun n'ont su nous répondre. Nous avons besoin de réponses sur la procédure pénale, sur la fusillade avec un détenu en cavale, après une permission… Il ne faut plus que nous ayons affaire à des personnes dangereuses, incarcérées, à qui on octroie une remise de peine au 2/3 de la peine tandis qu'ils sont multirécidivistes. Ce sont ces situations-là qu'il faut qu'on évite et qui font qu'on a désormais un policier entre la vie et la mort.

Bernard Cazeneuve se félicitait de son rapport aux troupes dans les pages du magazine Le Point en septembre. Quelle est la relation qu'il entretient avec la police, depuis le début de son mandat ? N'y a-t-il pas une certaine forme de fragilisation depuis les attentats de janvier, le scandale des heures supplémentaires non payées, le plan vigipirate, etc. ?

Alexis Théas : Oui, il y a toutes ces raisons, mais le malaise est infiniment plus profond. Les motifs statutaires ou catégoriels sont secondaires. La vérité est une police qui se sent abandonnée par les pouvoirs publics. Elle est remontée contre les magistrats qui selon elle ne répriment pas assez les violences contre les policiers, voire placent sur le même plan les délinquants et les forces de l'ordre. C'est aussi pourquoi elle s'adresse au président de la République qui est le garant de l'indépendance des magistrats et donc quelque part, dans leur esprit, le responsable suprême de la politique judiciaire et pénale. Les policiers dans la rue, c'est quelque chose d'extrêmement grave. Le 13 mai 1958, une manifestation de policiers avait donné le signe de la déliquescence de l'Etat et de l'effondrement final de la IVe République. Les forces de l'ordre qui protestent contre le gouvernement: cela donne l'image d'un Etat en plein effondrement. 

Philippe Capon : Bernard Cazeneuve est entré dans le costume du ministre de l'Intérieur. Il est proche des policiers, néanmoins il fait face à des contraintes budgétaires qui font que son engagement est restreint, d'un point de vue financier ou humain, quand bien même nous ne sommes probablement pas le ministère le plus atteint aujourd'hui. Il est important de rappeler, également, qu'entre 2007 et 2012 nous avons perdu plusieurs milliers de policiers et de gendarmes. Plus de 10.000, en vérité. Remonter la pente demandera des années et des années, au rythme actuel des recrutements, bien qu'ils soient importants. Entre le moment où la décision de recruter un fonctionnaire de police est prise et le moment où il sera opérationnel sur le terrain, il se passe près de deux ans. Le ministre de l'Intérieur travaille aujourd'hui pour dans deux ans. Même si on recrute beaucoup, plus qu'auparavant (en 2016, on attend 3000 élèves gardiens contre 500 actuellement), c'est dans deux ans que cela sera effectif. A ce titre-là, la relation de Bernard Cazeneuve avec les différents corps de police est bonne.

Ce qui ne signifie pas que nous n'avons pas de reproches à lui faire : il est impensable que les policiers continuent à travailler dans de telles conditions. Sans rémunération sur les heures supplémentaires, sans possibilité non plus de les récupérer… L'ambiguïté est là : on demande aux policiers de faire des heures supplémentaires dont on refuse le paiement mais en parallèle on ne peut pas les récupérer en raison de la situation et du contexte. On nous dit que "plus tard" cela ira mieux, mais nous savons pertinemment que plus tard c'est une période qui n'arrivera pas de suite. Bernard Cazeneuve l'a réaffirmé très clairement hier matin, il s'agit d'une période très sensible concernant la lutte contre le terrorisme. Les risques d'attentats sont très présents et nous devons être vigilants vis-à-vis de tous ces éléments.

C'est ce qui peut fragiliser la relation des policiers avec Bernard Cazeneuve. Mais plus qu'avec le ministre, ce sont les relations que nous entretenons avec l'administration qui ont été fragilisées. Bernard Cazeneuve a cherché des effectifs, s'est retroussé les manches et a entreprit des dossiers qui n'étaient pas gagnés d'avance. Indéniablement, nous avons "surfé" sur les événements de Janvier pour illustrer les besoins qui existent en France en matière de sécurité et tâcher de recruter. L'opération sentinelle témoigne de ce besoin : la nécessité d'un engagement de l'armée pour mener des gardes statiques partout en France n'est pas anodin. Nous sommes incapables, sans l'apport des militaires, d'assurer la sécurité en France. En outre, il y a des situations latentes que nous avons mentionnées plus d'une fois. Il ne s'agit pas tant de l'actualité, qu'on ne maîtrise pas – la crise des migrants, les attentats – mais il est essentiel que le ministère de l'Intérieur se rende compte de ce qu'est le travail de policier, qu'il anticipe ce qu'on nous demande et ce que nous pouvons avoir comme attentes. On ne peut pas continuer à fonctionner sans véritable gestion des ressources humaines, sans politique de formation initiale cohérente. C'est indispensable au bon fonctionnement du ministère de l'Intérieur. Les policiers doivent être à même de répondre sur le fonctionnement des institutions, ils doivent connaître et comprendre un minimum les cultes auxquels ils sont confrontés. Il y a beaucoup de choses à faire et c'est le rôle des organisations syndicales que d'alerter. Ce qui arrive aujourd'hui, dans le cadre de cette manifestation, c'est la conclusion de multiples dysfonctionnements que nous avons maintes fois mentionnés.

Qu'en est-il place Beauvau ? Bernard Cazeneuve a-t-il su se faire accepter, voire impressionner, ou s'avère-t-il laissé de côté ?

Aléxis Théas : Bernard Cazeneuve est une personnalité très atypique pour un ministre de l'Intérieur. Il donne une image de compétence et de sérieux, d'excellent gestionnaire, mais dépourvu d'autorité, de charisme, de rayonnement. Or, pour commander aux policiers et aux gendarmes et les motiver, il faut être un meneur d'hommes, à l'image de Charles Pasqua, de Nicolas Sarkozy,  ou de Manuel Valls. Tel n'est pas du tout le style de M. Cazeneuve. Il semble avoir été nommé à ce poste non pour dynamiser et soutenir la police, mais au contraire pour noyer les questions de sécurité sous une apparence débonnaire de manière à éviter qu'on en parle. Lorsque tout va bien, ce profil est adapté au ministère de l'Intérieur. Mais quand les choses se gâtent, c'est évidemment beaucoup plus difficile. 

Philippe Capon : Bernard Cazeneuve a su s'imposer. Il a même impressionné. Ça n'était pas un pari gagné : nous étions tous sceptiques, interrogatifs, à l'idée que quelqu'un qui venait du Budget soit dorénavant en charge de l'Intérieur. Il s'agit d'un ministère régalien, perpétuellement sur le devant de la scène, qui nécessite beaucoup d'efforts de communication, de réactivité et de présence sur le terrain. Il l'a très bien fait, jusqu'à présent, et a compris ce qu'était le rôle de ministre de l'Intérieur. En un sens, il a gagné un certain charisme au sein de son ministère. Pour le dire de façon triviale, il est bien rentré dans le costume de premier flic de France. Il n'est pas comparable à des personnalités comme Nicolas Sarkozy ou Manuel Valls : ils n'ont pas la même volonté de carrière politique et il est ministre de l'Intérieur avant tout.

Les différentes mesures pour apaiser les forces de polices (d'ordre humain, matériel, économique,...) restent encore partiellement inconnues. Quelles sont les réclamations des policiers ?

Aléxis Théas : Les policier ont des réclamations à caractère social et syndical bien sûr, concernant le paiement des heures supplémentaires, les effectifs, les conditions de travail. Mais franchement, ce n'est pas cela l'essentiel, loin de là. Ils veulent être soutenu par le pouvoir politique et les magistrats. Le parti socialiste au pouvoir a donné des signes dévastateurs par exemple en abolissant pour des raisons politiciennes les peines planchers instaurées en 2007 qui prévoyaient des sanctions minimales envers les multirécidivistes. A tort ou à raison, les policiers ont le sentiment d'être lâché par un pouvoir politique qui aurait choisi, pour des motifs idéologiques de privilégier l'indulgence envers les délinquants plutôt que de protéger les forces de l'ordre. Ils sont en permanence choqués par les décisions des magistrats qui, selon eux, ne sanctionnent pas assez sévèrement les criminels et relâchent sans scrupule ceux qu'ils ont eu tant de peine à arrêter. Derrière ce mouvement, il y a la tension entre les policiers et les magistrats et le sentiment que le pouvoir politique penche manifestement en faveur de ces derniers.

Philippe Capon : Les moyens humains, nous les connaissons à peu-près. Sur l'aspect économique, les budgets sont actuellement en augmentation et c'est une bonne chose. Naturellement, nous voudrions toujours plus et il n'y en a jamais assez, mais le problème semble globalement réglé.

Le fond du problème, c'est ce que nous abordions plus haut : il faut une nouvelle gestion des ressources humaines, des perspectives de carrière qui font aujourd'hui défaut. Ce dossier-là doit être pris en main. Il n'est pas normal que des collègues, après avoir passé l'examen, doivent patienter dix à quinze ans avant de devenir brigadier de police. C'est un des dossiers seulement, on pourrait également parler des heures supplémentaires. On nous a demandé de serrer les dents depuis le début de l'année, en raison du plan vigipirate, de la population française qui a besoin de nous, nous a ovationné le 11 Janvier… C'est un positionnement que nous avons eu. La police fonctionne 365 jours par an, 24h sur 24. Les fonctionnaires de polices travaillent en week-end, les jours fériés, de nuit… Il faut que tout ça soit régulé, avec des conditions de travail différentes de ce qu'elles sont actuellement. Un policier qui travaille en police secours dispose d'un repos en week-end toutes les six semaines. Cela ne représente qu'un week-end en famille toutes les six semaines. Tout ceci doit évoluer.

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