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Nathalie Loiseau : "L'ENA n'est pas une école de la pensée unique"
©Reuters

Bon élève

70 ans après sa création, l'ENA est sous le feu des critiques. A l'occasion de cet anniversaire mémorable, Luc Rouban publie avec le Cevipof une étude concernant les paradoxes de cette prestigieuse école. La défiance exprimée par les Français (73% estimaient en 2004 que les énarques demeuraient éloignés des préoccupations du quotidien) ne semble pas faiblir. Interview de la directrice de l'Ecole nationale d'administration.

Nathalie Loiseau

Nathalie Loiseau

Nathalie Loiseau est directrice de l'ENA.

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Atlantico : 70 ans après sa création, l'ENA a réussi à devenir une véritable institution française sans réel équivalent dans le monde pour former les élites ayant vocation à gouverner le pays. Pour autant, on reproche aux élèves et anciens élèves de l'ENA d'être déconnectés de la vie et des attentes de la population. Comment expliquez-vous cette défiance et comment pouvez-vous y répondre ?  

Nathalie Loiseau : C'est toujours difficile de parler à la place des Français. C'est un concept un peu vague et je pense qu'il y a toujours autant d'opinions que de citoyens. Ce qui est vrai, et c'est une bonne chose, c'est que les gens ont une idée de l'ENA. Ce qu'on peut regretter c'est que souvent ils ne connaissent pas bien l'école. C'est en partie de notre faute de pas avoir toujours expliqué qui nous sommes et à quoi nous servons. Pour répondre à votre question, c'est en ouvrant les portes de l'ENA et en expliquant ce qu'il s'y fait que l'on a une chance que ce soit mieux compris et surtout que ceux qui ont envie de contribuer à la formation des hauts fonctionnaires ne s'en privent pas. Alors, si défiance il y a vis-à-vis de l'ENA (s'il y en a une, parce que par ailleurs, il n'y a jamais eu autant de candidats pour les concours d'entrée de l'école : de ce côté-là l'attractivité de l'école ne faiblit pas !) disons que cela correspond au rapport un peu paradoxal que les Français ont vis-à-vis de l'Etat. Nous sommes un pays qui attend énormément de l'Etat et qui le critique énormément en même temps. Il y a des attentes très contradictoires. La demande de service public ne faiblit jamais : on veut plus de professeurs, plus de policiers, plus d'hôpitaux etc. Mais en même temps on voudrait qu'il soit moins coûteux, plus performant. On a raison de vouloir des services les plus productifs possibles. Mais ce sont souvent des injonctions un peu contradictoires auxquels l'Etat est confronté, et finalement l'école qui forme les hauts fonctionnaires est le symbole de ce rapport un peu compliqué avec l'action publique.

>>>>>>>>>>>>>>>>>>>>>>>>>>>>> A lire aussi : 70 ans de l’ENA, comment les élites françaises ont transformé l’école qui les forme en machine à étouffer le politique

Aujourd'hui quelle est la vocation principale de l'ENA ? 

La vocation principale de l'ENA depuis le début : recruter les hauts fonctionnaires de l'Etat. On forme également aux questions européennes, on forme en formation continue des cadres du public et du privé, français et étrangers sur des enjeux de gouvernance. On a développé un certain nombre de secteurs qui ne sont pas bien connus du grand public, mais le cœur de notre mission en tant qu'école c'est d'être une école de service public. 

Que répondez-vous à ceux qui jugent les énarques "formatés" ? Il y a l'étude de Luc Rouban sortie en septembre sur la reproduction des élites à l'ENA. Mais on peut également se demander s'il existe la même variété d'opinion dans les étudiants et le corps professoral de l'ENA que dans le reste de la société française ? 

D'abord Luc Rouban dit la même chose depuis vingt ans y compris dans sa dernière étude. Je ne comprends d'ailleurs pas comment il l'a faite puisqu'il n'a sollicité aucun chiffre, aucune donnée, alors que par ailleurs il y a d'autres chercheurs qui travaillent sur ces sujets et qui épluchent les promos de l'ENA depuis soixante-dix ans. Alors il a le droit d'avoir une opinion mais à ce moment-là ce n'est pas un travail de recherche. C'est un papier d'opinion, un papier polémique. Il y a deux questions dans votre question : la première c'est la diversité des origines. Elle n'est pas du tout optimale comme elle n'est optimale dans aucun des établissements d'enseignement supérieur en France, dans aucune Grande école, ni dans aucune université à partir du grade de Master vous n'avez une représentation conforme à la diversité de la société française. Je ne dis pas ça pour qu'on s'en satisfasse, mais pour qu'on mesure bien que la difficulté vient déjà de l'amont, du système scolaire qui fait que seule une partie de la société française arrive dans les études supérieures sélectives. Alors, il faut tout de même relativiser car si on compare avec beaucoup d'autre pays, on a la chance d'avoir un système méritocratique. Si vous voulez vous préparer à passer un concours comme celui de l'ENA, et si vous voulez devenir élève à l'ENA, vous pouvez avoir fait toutes vos études en tant que boursier, et pourtant passer et réussir le concours, et entrer dans une école qui non seulement n'est pas payante, mais en plus vous paye pour apprendre. Ce sont des choses que vous ne trouverez pas ailleurs ! Aux Etats-Unis vous pouvez toujours faire la Kennedy School of Governement mais on vous recommande d'avoir beaucoup d'argent devant vous ou d'être prêt à vous endetter sur trente ans. Ce n'est pas le cas du système français, il ne faut pas jeter le système sous prétexte qu'il n'est pas parfait, il faut l'améliorer, et il faut l'améliorer depuis l'amont, depuis le collège en réalité. 

Ensuite, concernant la diversité d'opinion : je n'en sais rien et je n'ai pas à le savoir. Nous ne sommes pas une école de pensée unique. Ce qui compte c'est la diversité des points de vue qui sont enseignés aux élèves. Après, que les élèves pensent ce qu'ils ont envie de penser. Par ailleurs, je ne sais pas ce que c'est qu'un énarque. Tout d'abord, je ne suis pas ancien élève de l'ENA et les élèves que je vois au fil des promotions il n'y en a pas deux qui se ressemblent et ils n'ont pas forcément la même trajectoire ni les mêmes projets, ni les mêmes convictions. Et ce ne sont pas sur leurs convictions qu'on les évalue, c'est sur leur engagement, leur motivation et leur potentiel. 

L'ENA ne prépare-t-elle pas trop à une haute fonction publique politisée ? N'y-a-t-il pas toujours l'obligation pour un énarque de passer par un cabinet ministériel pour faire une bonne carrière ?

Tout d'abord ce n'est pas l'ENA qui décide de la composition des cabinets ministériels. Ce sont les hommes politiques qui décident de s'entourer de cabinets ministériels qui sont de plus en plus nombreux. L'ENA n'est pas une pépinière dans laquelle on vient piocher, et nous, nous ne disons pas "tenez prenez les ils ont été nourris au meilleur lait et surtout venez les prendre" . Et d'ailleurs nos élèves ne vont pas en cabinet ministériel à la sortie de l'école, ils attendent généralement d'avoir de l'expérience. Et puis, dans les cabinets ministériels vous avez des anciens élèves de l'ENA, mais aussi des anciens attachés parlementaires, des anciens collaborateurs d'élus locaux, il y a des gens des diverses origines. Est-ce que les cabinets ministériels sont un accélérateur de carrière pour les hauts-fonctionnaires ? Vous avez raison, la réponse est oui. Mais ça, ce n'est pas l'ENA qui fait ça, c'est le système politico-administratif français qui est très spécifique, qui ne ressemble à aucun autre, qui a évolué de cette manière-là. Et peut-être qu'un certain nombre de critiques qui sont faites aux hauts fonctionnaires sont liées aux carences de ce système-là. C'est un système sur lequel j'aimerais d'ailleurs que l'on réfléchisse. Je ne suis pas la première à le dire, ça fait vingt ans qu'on le dit. A peu près tous les gouvernements prennent des engagements d'avoir des cabinets moins pléthoriques. Je ne suis pas sûr que ces engagements soient toujours tenus, quelle que soit la couleur du gouvernement, et je ne suis pas sûre que ce soit une bonne chose. 


En 1967, Jean-Pierre Chevènement écrivait : "l'ENA c'est deux concours : un concours d'entrée et un concours de sortie. Il faut les réussir ! Mais entre les deux, ce n'est rien." Peut-on dire que les choses ont changé depuis ?

Pour être tout à fait honnête, si l'école n'était qu'une machine à classer, je n'aurais pas eu envie de la diriger. Cela n'aurait pas été intellectuellement très passionnant. Il y a un concours de sortie comme il y en a dans énormément d'écoles de service public, comme dans Ecole nationale de la magistrature ou à Polytechnique. On s'est aussi beaucoup focalisé là-dessus. Pourquoi est-ce qu'on a instauré un concours de sortie à l'ENA en 1945 quand elle a été créée ? C'était pour lutter contre des phénomènes antérieurs, très propres à la fonction publique française et qui avaient été jugés très critiquables. La 3ème République c'était quoi ? Chaque ministère, chaque grand corps recrutait à sa manière les gens qui lui plaisaient : soit parce qu'ils étaient issus de milieux sociaux très favorisés, en particulier s'ils étaient de familles de hauts-fonctionnaires (ce qui produisait un phénomène quasi dynastique), soit parce qu'ils étaient très politisés et qu'un ministre voulait recruter des gens proches de ses idées, soit parce qu'ils étaient dans certains réseaux. C'était comme ça sous la Troisième République et c'est ce qui a conduit à l'exaspération de pas mal de Français, et c'est aussi en parti ce qui a conduit au désastre de la Troisième République. Donc l'ENA a été créée pour lutter contre ce système, pour qu'il y ait une méritocratie à l'entrée et une méritocratie à la sortie, c'est à dire qu'en fonction d'un classement, on attribue des postes. Le classement de sortie, il sert à choisir son premier poste, ce n'est pas un aboutissement, c'est le début d'une vie professionnelle. Vous choisissez votre premier poste en fonction de vos performances scolaires. Alors après pourquoi le débat se focalise-t-il régulièrement sur cet aspect ? C'est parce qu'il y a la conviction - en partie vraie et en partie très exagérée - que si vous sortez dans ce qu'on appelle les grands corps vous aurez a priori une carrière plus brillante que si vous sortez comme administrateur civil. Cette idée est à nuancer car il y a des gens qui sortent dans les grands corps et qui n'en font absolument rien, et il y a des gens qui sortent avec un classement qu'on dirait peut-être moins brillant et qui font des choses formidables et dont les qualités sont reconnues. Mon avis sur le classement de sortie est équivalent à celui de Churchill à propos de la démocratie : c'est le moins mauvais des systèmes. Mais ça permet aussi à des gens de qualité de choisir un métier ou une carrière sans avoir à justifier de leur origine, de leurs accointances, de leurs réseaux ou tout un tas des critères qui ne sont pas les bons. Et puis ce n'est pas parce qu'on sort au Conseil d'Etat qu'on va y passer toute sa vie. C'est un point de départ. Ceux qui considèrent l'issue du concours de sortie comme un aboutissement n'ont rien compris et démarrent très mal leur carrière. 

Poursuivons sur cette question du concours de sortie : les mieux classés choisissent les corps de contrôle comme la Cour des Comptes ou l'Inspection des finances, au détriment  des corps d'action comme l'administration civile ou les affaires étrangères. Comment expliquer que de jeunes diplômés de 25 ans deviennent instantanément les contrôleurs de l'action publique sans jamais l'avoir exercée ?

Ce n'est pas très différent de ce qui se passe dans le privé. Prenons l'exemple de l'Inspection des Finances : ce qui se passe à l'Inspection des Finances correspond à ce que l'on peut trouver dans les banques par exemple. C'est à dire qu'on prend des jeunes avec du potentiel, on les fait travailler avec des gens expérimentés, on les forme et d'une certaine manière ce sont aussi des expériences extrêmement formatrices. Par ailleurs il est difficile de définir ce qui est opérationnel et ce qui ne l'est pas. 

Emmanuel Macron a récemment fait polémique en estimant que le statut des fonctionnaires n'était pas adapté au monde moderne. Une école spécifiquement vouée à la formation de hauts-fonctionnaires est-elle encore adaptée au monde moderne ? 

Je suis frappée du nombre de pays étrangers qui frappent à notre porte parce qu'ils cherchent comment recruter et former des hauts fonctionnaires qui soient professionnels, qui exercent leurs fonctions avec neutralité et sans être soumis à des pouvoirs partisans. Je suis frappée de voir que nous travaillons aujourd'hui sur des partenariats avec tous les pays émergents, tous le pays de l'Est de l'Europe (ancienne URSS) qui sont passés, pour faire simple, du communisme à l'ultra-libéralisme et qui aujourd'hui essayent de construire des Etats qui tiennent la route et qui répondent aux attentes de leurs concitoyens. Les citoyens partout dans le monde ont des attentes de plus en plus fortes vis-à-vis de l'action publique parce que partout dans le monde il y a des classes moyennes qui montent et qui attendent des services publiques une certaine forme de qualité. Donc il y a plus que jamais besoin de former les hauts-fonctionnaires. Je ne veux pas dire que le modèle de l'ENA est le modèle le plus abouti auquel tout le monde doit se rallier. Néanmoins la formation des fonctionnaires est un enjeu partout dans le monde, sur lequel on réfléchit tous. Ça veut dire aussi qu'il faut adapter cette formation aux enjeux du monde d'aujourd'hui. On va pas faire en 2015 ce qu'on faisait en 1945, ça n'aurait pas de sens. On ne se contente donc pas de transmettre, on donne aux élèves de l'ENA les outils de réflexion leur permettant de transformer l'action publique. On a ouvert l'école sur des enjeux internationaux, sur des enjeux européens, sur ce qu'on appelle les questions globales (climatiques, migratoires, grands enjeux de santé mondiaux), on a des intervenants étrangers. Par ailleurs les élèves font tous un stage à l'étranger quand ils démarrent leur scolarité. 

On a également ouvert l'école au secteur privé et aux associations dans l'idée selon laquelle on ne construit pas une action publique en vase clos entre fonctionnaires, sans dialoguer avec les parties prenantes. Que ce soit pour concevoir les politiques publiques, pour les mettre en œuvre ou pour les évaluer. Nous sommes également en train de faire entrer dans la scolarité des enjeux de transformations numérique, de nouvelles conceptions de politiques publiques, mais aussi d'éthique et de déontologie qui sont extrêmement attendus des hauts fonctionnaires. Et ce sont des choses qui s'étudient et s'apprennent ! Donc si ça peut rassurer Jean-Pierre Chevènement, aujourd'hui entre le concours d'entrée et le classement de sortie, on apprend des choses à l'ENA.

Une note de la Fondation Robert Schuman de mars 2015 - corroborant d'autres sources - constate un recul de l'influence française dans la composition des institutions européennes, notamment au sein des cabinets des commissaires européens. N'y a-t-il pas un problème de gestion de la mobilité entre la fonction publique française et la fonction publique européenne ? La formation dispensée à l'ENA incite-t-elle assez sur les possibilités de carrières européennes ? 

Il y a deux choses. D'une part, en dehors de la formation initiale de haut-fonctionnaire qui commence par un stage à l'étranger, une des missions de l'école c'est aussi de préparer des candidats français, élèves de l'ENA ou pas, au concours des institutions européennes. Et on le fait depuis des années. Concernant plus spécifiquement ce que la Fondation Schumann dénonce, nous en sommes tous tout à fait conscients : il y a une perte d'influence qui tient au fait qu'il y a moins de Français qui s'intéressent aux carrières européennes. A l'origine de ce phénomène, il y a d'abord un effet mécanique : avec l'élargissement de l'Europe, il y a eu des recrutements de fonctionnaires européens qui viennent des nouveaux Etats membres. Il a donc fallu faire de la place aux Polonais, aux Tchèques, aux Hongrois, aux Roumains ou aux Bulgares. Ensuite, pour avoir de l'influence au sein des institutions il faut parfois accepter d'y rentrer à niveau intermédiaire, puis monter échelon par échelon. Et là, de mon point de vue d'ancienne diplomate, il y a parfois une fixation des autorités françaises sur le fait d'obtenir un, deux ou trois très grands postes sur lesquels on va mobiliser toute notre influence politique pour les obtenir, parfois à l'arrachée. Il serait pourtant peut-être beaucoup plus efficace de placer des gens plus jeunes à des niveaux plus modestes et de les laisser faire leur chemin à l'intérieur de l'institution européenne. Heureusement tout ne va pas si mal, il reste encore beaucoup de Français, notamment au service européen d'action extérieure dans lequel de nombreux diplomates français se sont investis. 

L'ENA joue son rôle dans la promotion du rôle des Français dans les institutions européennes, notamment dans la formation aux enjeux européens qu'elle dispense à ses élèves en formation initiale. Mais par ailleurs, l'influence c'est aussi de faire en sorte que des gens qui ne sont pas de notre nationalité partagent notre point de vue : nous formons ainsi des membres des institutions européennes ou des fonctionnaires des autres États-membres à notre vision des idées européennes. 

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