Quand l’Etat islamique se pose des questions sur l’utilisation de ses vidéos barbares<!-- --> | Atlantico.fr
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Le leader de l’Etat islamique aurait pris la décision de contrôler la diffusion de toutes les vidéos de meurtres de son organisation.
Le leader de l’Etat islamique aurait pris la décision de contrôler la diffusion de toutes les vidéos de meurtres de son organisation.
©Reuters

Doutes chez les califoutraques

Le leader de l’Etat islamique, Abou Bakr al-Baghdad, aurait pris la décision de contrôler la diffusion de toutes les vidéos de meurtres qui ont fait la triste réputation du groupe terroriste. Derrière cette mesure se cache une volonté d’assurer une propagande la plus efficace possible.

Alain Rodier

Alain Rodier

Alain Rodier, ancien officier supérieur au sein des services de renseignement français, est directeur adjoint du Centre français de recherche sur le renseignement (CF2R). Il est particulièrement chargé de suivre le terrorisme d’origine islamique et la criminalité organisée.

Son dernier livre : Face à face Téhéran - Riyad. Vers la guerre ?, Histoire et collections, 2018.

 

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Atlantico : Le chef de l’Etat islamique, Abou Bakr al-Baghdadi, aurait pris un décret restreignant la diffusion de vidéos macabres qui sont la marque de fabrique du groupe terroriste. En quoi cela est-il surprenant ?

Alain Rodier : Cette déclaration d'Abou Bakr al-Baghdadi – non confirmée par des sources indépendantes (il faut prendre garde à une intox éventuelle) – est effectivement surprenante dans la mesure où Daech diffuse largement les assassinats auxquels il se livre habituellement. Les derniers en date sont l'exécution au début du mois d'une balle dans la nuque de 25 militaires syriens par des jeunes activistes dans le théâtre de Palmyre. Son objectif consiste à terroriser l'adversaire, soumettre les populations civiles et galvaniser ses adeptes tout en se servant de ces horreurs comme un "élément recruteur" pour de nouveaux volontaires fascinés par ces abominations. Il faut se rappeler que lorsque les exécutions étaient publiques en France (supplice de la roue, écartèlement, décapitation à la hache puis avec la guillotine jugée plus "humaine"), la foule s'y pressait en masse. Sur le plan psychologique, on fait alors appel à ce qu'il y a de plus bestial dans l'être humain. Il semble toutefois qu'un pas dans l'abomination ait été franchi avec le spectacle (paru à la mi-juillet) d'un adolescent égorgeant puis décapitant au couteau un officier syrien dans la ville de Palmyre. Certes, des enfants avaient déjà été mis en scène lors d'assassinats, mais cela se passait à l'aide d'armes à feu, ce qui est tout de même un peu moins gore. Dans ce dernier cas, il est possible que l'effet repoussoir ait été supérieur à celui d'attractivité. C'est ce qui aurait attiré l'attention d'al-Baghdadi qui se targue de mener une guerre "psychologique".  

La « reprise en main » de la propagande traduit-elle un changement dans la stratégie de propagande de l’Etat islamique ? Cela peut-il entrainer des dissensions majeures au sein de l’organisation terroriste ?

En effet, al-Baghdadi reproche surtout le fait que cette décapitation ait été filmée puis diffusée par des activistes qui n'en n'ont pas référé au commandement. Pour lui, tout doit être maîtrisé par la choura (le "conseil", l'organe de commandement de l'Etat Islamique) dans des objectifs bien précis. Cela signifie qu'il y aura bien d'autres atrocités diffusées sur le net à l'avenir, mais elles devront s'inscrire dans une politique d’influence définie à l'avance. Il n'y a pas de place à l'improvisation et à l'initiative individuelle qui peuvent se révéler contreproductives.

Certains petits chefs locaux risquent de mal prendre ce "centralisme bureaucratique", eux qui avaient été habitués jusque là à mener leur barque en toute indépendance dans la mesure où il allaient dans le sens de la politique définie par la choura. De là à dire qu'il y a un risque d'implosion du mouvement, c'est extrêmement prématuré.  

Comment des vidéos qui suscitent le dégoût chez une majorité, mais une fascination chez certains peuvent-elles devenir contreproductives ? Qu’en est-il d’Al-Qaida qui ne diffuse plus d’images insoutenables depuis plusieurs années ?

L'organisation Al-Qaida "canal historique" n'est pas devenue un mouvement insurrectionnel "présentable" parce qu'elle ne diffuse plus les meurtres auxquels elle se livre. C'est d'ailleurs ce mouvement qui a débuté la campagne de propagande avec la décapitation filmée du journaliste Daniel Pearl au Pakistan le 1er février 2002. Par contre, le commandement d'AQ s'est rendu compte que l'effet était très négatif au sein de la majorité des populations au milieu desquelles il évoluait. Cela participait bien au sentiment de crainte recherché, mais provoquait aussi un rejet, certes pas ouvertement exprimé, mais qui se traduisait par une perte de sympathie qui finissait par poser des problèmes logistiques. A savoir qu'il devenait difficile pour les activistes de trouver des abris sûrs au sein de la population, quant aux ravitaillements, ils se faisaient plus rares, les dons volontaires s'amenuisant.

Des questions morales peuvent-elles en partie expliquer ce changement de stratégie communicationnel ?

Je sais que l'on parle beaucoup des valeurs "universelles" qui devraient être en vigueur partout de par le monde. C'est à se demander si ceux qui les prônent ont beaucoup voyagé. Les valeurs morales sont différentes selon que l'on se trouve en Asie, au Proche ou Moyen-Orient, en Afrique, en Amérique latine, en Europe ou aux Etats-Unis. Par contre, j'ai toujours retrouvé chez les gens un goût certain pour la haine de l'autre et pour l'agressivité.

Pour les salafistes-djihadistes, leurs valeurs "morales" sont différentes – bien naturellement – de celles héritées de la civilisation judéo-chrétienne. Pour eux, nous sommes décadents, impies, provocateurs voire conquérants. Il est donc délicat de parler de "morale" au sens philosophique du terme (je laisse cela aux philosophes de renom).

Personnellement dans mes quelques pérégrinations outre-mer, je n'ai jamais rencontré quelqu'un qui pensait "mal agir". Même les pires individus justifiaient leurs exactions comme une réaction à des "agressions" dont ils étaient les victimes.

Pour al-Baghdadi, le fait de ne plus diffuser de vidéos "sauvages", au propre comme au figuré, n'est pas la résultante de principes moraux (il continue à haïr presque toute l'humanité, chiites, responsables politiques et religieux sunnites, juifs, chrétiens, et autres...) mais d'une réalité opérationnelle qui doit permettre à ses troupes de toujours être bien accueillies au sein des populations qu'il domine. Il faut se souvenir que ses alliés sont des anciens membres de l'administration irakienne, des tribus sunnites et des volontaires étrangers venus de leur plein gré. Pour lui, il convient de ne pas trop les effrayer tout en se faisant respecter.

Donc, il ne faut mettre aucun espoir dans cette déclaration – si elle est vraie – mais y voir un pur opportunisme tactique à court et moyen terme.

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