Le gouvernement au chevet du nucléaire français : derrière les clash politiques, une guerre d’ego qui a plombé la filière<!-- --> | Atlantico.fr
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Le nucléaire français connait une crise sans précédent.
Le nucléaire français connait une crise sans précédent.
©Reuters

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François Hollande, Manuel Valls et les ministres concernés vont tenter de sauver Areva. Derrière les difficultés du nucléaire français se cachent notamment la concurrence opposant Areva et EDF ainsi que la guerre d'ego entre leurs anciens chefs respectifs, Anne Lauvergeon et Henri Proglio.

Jean-Louis Pérez

Jean-Louis Pérez

Jean-Louis Perez est journaliste d'investigation politique. Il a réalisé durant dix ans de nombreux reportages pour l'agence CAPA avant de devenir réalisateur indépendant en 2010.

Il est par ailleurs l'auteur de l'enquête "Anne Lauvergeon, le pouvoir à tout prix" en 2014.

 

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Bertrand Barré

Bertrand Barré

Expert en industrie nucléaire, Bertrand Barré est l'ancien vice-président du conseil scientifique et technique Communauté européenne de l'énergie atomique et ancien président du Standing Advising Group on Nuclear Energy (SAGNE) à l'Agence internationale de l'énergie atomique (AIEA). Il est notamment l'auteur de Faut-il renoncer au nucléaire ? (Le choc des idées, Le Muscadier, 2013), Le Nucléaire - Débats et réalités (Ellipses, 2011) et L'Atlas des énergies mondiales : un développement équitable et propre est-il possible ? (Éditions Autrement, 2011).

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Areva et le nucléaire français connaissent une crise sans précédent : 4,8 milliards de perte l’an dernier pour le groupe tandis qu'il a annoncé en mai dernier la suppression de 3 000 à 4 00 postes. Aujourd'hui l’Elysée est au chevet du nucléaire Français, comment expliquer qu’on en soit arrivé là alors qu’il s’agissait d’un fleuron de la France ?

Bertrand Barré : La crise qui affecte AREVA vient d'une combinaison redoutable de facteurs internes et externes.  Commençons par l'intérieur, en balayant rapidement l'acquisition de UraMin : désastreuse aux prix d'aujourd'hui, cette acquisition minière s'est faite à une période où les cours très élevés de l'uranium pouvaient sembler la justifier.  Il faut aussi raison garder : la perte correspondante est très inférieure, par exemple,  à la plus-value réalisée par AREVA lors de la revente forcée de sa Division T&D (Transmission et Distribution).

Le facteur principal est évidemment le contrat de fourniture d'une centrale nucléaire EPR à la Finlande. Construire un prototype dans un pays dont on ne comprend pas la langue, dont on ne connait pas le réseau de sous-traitants ni les méthodes des autorités de sûreté, alors qu'AREVA n'avait jamais exercé les métiers d'architecte-ensemblier et maître d'œuvre principal d'un grand chantier, s'est révélé dépasser très largement les risques commerciaux envisagés à l'époque pour acquérir une référence internationale. AREVA a sans doute aussi surestimé les capacités de son partenaire Siemens. L'histoire aurait sans doute été différente si la première commande EPR avait été française...

Mais il est un troisième facteur rarement évoqué dans les média.  AREVA a investi largement dans la nécessaire modernisation de son outil industriel : construction de l'usine d'enrichissement Georges Besse 2 en remplacement d'Eurodif, jouvence complète des usines de conversion de Malvézi et Pierrelatte, augmentation des capacités de forgeage.  A ce nécessaire programme d'investissement, l'Etat actionnaire n'a pas contribué, comme il aurait dû le faire ! Je ne commente pas la diversification dans les énergies renouvelables qui a coûté assez cher.

Tous ces facteurs n'auraient pas expliqué l'ampleur de la crise sans les conséquences de l'accident de Fukushima : disparition temporaire des gros clients japonais, fin des espoirs de redémarrage d'un gros programme nucléaire en Italie, sans parler de la mise sur étagère de l'EPR américain, due à l'irruption du gaz de schiste !

Jean-Louis Pérez : La principale responsable de la mauvaise situation d’Areva aujourd’hui c’est Anne Lauvergeon, tout simplement parce qu’elle l’a dirigé pendant 10 ans (2001-2011). Elle a créé cette entreprise au sens où elle a ressemblé plusieurs entités qui formaient auparavant le nucléaire français à savoir la Cogema, Framatome et une partie du CEA Industrie. Cette fusion avait pour objectif de faire ce qu’elle a appelé le « modèle intégré » ; c‘est à dire une entreprise qui propose des offres au client allant de l’extraction d’uranium au traitement des déchets en passant par la fabrication des réacteurs. C’est avec ce concept qu’Anne Lauvergeon a fondé la marque Areva qui a compté jusqu’à 75 000 salariés. Sur le papier au départ, c’était une bonne idée. D’ailleurs, il faut rappeler qu’elle était considérée à sa prise de fonction comme compétente. Passée par l’Ecole des mines, elle avait un vrai profil d’ingénieur.  Mais il y a eu ensuite une série d’erreurs qui ont été commises et qui sont dues à la personnalité de l’ancienne patronne d’Areva.

La première a été de vouloir fabriquer des centrales nucléaires. Or en France il y a un constructeur historique qui est EDF. En l’occurrence Electricité de France a un vrai savoir-faire en termes de construction de centrales que n’avait pas Areva au début. Areva fournissait des réacteurs et de l’uranium qu’il retraitait mais ne construisant pas de centrales. Et sous l’impulsion d’Anne Lauvergeon, Areva a voulu en concevoir. C’est pour cela qu’Areva est allé vendre une centrale nucléaire de type EPR en Finlande à Olkiluoto en 2003. Mais cette opération s’avère être une catastrophe financière parce que le chantier a pris beaucoup de retard. Et les pertes se comptent en milliards pour Areva. Sur ce point l’erreur est simple : Areva a voulu y aller tout seul et construire des centrales sans EDF. Quand on voit par ailleurs qu’en France l’EPR de Flamanville construit par EDF prend aussi beaucoup de retard, on se dit qu’il y a aussi un problème sur le réacteur ultrasécurisé pensé par Areva qui s’avère être une catastrophe financière. Il s’agit là d’erreurs industrielles.

Peut-on parler d’une guerre d’égo entre les patrons d’Areva et d’EDF ? En quoi les relations entre Anne Lauvergeon et Henri Proglio ont-elles eu un impact sur la bonne santé du nucléaire Français ?

Bertrand Barré : Les relations entre EDF et AREVA n'étaient déjà pas bonnes du temps du prédécesseur d'Henri Proglio. Son refus de participer à l'offre aux Emirats Arabes Unis est sans doute la raison principale, pas la seule, de l'échec de celle-ci. Mais il est sûr que la déclaration de guerre du nouveau président d'EDF lors de sa prise de fonction n'a rien arrangé. Cette guerre fratricide a vraiment été déplorable : on peut le voir "en négatif" dans les succès remportés en Chine et - je croise les doigts - au Royaume Uni, quand EDF et AREVA ont su coopérer.

Jean-Louis Pérez : Il y a eu un combat entre des personnalités très affirmées, avides de pouvoir, et les conséquences de cette guerre d’ego se sont manifestées sur le plan international. Le marché français est saturé au niveau des centrales donc la croissance du secteur est lié aux exportations que ce soit en Chine ou dans les pays du Golfe qui sont déjà dans l’après-pétrole. L’erreur d’Areva a été de vouloir concurrencer EDF à l’export. Là encore c’est en partie lié à la personnalité d’Anne Lauvergeon et à celle d’Henri Proglio qui avait aussi un certain ego. Ces deux-là ne se sont pas du tout entendu tout comme l’ex-patronne d’Areva ne s’entendait déjà pas non plus avec Pierre Gadonneix, le prédécesseur de Proglio chez EDF. Le problème c’est que cette concurrence à l’export n’a pas du tout plu aux clients.

A quel moment cette guerre d’ego a-t-elle pu avoir des conséquences sur les intérêts de la filière française du nucléaire ?

Jean-Louis Pérez : On peut citer en 2009 l’affaire d’Abu Dhabi où Anne Lauvergeon et Pierre Gadonneix se sont tirés la bourre. Ils refusaient de travailler ensemble. C’est assez grave à ce niveau de capitaine d’industrie de se retrouver dans une situation où deux entreprises françaises, avec des milliers d’emplois en jeu, ne coopèrent pas simplement parce qu’ils ne veulent pas se voir. Au final à Abu Dhabi, la France a laissé filer un contrat de 20 milliards d’euros que les Coréens ont récupéré. Les Emirats Arabes Unis n’étaient pas contre acheter Français, bien au contraire, mais ils voulaient qu’EDF soit le chef d’équipe et qu’Areva fournisse le matériel. Les Français n’ont jamais réussi à s’entendre entre eux, ce qui a donné un spectacle abominable aux Emiriens et fait perdre le contrat aux Français. En conclusion cette erreur est liée à l’égo d’Anne Lauvergeon qui a gonflé petit à petit. Il faut dire que le niveau de pouvoir quand on dirige le nucléaire français c’est un niveau de chef d’Etat. Et au fur et à mesure elle s’est perdue et elle s’est crue plus forte que tout le monde donc elle s’est dit qu’elle allait devenir avec son entreprise plus forte qu’EDF. Et cette stratégie a fait beaucoup de mal au nucléaire français. Entre Henri Proglio et Anne Lauvergeon c’était la guerre. Dans cette situation, on s’est éloigné de l’intérêt général, de l’intérêt des salariés mais aussi de l’intérêt de la société française.

Il ne faut pas oublier dans les difficultés que connait Areva aujourd’hui l’effet Fukushima ou encore l’affaire de l’achat d’UraMin, cette société qui possédait trois gisements d’uranium en Afrique du Sud en Namibie et en République centrafricaine. Anne Lauvergeon a décidé de dépenser 3 milliards d’euros entre l’achat et les investissements réalisés dans ces mines et finalement il s’avère que celles-ci ne contiennent au final pas beaucoup d’uranium. La perte nette est estimée à 4,9 milliards d’euros. Cette affaire a fait beaucoup de mal à Areva.

En termes de stratégie de développement de la filière nucléaire français, quelles décisions des dirigeants se sont révélées mauvaises ?

Bertrand Barré : Je crois d'abord que la création d'AREVA par Anne Lauvergeon était une excellente chose.  Face à des concurrents géants comme Rosatom, General Electric ou Toshiba, il fallait à l'industrie nucléaire française un facteur de différenciation : la possibilité d'offrir simultanément des services dans les domaines des réacteurs et du cycle de combustible. Mais il est clair que le métier dont AREVA a hérité de Framatome est la conception et la réalisation d'un îlot nucléaire, ce qui ne constitue qu'une partie d'une centrale.  Le reste de la centrale, c'était EDF. Cette formule a permis le succès du programme français mais aussi des exportations en Afrique du Sud, Corée du Sud et Chine.

Au début du siècle, la configuration des deux entreprises avait changé : chacune réalisait plus de la moitié de son chiffre d'affaires hors de France. C'est la mauvaise gestion de cette configuration nouvelle, vécue, sans doute à tort, comme une concurrence, qui me semble la raison principale de nos problèmes actuels. Le programme nucléaire français reste un atout essentiel de notre politique énergétique et AREVA reste un fleuron industriel envié internationalement : espérons que l'Etat, actionnaire principal d'EDF et d'AREVA jouera bien son rôle d'Etat et son rôle d'actionnaire !

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