Suppression des cours d’appel : moins chère et plus efficace, la réforme qui pourrait sauver la justice <!-- --> | Atlantico.fr
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La secrétaire générale du Syndicat FO des magistrats, Béatrice Brugère, vice-procureur à Paris, propose la suppression des 33 cours d’appel du pays.
La secrétaire générale du Syndicat FO des magistrats, Béatrice Brugère, vice-procureur à Paris, propose la suppression des 33 cours d’appel du pays.
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"Justice en questions"

La secrétaire générale du Syndicat FO des magistrats, Béatrice Brugère, vice-procureur à Paris, propose la suppression des 33 cours d’appel du pays. Une façon de rapprocher le juge du justiciable, de remettre en cause la hiérarchie judiciaire et de réaliser des économies pour le ministère de la Justice. Une révolution ? Peut-être. Mais surtout, la volonté d’enrayer la sclérose d’un corps assez conformiste. Cela plaira-t-il au pouvoir politique ? Rien n’est moins sûr.

Gilles Gaetner

Gilles Gaetner

Journaliste à l’Express pendant 25 ans, après être passé par Les Echos et Le Point, Gilles Gaetner est un spécialiste des affaires politico-financières. Il a consacré un ouvrage remarqué au président de la République, Les 100 jours de Macron (Fauves –Editions). Il est également l’auteur d’une quinzaine de livres parmi lesquels L’Argent facile, dictionnaire de la corruption en France (Stock), Le roman d’un séducteur, les secrets de Roland Dumas (Jean-Claude Lattès), La République des imposteurs (L’Archipel), Pilleurs d’Afrique (Editions du Cerf).

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Gilles Gaetner : Vous proposez, idée iconoclaste a priori, de supprimer les 33 cours d'appel. Pour quelles raisons ?  Dans un pays hostile par essence à tout changement, est-ce possible ?

Béatrice Brugère : A travers la suppression des cours d’appel, notre objectif est d'abord de réformer en profondeur l'institution judiciaire, qui est aujourd'hui à bout de souffle et ne produit plus que de l'incompréhension, de la frustration et du mécontentement, aussi bien chez les justiciables que parmi les praticiens.

Il faut savoir d'abord que le schéma de notre organisation judiciaire repose sur un modèle créé par Napoléon. Il a servi un Etat centralisé au sein d'une France paysanne puis industrielle, dans lequel la justice n'était qu'une fonction subsidiaire de l'Etat, étroitement limitée et encadrée. Administration de second rang, les gouvernants politiques voulaient avant tout conserver sur elle un droit d'intervention permanent car ils s'en méfiaient considérablement. La Ve République n'a pas dérogé à cette tradition, puisque la justice est désignée dans la Constitution de 1958 comme une simple "autorité" face aux "pouvoirs" exécutif et législatif et que son indépendance y est explicitement garantie par... le président de la République ! Aujourd'hui, la justice a pris une place nouvelle dans les institutions de l'Etat. On attend beaucoup moins de régulations de la part de l'Etat-providence et beaucoup plus du droit et de la justice : c'est un mouvement universel, qui affecte tous les pays comparables au nôtre et qui a été très largement amplifié par la mondialisation et par les profondes mutations de la société française. Mais c'est une évolution que personne n'a voulue ni programmée et surtout elle s'est faite dans un cadre institutionnel inchangé, ce qui est la cause de sa sclérose. Le juge continue de se comporter comme s'il était le simple bras armé de l'Etat, placé sous haute surveillance de ce dernier. L'offre de justice et de droit est ainsi devenue complètement déconnectée de sa demande, pour parler un langage contemporain.

Alors, cette suppression des cours d’appel, une révolution ou une simple réforme ?

Notre pays, nous le savons bien, préfère les révolutions aux réformes, ne serait-ce que parce qu'il est plus difficile de faire la révolution et qu'on la fait donc moins souvent. Mais la suppression des cours d'appel que nous préconisons ne ferait en réalité qu'adapter le système judiciaire aux besoins d'une société qui a déjà fait sa mue et n'est plus du tout celle du XIXe siècle, ni même du XXe. La vraie réforme - peut-être même la vraie révolution silencieuse - a déjà été accomplie, elle est dans les mœurs et les modes de vie, dans les attentes et les demandes des citoyens qui ne se reconnaissent plus dans cette justice lourde, immobile, hiérarchisée à l'extrême, et qui ne répond plus à la demande de notre époque. Le risque est que, si la justice ne fait pas son aggiornamento, les citoyens aillent chercher ailleurs les moyens de résoudre leurs problèmes.

Nous devons avoir bien conscience néanmoins que le souhaitable ne correspond pas toujours au possible et notamment qu'une réforme de cette envergure, qui bouleverserait deux siècles de tradition judiciaire (et même plus si l'on considère que les cours d'appel sont les héritières des parlements de l'Ancien Régime), ne se fera pas sans peine. On ne touche pas sans trembler à de tels monuments ni aux situations acquises et aux intérêts qui s'y rattachent. Il y aura aussi de nombreuses questions pratiques à régler. Mais les problèmes techniques trouvent toujours des solutions techniques : le vrai problème est de savoir si la France est encore capable de se réformer malgré tout et si elle croit à l'avenir. Mais cela, c'est le problème des dirigeants politiques et des citoyens. Nous pouvons dire, en tant qu'experts, ce qu'il faudrait faire, ce n'est pas à nous de le faire.

Au lieu et place des cours d'appel que proposez-vous ? La suppression du droit d’appel ?

Pas du tout. C’est précisément parce que nous sommes très attachés au droit d'appel que nous demandons, paradoxalement, la suppression des cours d'appel. Comme elles sont en effet engorgées par les recours, le ministère de la justice, qui ne s'intéresse qu'aux problèmes de gestion des flux, envisage de restreindre le droit d'appel en créant des filtres : un magistrat de la cour d'appel examinerait sommairement les appels pour décider ceux qui seraient admis et ceux qui seraient rejetés sans examen. Je vous laisse deviner l'image qu'aura le justiciable de cette justice expéditive.

Nous proposons un système très simple qui d’ailleurs existe déjà pour les cours d'assises. Il consisterait à organiser le droit d'appel entre les tribunaux de grande instance, selon la méthode des "appels tournants" : le tribunal d'Angers, par exemple, examinerait les appels du tribunal de Tours, de Cholet, de Laval ou du Mans. Il faudrait même prévoir que les appels soient répartis alternativement sur plusieurs juridictions voisines, de façon à ce qu'un TGI ne devienne pas, de fait, le tribunal d'appel attitré d'un autre tribunal.

Pour les juridictions spécialisées comme les conseils de prud'hommes ou les tribunaux de commerce, c'est le TGI local qui serait la structure d'appel. Cela maintiendrait le lien entre la justice et son environnement économique et social, tout en garantissant au second degré un regard juridique que ces juridictions spécialisées n'ont pas toujours suffisamment.

En quoi, ce nouveau système pourrait-il s'avérer intéressant pour le justiciable ?

L'usager ne se rend pas toujours compte immédiatement de l'avantage que peut apporter la réforme de structure d'un service public. Il faut voir plus loin que le gain immédiatement visible : une réforme bien pensée permet d'adapter une institution aux besoins de son temps et de tenir compte des changements de son environnement. Si le justiciable a déjà le sentiment d'une justice plus proche et plus en phase avec son époque, même s'il n'analyse pas précisément la manière dont elle y parvient, il commencera à se réconcilier avec elle. On verra ensuite que les juges, libérés du carcan d'une institution qui bride aujourd'hui toute initiative, seront plus à l'écoute du monde qui les entoure et plus proches de la vie de leurs concitoyens.

Sur le plan budgétaire et financier, une telle réforme coûterait-elle cher ?

Demandez plutôt combien elle permettrait d'économiser ! A l'heure actuelle, environ 25% des effectifs de la magistrature sont dans les cours d'appel, avec toute l'infrastructure que cela suppose. L'essentiel de leur activité consiste à organiser la surveillance hiérarchique et le contrôle des tribunaux qui dépendent d'elles. Autant dire qu'il y a un gaspillage d'énergie considérable car plus on superpose les structures, plus elles coûtent cher et moins elles sont productives.

Nous n'avons pas calculé les gains financiers, ce serait le travail de la Cour des comptes. Mais nous sommes déjà convaincus, de toute façon, que l'institution judiciaire ferait de nombreuses économies en évitant les multiples doublons inutiles et souvent inefficaces, voire contre-productifs : les 25% de magistrats qui composent les cours d'appel seraient répartis pour la plupart dans les tribunaux qu'ils viendraient renforcer et quelques uns pourraient aller à la Cour de cassation. Plus de praticiens opérationnels d'un côté (bien qu'à effectifs constants), plus de "gardiens du droit" de l'autre, nous n'y voyons que des avantages, y compris sur le plan financier et en matière de gestion des ressources humaines.

Quid alors des magistrats de cour d'appel ? Des premiers présidents et des procureurs généraux ? Les magistrats n'auraient-ils pas le sentiment d'être déclassés ?

Votre question est tout à fait pertinente. Il ne faut pas négliger cet aspect si l'on veut redonner aux magistrats le goût de la justice, dont la sclérose actuelle les a pas mal éloignés. Mais il faut distinguer la base et la hiérarchie, le bas et le haut clergé. Beaucoup de magistrats sur le terrain souffrent énormément et de plus en plus de vivre dans une institution qui a perdu tout dynamisme et ne se maintient souvent qu'à leur détriment. Ils subissent des conditions de travail déplorables, un manque de considération et une absence de reconnaissance de toute la société, alors qu'ils sont souvent d'un dévouement et d'une abnégation que ne mesurent pas ceux qui les critiquent de l'extérieur. Ce mal-être de la magistrature s'étend très vite et ce n'est pas parce que l'on n'en voit rien au dehors qu'il faut le négliger : les grandes douleurs sont muettes, mais elles risquent d'exploser avec d'autant plus de violence qu'elles ont été trop longtemps ignorées et réprimées. Une nouvelle organisation judiciaire, à notre avis, redonnerait au contraire aux magistrats une raison d'être et une motivation qu'ils sont en train de perdre massivement.

La suppression des cours d'appel poserait peut-être un problème ponctuel de reclassement des chefs de cour, mais n'en exagérons pas l'importance : cela représente quelque 70 personnes, qui pourront toutes rejoindre la Cour de cassation (dans la pratique, elles en sont déjà membres de droit). En revanche, il est vrai qu'il faudra concevoir une nouvelle organisation judiciaire et notamment un autre déroulement de carrière pour l'ensemble des magistrats opérationnels, puisque de nombreux échelons hiérarchiques intermédiaires disparaîtraient.

Votre projet ne remet-il pas en cause la hiérarchie de l'institution judiciaire ?

Si, à coup sûr, et c'est justement, nous ne le cachons pas, l'un des objectifs visés. Si l'on veut une nouvelle justice, il lui faudra un nouveau juge. Evidemment, on ne changera pas les mentalités en un clin d’œil, ni par conséquent le goût pour la carrière et les honneurs (tout relatifs quand même) qui vont avec. Mais l'un des principaux problèmes de la justice est devenu le poids de sa structure hiérarchique, qui découle de son modèle pyramidal. En supprimant les cours d'appel, on va abattre la pyramide et la remplacer par un maillage en prise directe avec le monde réel. Personne, je crois, ne regrettera le vieux monde compassé des robes rouges couvertes d'hermines, sauf ceux qui les portent et ceux qui rêveraient de les endosser. Mais nous ne croyons pas qu'ils représentent la force vive de la magistrature...

Vous écrivez, dans votre lettre "Justice en questions" que les cours d'appel sont le symbole d'une organisation disciplinaire révolue. Pour quelles raisons ?

Parce que c'est vrai ! La justice est une armée de petits soldats bien plus disciplinés et obéissants qu'on ne le croit. L'indépendance judiciaire a toujours été beaucoup plus - et elle l'est encore - un discours qu'une réalité. Si le juge est à peu près indépendant dans l'acte de juger, il est inséré dans une hiérarchie très forte qui le surveille en permanence et dont dépend toute sa carrière. Croyez-vous que le juge qui rentre dans la salle d'audience oublie d'un seul coup son profil de carrière et les regards de sa hiérarchie qui ne le quitte jamais de l’œil ? De ce fait, le problème de son indépendance n'est pas dans le rapport avec le politique. Le juge n'a qu'exceptionnellement affaire au politique et le poids de ce dernier n'apparaît à peu près jamais dans le cours de la justice.

Les choses se passent de façon infiniment plus subtile : ce sont la hiérarchie judiciaire et tous les dispositifs de contrôle disciplinaire et de déroulement des carrières qui assurent une mainmise invisible mais omniprésente sur le travail et la vie du juge. Quant aux cours d'appel, leur rôle essentiel est de veiller au respect du conformisme judiciaire, elles jouent le plus souvent un rôle conservateur au sens propre du terme : si un jugement est trop audacieux ou novateur, la cour d'appel veille à rétablir la vision dominante d'une profession élevée dans le respect de l'ordre établi. Mais attention : le clivage n'est pas entre la droite et la gauche. Il y a un fort conservatisme de gauche tout autant que de droite.

En réalité, la magistrature est un corps très frileux qui est d'une extrême sensibilité aux courants d'opinion car il doute fortement de sa propre légitimité. Les juges sont donc en permanence à la recherche de la pensée dominante à laquelle ils tentent de se conformer spontanément. Et la hiérarchie judiciaire veille à le leur rappeler. Mais ne croyez pas que cela se passe simplement en révisant les jugements de première instance. C'est toute une organisation disciplinaire qui, dans le panoptique judiciaire, scrute en permanence les magistrats dans leurs moindres actes et jusque dans leur vie privée. Les magistrats sont notés comme les collégiens ne le sont même plus. Savez-vous, par exemple, qu'un juge d'instruction est évalué par : son président de TGI, le président de la chambre de l'instruction, les présidents de toutes les cours d'assises qui ont eu à juger ses dossiers et le premier président de sa cour d'appel ? Savez-vous, à l'inverse, que les premiers présidents et les procureurs généraux de cour d'appel n'ont pas eux-mêmes de supérieur hiérarchique, qu'ils disposent d'un pouvoir disciplinaire qui peut briser net la carrière de n'importe qui et qu'ils n'ont de comptes à rendre à personne ? Véritables proconsuls judiciaires, ils peuvent impunément faire ou défaire les carrières de qui ils veulent. Je vous assure que, dans la vie des tribunaux, cela fait réfléchir à deux fois ceux qui voudraient faire les malins...

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