Eurovision : quand la Russie veut gagner à tout prix (quand tous les autres voudraient qu’elle perde) <!-- --> | Atlantico.fr
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La chanteuse autrichienne Conchita Wurst avait remporté l'Eurovision en 2014.
La chanteuse autrichienne Conchita Wurst avait remporté l'Eurovision en 2014.
©REUTERS/Mogens Flindt/Scanpix Denmark

Géopolitique en chanson

La Russe Polina Gagarina fait figure de favorite pour la finale de l'Eurovision, qui se tient ce soir à Vienne. Cela n'a pas empêché les organisateurs d'installer un dispositif anti-huées.

Florent Parmentier

Florent Parmentier

Florent Parmentier est enseignant à Sciences Po et chercheur associé au Centre de géopolitique de HEC. Il a récemment publié La Moldavie à la croisée des mondes (avec Josette Durrieu) ainsi que Les chemins de l’Etat de droit, la voie étroite des pays entre Europe et Russie. Il est le créateur avec Cyrille Bret du blog Eurasia Prospective

Pour le suivre sur Twitter : @FlorentParmenti

 

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Atlantico : L'année passée, les candidates russes de l'Eurovision s'étaient fait siffler en réponse à l'invasion de la Crimée par la Russie. Par mesure de précaution, cette année, les sonorités de la salle seront réduites. En quoi et pour quelles raisons la politique s'immisce-t-elle au sein de cette compétition musicale ?

Florent Parmentier : Vous avez raison de le souligner, les sœurs jumelles Tolmatchevy avaient été victimes des huées du public danois l’an passé, en pleine crise ukrainienne. Outre les changements quant à la sonorité de la salle, il est heureux pour Polina Gagarina, la candidate russe de cette année, que l’actualité médiatique concerne aujourd’hui moins la crise ukrainienne que la crise syrienne et le Moyen-Orient.

Cela dit, l’Eurovision est sans doute plus un révélateur de l’évolution géopolitique du continent qu’un événement politique à proprement parler. Le nombre de pays prenant part au concours en est un exemple. De sept pays à la création du concours en 1956, on a assisté à un élargissement du nombre de participants, amenant mécaniquement à repenser le format de l’émission avec la dissolution du bloc de l’Est. Ainsi, la première participation de la Bosnie-Herzégovine avait également suscité, au début des années 1990, une sympathie particulière.

En outre,  à travers le vote des pays par SMS, nous avons la représentation des solidarités nationales existant au niveau européen. Dès les années 1970, on voit les Etats du Nord de l’Europe voter conjointement, renforçant leurs positions respectives. Dans les années 1990, les post-soviétiques occupent une place essentielle du fait de leur proximité : les votes croisés entre Biélorussie, Ukraine, Russie et d’autres sont très forts. Dans ce concert, la France, pas plus que le Royaume-Uni, n’arrive pas à obtenir de soutiens pour des Etats qui lui sont voisins.

La candidate russe interprétera une chanson appelant à l'amour et à la paix universelle. N'est-ce pas ironique en temps de conflit ukrainien ? Un message politique transparaît-il dans cette décision de titre, de la propagande par exemple ?

De par la nature de l’événement, il est de coutume que les chansons de l’Eurovision concernent plus souvent l’amour que la mort, et la paix que la guerre. Les thèmes festifs sont encore ceux qui restent les plus attractifs : la candidate russe n’échappe pas à cette loi. Vu de Paris, vous avez raison de souligner le décalage entre le thème proposé et la situation politique actuelle en Ukraine ; mais, précisément, les autorités russes insistent sur leur version des faits, selon laquelle la crise actuelle est avant tout d’origine ukrainienne et non russe.

Pour le reste, la propagande serait de proposer du chant patriotique, nationaliste ou conservateur. De ce point de vue, force est de constater que c’est une représentante de la pop russe qui a été choisie, passée par un télé-crochet en 2003, et non un groupe patriotique comme Lioube.

De même un tel choix de chanson n'est-il pas une manière pour la Russie d'envoyer une image positive du pays ? De faire oublier la crise ukrainienne tout en renvoyant l'image d'un pays fort, uni et donc d'acquérir une forme de reconnaissance ?

Effectivement, la Russie, comme tous les autres pays, va tenter de briller à l’Eurovision. A tout dire, on ne voit pas très bien pourquoi la Russie ferait intentionnellement le contraire… Néanmoins, vous soulignez avec justesse, un concours comme celui de l’Eurovision est un enjeu en termes d’image, notamment parce que le vainqueur organise l’édition suivante. Lorsque la Russie avait gagné en 2008, elle a accueilli l’événement en grande pompe l’année suivante, à l’Olimpiisky Indoor Arena.

Toutefois, le fait marquant de cette édition reste peut-être l’absence totale de l’Ukraine, qui n’a pas souhaité se présenter en raison des difficultés internes. Or, on peut penser que c’est le message inverse qu’il fallait envoyer : c’est bien parce que nous avons besoin de vous, Européens, que vous devez voter pour nous. L’Ukraine devait présenter cette image, d’autant qu’elle avait gagné l’Eurovision en 2004 avec Rouslana.

N'est-ce pas étonnant pour la Russie d'envoyer des candidats au sein d'une compétition pro homosexualité (Conchita Wurst, transsexuel a remporté la compétition l'année passée) ?

Le succès de Conchita Wurst l’an passé avait défrayé la chronique en Russie, où les censeurs dénonçaient la décadence liée au libéralisme politique occidentale en matière de minorités sexuelles. L’opinion publique russe n’était pas très différente, sur ce point, d’autres sociétés marquées par le poids des valeurs conservatrices chrétiennes. On trouvera sans doute des popes Orthodoxes qui condamneront cette participation à l’émission pour la raison mentionnée.

De fait, Vladimir Poutine avait promulgué une loi controversé en Russie en 2013 sur la « propagande pour les relations sexuelles non traditionnelles devant mineur ». Il flirte souvent avec l’homophobie, tout en soulignant que l’homosexualité n’est pas interdite en Russie, et qu’avant 2003 (suite à un arrête de la Cour suprême), à la différence de la Russie, certains Etats américains avaient une législation qui pénalisaient les rapports homosexuels.  

Aussi, paradoxalement, il faut se souvenir que sous le premier mandat de Vladimir Poutine, la Russie avait envoyé le groupe t.A.T.u, dont les chanteuses Lena Katina et Julia Volkova étaient supposées entretenir une relation homosexuelle. Elles avaient connu un grand succès populaire l’année précédente avec leur tube « All the Thinks She Said ». Du reste, il faut se souvenir qu’en 1998, la victoire de Dana International au concours, personne née de sexe masculin mais ayant effectué un changement complet de genre, avait provoqué un tollé chez les milieux politiques conservateurs et les groupements religieux orthodoxes en Israël.

La Russie se place dans les favoris. Si elle remporte la compétition, elle accueillera la cérémonie l'année prochaine. Ne va-t-on pas vers une polémique au sein même d'un pays très conservateur qui pourrait accueillir une cérémonie ouvertement pro homosexualité ?

A côté de la corruption ou de l’écologie, la question de l’homosexualité avait déjà fait l’objet de vives polémiques lors des J.O. de Sotchi, qui avaient constitué pour les autorités russes un moment de forte visibilité internationale. Plusieurs pays avaient pris, dans leurs délégations, des représentants de la cause homosexuelle, et des appels au boycott avaient été lancés.

Il est donc fort à parier qu’une polémique autour de l’Eurovision viendra autant du côté des conservateurs russes que de nombre d’Européens qui verraient d’un mauvais œil de venir à Moscou dans le climat actuel. Pourtant, il faut se souvenir que l’Azerbaïdjan avait organisé l’événement en 2012, sans que ce pays ne soit présenté comme un pays modèle en matière de droits pour les LGBT…

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