Georges Fenech : "Nous devrions doubler les délais de prescription pénale pour répondre à l'attente des citoyens de ne pas laisser de crimes impunis"<!-- --> | Atlantico.fr
Atlantico, c'est qui, c'est quoi ?
Newsletter
Décryptages
Pépites
Dossiers
Rendez-vous
Atlantico-Light
Vidéos
Podcasts
France
Georges Fenech et Alain Tourret ont présenté mercredi 20 mai un rapport à l'Assemblée nationale sur la prescription en matière pénale.
Georges Fenech et Alain Tourret ont présenté mercredi 20 mai un rapport à l'Assemblée nationale sur la prescription en matière pénale.
©Flickr/Su morais

Mémoire et responsabilité

Georges Fenech et Alain Tourret ont présenté mercredi 20 mai un rapport à l'Assemblée nationale. Doublement de la durée de prescription, imprescriptibilité pour les crimes contre l'humanité, sanction contre l'inaction judiciaire... Le rapport parlementaire propose de chambouler le régime actuel.

Georges Fenech

Georges Fenech

Georges Fenech, ancien juge d'instruction, a présidé la commission d'enquête parlementaire consacrée aux attentats du 13 novembre 2015 et la Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires (MIVILUDES). Son dernier livre est intitulé "L'ensauvagement de la France : la responsabilité des juges et des politiques" (2023) aux éditions du Rocher.

Il a déjà publié de nombreux ouvrages, parmi lesquels Gare aux gourous (2020), mais aussi "Face aux sectes : Politique, Justice, Etat" (1999) et "Criminels récidivistes : Peut-on les laisser sortir ?" (2007).

Voir la bio »

Atlantico : Vous avez présenté mercredi 20 mai un rapport à l'Assemblée natrionale sur la prescription en matière pénale. Selon vous, il serait souhaitable d'en doubler les durées. Comment en êtes-vous arrivé à cette conclusion ?

Georges Fenech : Le régime de prescription actuel nous est hérité de Napoléon, et en ce sens il est aujourd'hui incohérent, illisible, voire obsolète. La société d'alors était bien entendu différente, tout comme le rapport au temps judiciaire : l'espérance de vie était de 45 ans comparé à 80 aujourd'hui, et les moyens actuels bénéficient de méthodes de conservation des preuves qui permettent de les exploiter plus longtemps. Il y a des moyens comme la recherche d'ADN, de police scientifique… Et puis il y a la question du dépérissement des preuves. Plus le temps passe, plus les témoignages se fragilisent, et plus les preuves dépérissent. Aujourd'hui, avec les modes de preuves scientifiques, ce n'est plus le cas.

De même, ce qui fonde en réalité la prescription, c'est l'oubli. Pourtant aujourd'hui, nous sommes davantage dans une société de la mémoire, où tout se conserve très longtemps, plutôt que dans l'oubli. Et puis il y a une attente palpable chez les citoyens de ne pas laisser de crimes impunis.

Tout cela nous a amené à nous attaquer au régime de la prescription qui est aujourd'hui connu pour être un serpent de mer. Avec Alain Tourret, député de la majorité, nous montrons qu'il est pertinent d'allonger cette durée de prescription, et même de la doubler, et d'en harmoniser le régime. Contraventions, délits, crimes, passent ainsi à 2, 6, et 20 ans.

Deuxième proposition, qui effectivement n'est pas des plus neutres politiquement, est celle de consacrer par la loi la jurisprudence qui permet de faire courir la durée de prescription à partir du moment où les faits sont découverts, et non de leur commission. Cela concerne surtout les infractions occultes et dissimulées, dans le domaine économique et financier, comme les abus de biens sociaux par exemple. Cette proposition consacrerait donc la théorie de la révélation, et donnerait énormément plus de marges de manœuvre aux juges de la lutte anti-corruption, on pense notamment aux infractions complexes et internationales, les paradis fiscaux, les comptes off-shore… Toutes ces infractions qui nécessitent un temps incompressible pour remonter jusqu'aux responsables.

Comment peut-on légitimer la prescription ? S'agit-il d'une forme de "pardon" de la société, ou y a-t-il également une forme d'aveu d'échec de la part de la justice ?  Et comment la France se situe-t-elle par rapport à d'autres pays ?

Quand on observe ce qui se déroule à l'étranger, notamment dans les pays anglo-saxons, on remarque que la prescription relève davantage de l'exception. La règle demeure l'imprescriptibilité. Dans notre droit romain –des textes sur le sujet datant d'avant Jésus Christ ont été retrouvés sur le sujet-, il est vrai que l'idée selon laquelle le temps passant, l'oubli faisait son œuvre était considérée. De même, le droit considérait que l'auteur de l'infraction avait vécu dans l'idée qu'il pouvait être interpellé un jour, ce qui correspondait à une forme de punition.  

Nous sommes convaincus avec M Alain Tourret, le co-auteur du rapport, que c'est la dernière fois que l'on devra légiférer à ce propos. On peut penser que plus tard, il n'y aura plus du tout de prescription. Il faut allonger les délais, et permettre à la justice de passer, et ne pas laisser la possibilité à des grands criminels ou à des escrocs de ne pas répondre à la justice.

Récemment, le Cran a annoncé vouloir assigner en justice Ernest-Antoine Seillière, en motivant son action par le fait que ses ancêtres auraient bati leur fortune sur le commerce d'esclaves. Vous proposez dans votre rapport que les crimes contre l'humanité soient imprescriptibles.  N'y-a-t-il pas des situations incohérentes dans la prolongation de la responsabilité dans le temps ?

Oui, il y a une dimension politique importante sur ce point, vous avez tout à fait raison. Nous l'avons proposé car la France est signataire de la convention de Rome, qui a été à l'origine de la Cour pénale internationale, prévoyant dans ses statuts l'imprescriptibilité des crimes de guerre. Mais la convention laissait malgré tout la possibilité aux Etats de légiférer comme ils le voulaient.

Nous pensons qu'au contraire la France doit se mettre en conformité avec ses engagements internationaux, et appliquer l'imprescriptibilité des crimes de guerre qui sont souvent sous la double qualification.

La seule question qui se pose actuellement est de savoir si elle pourrait rétroagir, ou si elle ne se fera uniquement pour l'avenir.

Dans le cas du Cran, si l'esclavagisme est considéré comme un crime contre l'humanité, et est donc imprescriptible, permettant donc d'enquêter ou d'instruire,  je ne vois pas comment on pourrait assigner des descendants. L'imprescriptibilité ne concerne que les auteurs directs de l'infraction. 

Mais la question de l'opportunité serait aussi évaluée. Jugerait-on l'histoire ? Probablement pas sur autant d'années.

En quoi les durées de prescriptions actuelles posent-elles problème à la justice, et comment s'y adapte-t-elle ?

C'est précisément déjà le cas. Le fait que la prescription pour des crimes de sang ne soit plus toléré aujourd'hui témoigne de cette nécessité d'en revoir les règles. Les juges contournent régulièrement la loi pour pouvoir continuer les poursuites judiciaires. On se souvient par exemple de l'affaire Emile Louis et des "disparues de l'Yonne" : les faits étaient prescrits quand l'auteur a été découvert, mais pour éviter qu'il ne soit impuni, les juges se sont appuyés sur une simple demande administrative de la DDASS sur le sort des jeunes pensionnées. Or il s'agissait d'un acte administratif, et non interruptif. Et pourtant cela a été retenu. Avec la prolongation des délais, on sécurise juridiquement.

Ne doit-elle pas s'accompagner de mesures pour répondre au risque de classement sans suite des affaires, des années durant, ce qui peut finalement en soi correspondre à une injustice ? Comment vos propositions gèrent-elles ce risque ?

C'est pour cela que nous avons introduit une fonction très novatrice, c’est-à-dire que lorsqu'une information est ouverte, si aucun acte n'est accompli dans un délai de trois ans, l'extinction de l'action publique identifiée remettrait en cause la responsabilité professionnelle des acteurs de la justice.

Vous évoquiez le fait d'imprimer dans le droit la jurisprudence de la Cour de cassation qui fait partir ce délai de prescription à compter de la découverte des faits et non pas à compter du jour de leur commission. L'abus de bien social deviendra-t-il alors de facto imprescriptible, si seul le moment de sa découverte compte ?

C'est une question très ancienne. Mais elle est un peu caricaturale. Sur des ABS anciens, la question de l'opportunité sera comme aujourd'hui évaluée. Si le parquet constate que l'infraction est très ancienne, et que les preuves ne sont plus certaines, que le retour à l'ordre public n'existe plus, l'affaire sera classée. C'est d'ailleurs ce que font déjà les Anglais et les Américains. 

Quelles sont les prochaines étapes de ce rapport ?

La publication du rapport vient d'être adoptée à l'unanimité, nous allons donc procéder à la rédaction de la proposition de loi d'ici une quinzaine de jours. Jean-Jacques Urvoas, Président de la commission des lois s'est engagé à saisir le Président de l'Assemblée nationale, pour que lui-même saisisse le Conseil d'Etat. Cette PPL suivra donc le cheminement d'un projet de loi gouvernemental. On pourrait imaginer à l'automne une séance de l'Assemblée nationale pour adopter le texte.

En raison de débordements, nous avons fait le choix de suspendre les commentaires des articles d'Atlantico.fr.

Mais n'hésitez pas à partager cet article avec vos proches par mail, messagerie, SMS ou sur les réseaux sociaux afin de continuer le débat !