La France du sentiment d’apartheid : quelle sera la facture de ceux qui entretiennent l’idée qu’il existe un racisme institutionnel ?<!-- --> | Atlantico.fr
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Siyakha Traore, le frère de Bouna, à la sortie du procès.
Siyakha Traore, le frère de Bouna, à la sortie du procès.
©Reuters

Fracture ouverte

Alors que la relaxe des deux policiers poursuivis pour non-assistance à personne en danger après la mort à Clichy-sous-Bois en 2005 de deux jeunes de banlieue Zyed et Bouna fait polémique, chacun y va de sa réaction, sans demi-mesure. Avec en toile de fond le vieux débat sur le racisme institutionnel, selon lequel l'Etat serait coupable de discriminations. Un fantasme dangereux.

Tarik Yildiz

Tarik Yildiz

Tarik Yildiz est est sociologue et président de l'Institut de Recherche sur les Populations et pays Arabo-Musulmans (IRPAM). Il est également essayiste et notamment l'auteur de Qui sont-ils ? Enquête sur les jeunes musulmans de France (Editions du Toucan/L'Artilleur) et de Le racisme anti-blanc (Editions du Puits de Roulle). 

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Guylain Chevrier

Guylain Chevrier

Guylain Chevrier est docteur en histoire, enseignant, formateur et consultant. Ancien membre du groupe de réflexion sur la laïcité auprès du Haut conseil à l’intégration. Dernier ouvrage : Laïcité, émancipation et travail social, L’Harmattan, sous la direction de Guylain Chevrier, juillet 2017, 270 pages.  

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Vincent Tournier

Vincent Tournier

Vincent Tournier est maître de conférence de science politique à l’Institut d’études politiques de Grenoble.

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  • La relaxe des deux policiers poursuivis pour non-assistance à personne en danger après la mort à Clichy-sous-Bois (Seine-Saint-Denis) en 2005 de deux jeunes, Zyed et Bouna, fait polémique
  • Du Parti socialiste, qui "marque sa solidarité envers toutes celles et tous ceux qui se sont identifiés à cette cause", à SOS Racisme, qui affirme que "la justice, c'est aussi la justice dans le traitement des populations, quelles que soient leur couleur de peau, leurs origines, leur origine sociale", la gauche pointe un certain racisme institutionnel, selon lequel l'Etat serait coupable de discriminations à l'origine ethnique
  • Bien que parfois observables, les discriminations raciales de la part des instances publiques, et notamment des forces de l'ordre, restent très marginales
  • Un fantasme dangereux, car source de divisions, mais qui a aussi  fini par convaincre les populations issues de l'immigration, victimisées et persuadées que le gouvernement est contre leur réussite
  • Une situation renforcée par les discours alarmistes des associations, qui légitiment une colère et une violence infondées

Atlantico : A la relaxe des deux policiers poursuivis pour non-assistance à personne en danger après la mort en 2005 de deux jeunes à Clichy-sous-Bois (Seine-Saint-Denis), SOS Racisme, par l'intermédiaire de son président Dominique Sopo, a réagi : "la justice, c'est aussi la justice dans le traitement des populations, quelles que soient leur couleur de peau, leurs origines, leur origine sociale". Comment peut se manifester ce racisme institutionnel en France ? Quels cas de discrimination institutionnelle sont observables ? Quelles sphères de l'action publique sont concernées ?

Guylain Chevrier : Deux jeunes garçons ont trouvé la mort électrocutés dans l’enceinte d'un poste électrique dans lequel ils s'étaient réfugiés pour échapper à un contrôle de police. Fait qui a été jugé comme un accident au regard duquel la responsabilité des forces de police n’a pu être établie. La réaction à l’emporte pièce du président de SOS Racisme n’est pas rassurante ici, concernant la façon dont certaines populations peuvent recevoir cette décision de justice qui a été rendue sur le fond. Il exprime une sorte de parti pris. Le simple fait qu’il s’agisse de deux jeunes d’origine étrangère extra-européenne peut-il ainsi légitimer une mise en accusation de la police et de la justice comme raciste ? Une telle accusation n’est pas sans incidence et sans risque, comme message envoyé aux populations d’origine étrangère qui vivent sur notre sol, poussant à identifier la France à un racisme inscrit jusque dans ses institutions, alors que toute généralisation ici ne tient pas face aux faits.

Un bon millier de plaintes pour discrimination aboutissent chaque année devant les tribunaux, 6500 interpellations du Défenseur des droits dans ce domaine (2012) avec pour premier critère le handicap et non la couleur ou l’origine qui arrive en second rang, et encore moins la religion, 2% des réclamations ! Même en considérant que celles-ci ne soient pas le reflet de la réalité des discriminations, parce que tous ceux qui en sont les victimes ne les font pas connaitre, en y appliquant un facteur 10 pour les porter à 65.000, ce chiffre reste néanmoins encore extraordinairement bas au regard d’une population française de 66 millions d’habitants! Ce qui répond en tous cas pour une bonne part à l’accusation d’une France raciste derrière l’image de sa justice et de sa police.

Il y a certes des discriminations, et c’est pour cela que la loi prévoit la possibilité d’agir en alliant l‘action du Défenseur des droits et la possibilité du testing dans ce domaine, depuis la loi de lutte contre les discriminations et pour l’égalité des chances du 31 mars 2006. La méthode du testing consiste à envoyer, en réponse à une offre d’emploi par exemple, 2 CV accompagnés d’une lettre de candidature qui ne diffèrent que par une caractéristique : la variable à tester. Se  trouvait aussi dans la loi de 2006 le CV anonyme, qui a été présenté comme devant être abrogé ce mardi 19 mai, par le ministre du Travail, l’efficacité en étant contesté!

Il existe deux types de discriminations, directes et indirectes. La première opère selon une volonté de l’auteur d’une distinction entre des candidats, salariés, clients ou usagers, sur le fondement d’une différence se traduisant par un désavantage : âge, handicap, conviction, origine, religion, orientation sexuelle… Une discrimination indirecte relève elle, d’un critère de sélection qui va introduire un désavantage uniquement pour certaines personnes, comme un test de français pour un poste qui ne le justifie pas.

Pour ce qu’il en est de la discrimination à l’embauche, aucune personne ne peut être écartée d'une procédure de recrutement au titre de faire l'objet d'une mesure discriminatoire, directe ou indirecte… Une enquête réalisée par l'Observatoire des discriminations montre une aggravation des discriminations à l'embauche en France en lien avec un contexte de l‘emploi qui ne cesse de se tendre. L’âge est la forme de discrimination la plus importante. Un candidat de 48-50 ans reçoit en effet 3 fois moins de réponses positives qu’un candidat de référence âgé de 28-30 ans. Les chances d’un candidat plus âgé sont en réalité encore plus faibles. Cette discrimination augmente avec le niveau de qualification. Elle est la moins combattue. Une femme de 32 ans mariée et ayant 3 enfants a 37 % de chances en moins d’être convoquée à un entretien d’embauche. Un candidat au visage éloigné des canons de la beauté a 29 % de chances en moins. Un candidat en situation de handicap a 2 fois moins de chances qu’un autre. Un candidat au nom de famille étranger (sans photo) reçoit 3 fois moins de réponses qu’un candidat au nom et prénom à consonance française. On voit que les personnes d’origine étrangères ne sont pas les premières ni les seules à connaitre des discriminations dans un contexte défavorable à l’emploi chronique.

La discrimination au logement a aussi ses exemples. La société Logirep, un des grands bailleurs sociaux de la région parisienne, a été mis en cause pour avoir refusé un logement à une personne en raison de sa couleur au motif qu’il y avait déjà assez de personnes comme lui dans la tour où le logement à attribuer se situait. La victime a enregistré la conversation au cours de laquelle l’argument discriminant a été invoqué. La société Logirep a aussi été condamnée pour fichage ethnique, car un fichier contenait des annotations sur la nationalité de certains locataires. Le demandeur avait appris que la commission d'attribution des logements avait motivé son refus en cochant la case "mixité sociale". On voit là tout le débat sous-jacent à ce type de pratique, cette question de la mixité sociale étant loin d’être un argument à négliger, alors que précisément, elle est un enjeu important pour éviter la logique de ghettoïsation qui s’affirme progressivement dans une situation où on voit être remplacées dans bien des cités, des familles de la population majoritaire par des familles d’origine étrangère en difficulté sociale. Evidemment, la mixité sociale ne peut être défendue sur le fondement de discriminations.

Au concours de la police en 2007, un candidat portant un nom à consonance maghrébine qui a été recalé avait réclamé un recours jugeant qu’il l’avait été en raison de questions portant sur sa religion. Après avoir fait appel à la Haute autorité de lutte contre les discriminations et le Conseil d’Etat qui lui donnera raison, il a pu se représenter. Ce qui reste un cas d’espèce. On trouve aujourd’hui dans les personnels de la police une diversité qui reflète la réalité de notre société. 

Treize personnes ont assigné l’Etat en justice, car elles estiment avoir été victimes de contrôle "au faciès", en vue de le faire condamner pour faute lourde. Le Défenseur des droits soutient leur dossier. Ils estiment avoir été ciblés par la police uniquement pour leur couleur de peau. Déboutés en première instance, ils ont depuis obtenu le soutien du Défenseur des droits. Un représentant  de ce dernier présent à l’audience en appel, en février dernier, a proposé qu'en matière de discrimination il puisse y avoir ce qu'on appelle "un aménagement de la charge de la preuve". Ce ne serait ainsi plus au plaignant de prouver qu'il a été discriminé mais à l'institution de montrer qu'elle a été impartiale, ce qui signifierait que la police devrait se mettre à justifier chaque contrôle d’identité. Dans le cas d’un contrôle plus important de personnes représentant telle ou telle partie de la population, il y aurait suspicion de discrimination. On s’imagine comment cela rendrait l’action de la police impossible en lui imposant de respecter en quelque sorte un équilibre dans le nombre de personnes contrôlées selon les types d’individus, ce qui d’ailleurs revient à une démarche discriminatoire convergeant dans la logique des quotas qui n’a là aucun sens et romprait avec un principe d’égalité qui est celui du traitement égal de chacun devant la loi, c’est-à-dire d’être contrôlé de la même façon, et rien d’autre.

Jacques Toubon s'est exprimé sur la problématique dans ces termes : "La procédure actuelle des contrôles d’identité ne me paraît pas correspondre à ce qu’exigent les droits fondamentaux.". Affirmer cela ne peut se faire sans des propositions solides qui ne nuisent pas au travail essentiel de la police dans un contexte de risque d’attentat que l’on connait. On peut même rajouter qu’il faut aussi savoir que les auteurs de délits sont de plus en plus jeunes selon les études consacrées à ce sujet et ce, relativement à un phénomène qui ne date pas d’hier. Par exemple, en 1980 il y avait 104 200 mineurs qui étaient impliqués dans des délits et crimes, ils étaient 171 800 en 1998. La tendance à contrôler plus les jeunes que les autres, ne peut-elle pas être conçue en relation avec cette réalité ?

On voit que toute généralisation en matière de discrimination selon l’origine est loin d’aller de soi, pas plus en général qu’en particulier concernant la police qui doit faire son travail dans un contexte de plus en plus difficile où elle est de moins en moins respectée par certains aussi en raison des accusations que d’aucuns se font un jeu de faire peser sur elle. Elle ne doit pas plus être intouchable et dans l’impunité lorsqu’elle ne respecte pas la loi qu’elle est censée représentée.

Tarik Yildiz : Il y a des cas concrets avérés de dépôts de plaintes sur des contrôles de police jugés abusifs par les personnes concernées. Il y a aussi des cas de brutalité policière et d'injures racistes. Même si c'est assez difficile à prouver, les bailleurs sociaux ont plutôt le souci inverse avec des quartiers qui présentent des concentrations de populations d'origine immigrée, ce qui était encore très peu courant il y a 20 ans. La population y est de plus en plus homogène. Cela prouve aussi qu'il n'y a pas de politique concrète qui vise à discriminer selon l'origine, mais le résultat est le même : la ségrégation sociale.

Finalement, n'y a-t-il pas une part de fantasme dans l'accréditation de cette idée ? Qui sont ceux qui aujourd'hui jouissent de l'idée d'un racisme institutionnel sur le plan politique ?

Vincent Tournier : Dans son communiqué, SOS Racisme soutient que la justice n’a pas été rendue, et laisse entendre qu’elle n’est pas la même selon la couleur de la peau. Cette position n’est pas surprenante. SOS Racisme a choisi, avec d’autres associations et une bonne partie de la gauche, de politiser à l’extrême le procès de ces deux policiers, et même de le "racialiser", donc d’en faire une sorte de symbole. L’affaire de Zyed et Bouna est presque devenue une nouvelle affaire Dreyfus. L’avocat Jean-Pierre Mignard, qui défend les parties civiles, y a d’ailleurs fait allusion en disant : "vous savez l’affaire Dreyfus ça dure longtemps".

Le problème est que les dreyfusards ne sont pas ceux que l’on croit. Le tribunal correctionnel vient d’infliger un désaveu cinglant aux pseudo-Zola contemporains. Dans sa décision, le tribunal affirme que rien, absolument rien, ne peut être reproché aux deux policiers. Au contraire, ces deux agents ont agi comme il devait le faire, compte-tenu de leur niveau d’information à ce moment-là (par exemple, l’agent qui assurait les transmissions était une jeune stagiaire qui n’avait aucune idée de la topographie des lieux et ignorait même que le "site EDF" impliquait la présence d’une centrale électrique). Bref, les policiers ne pouvaient pas se douter des risques que prenaient les deux adolescents ; ils ne savaient même pas qu’ils étaient là puisqu’ils ont cru de toute bonne foi qu’ils avaient été arrêtés par leurs collègues. En réalité, si l’on doit s’interroger sur les dysfonctionnements de l’appareil judiciaire, il faudrait plutôt se demander pourquoi il a fallu aussi longtemps pour en arriver là.

Tarik Yildiz : C'est une idée qui reflète une idéologie dominante au sein des milieux antiracistes, des milieux associatifs qui prônent une certaine forme de diversité depuis une trentaine d'année. Ils ont  ce fantasme d'une politique délibérée de l'Etat de discrimination des individus qui ont des origines autres que françaises. Aujourd'hui, il y a aussi la question du religieux, mais le leitmotiv est le même. C'est porté depuis très longtemps par cette mouvance très ancrée dans la gauche qui veut, même si elle ne se l'avoue pas, expliquer les faits sociaux par les faits ethniques. Cela s'est substitué au langage de la gauche plus traditionnelle qui expliquait autrefois les discriminations par le fait social, et notamment les écarts de revenu. La notion d'appartenance culturelle s'est substituée à celle de classe sociale. Cela ne profite pas à grand monde car cela fait du tort à l'ensemble de la population en termes de cohésion sociale.

Selon un sondage Ifop de juin 2012, 28 % des Français estiment que le terme "raciste" correspond plutôt bien à l'image qu'ils ont de la police. En janvier dernier, 54 % des Français estimaient que le chef du gouvernement a eu raison d'utiliser le terme «apartheid» pour qualifier le mal qui ronge certaines banlieues. Qui sont ceux qui y croient le plus ?

Guylain Chevrier : La problématique des migrations est de plus en plus prégnante avec la crise économique que nous connaissons, et on sait combien certaines forces politiques utilisent cette situation pour pousser à une lecture des difficultés qui en rendrait responsable de façon illégitime l’étranger. A l’inverse, il existe une lecture des difficultés liées à l’immigration, relativement aux possibilités d’accueil, à l’intégration, qui entend n’y voir qu’une vision raciale et discriminante, l’Etat en étant le grand accusé et sa police avec lui. Toute politique mettant en lien par exemple, délinquance et immigration, se trouvant frappée d’accusation de racisme.

On retrouve derrière ce chiffre de 28% des Français pour lesquelles le terme « raciste » « correspondrait bien » à la police, une sensibilité d’extrême gauche voire de gauche sur cette question, et d’une partie de la population immigrée ou d’origine immigrée qui tombe dans cette victimisation. Selon la grille de lecture qui y correspond, les violences urbaines seraient l’unique produit d’un discours et de comportements policiers, comme le voit le sociologue Laurent Muchielli. Il est ainsi considéré que les policiers auraient imposé une vision de la violence selon un profil de jeunes bien déterminé, d’origine maghrébine, désocialisés avec des parents démissionnaires…, ainsi que l’image de quartiers où ils vivraient qui seraient dits « chauds » voire de « cités interdites ». Un thème dominant d’une certaine frange politique qui a fait de la figure de l’immigré le nouveau symbole de la lutte pour la justice sociale après l’abandon de l’ouvrier, qui tourne parfois à un commerce de bonne conscience qui fait écran à l’analyse des problèmes. Lorsque le journaliste John Paul Lepers explique dans un reportage diffusé sur France 2 (24/11/2014) qu’il n’y aurait aucun lien entre « immigration et délinquance », prétendant ainsi mettre ces Français qui pensent le contraire en face de leurs préjugés, on assiste à une simple opération de propagande et de culpabilisation. On doit y opposer un certain nombre de faits qui, loin de justifier la définition d’un profil type unique de délinquant, à relents racistes, renvoient à une réalité à laquelle la justice et la police se trouvent confrontées. Selon le ministère de l’intérieur en 2014, 18,7% des écroués sont étrangers, donc surreprésentés, puisque selon l’INSEE ils ne représentent que 6% de la population française. Une enquête relayée par la revue Sciences humaines1 montre que dans « 51 % des cas, le père d’un détenu est né hors de France et plus généralement en Afrique ». Des informations facilement accessibles quasiment jamais relayées par la presse, où alors analysées comme le reflet d’une ségrégation orchestrée, à front renversé. Mieux encore, David Lepoutre dans Cœur de banlieue (1997) avance une explication culturelle de la violence de certains jeunes pour la justifier, derrière l’idée que celle-ci fait partie d’un rituel d’intégration au regard d’une « culture de la rue » qu’il faudrait reconnaitre, obéissant à des codes qui n’excluraient  pas la gentillesse, la relation à l’autre… Une façon de retirer à l’Etat de droit ce monopole de la violence légitime via la justice et la police, qui seul pourtant garantit l’égalité de tous devant la loi, tant réclamée par ces sociologues qui tendent à justifier la délinquance sur un fond d’excuses propres à des discriminations.   

Nier la réalité ne change rien à l’affaire. Les étrangers ou jeunes issus de l’immigration ne sont évidemment pas prédestinés à la délinquance, encore moins selon telle ou telle origine ! Mais comment dénier que l’apport de population étrangère sur une longue période, dans un contexte de chômage de masse, dans le cadre d’une mondialisation qui pousse à émigrer du Sud vers le Nord, s’est révélé poser certains problèmes ? La crise économique avec ses dimensions sociale et morale, a freiné le processus de l’intégration sociale de tous et plus particulièrement de ceux qui, arrivant comme étrangers, souvent peu qualifiés dans un contexte de promotion sociale qui s’essouffle, avec des particularismes à adapter, ont des difficultés supplémentaires pour s’intégrer. On sait qu’une partie non-négligeable des étrangers vivant sur notre sol est en situation  irrégulière, à commencer par les dizaines de milliers de demandeurs d’asile dont le nombre ne cesse d’augmenter qui se voient déboutés et restent en France. Qu’on le veuille ou non, il revient à la police la tache ardue d’intervenir dans ce contexte très tendu pour faire respecter à tous les mêmes lois. Il est un fait que ceux qui accusent l’Etat et la police d’un racisme institutionnel sont les mêmes qui en appellent à la fin des frontières et à une immigration sans contrôle, de façon tout à fait irresponsable qu’aucun pays ne peut se permettre, encore moins sous le signe de la crise de société que nous connaissons et la mondialisation.

Quant à l’utilisation du terme « d’apartheid », si le Premier ministre a cru bien faire par là pour frapper les esprits, faire entendre que nous vivons dans une France en voie de division voire de séparation, d’éclatement de sa cohésion sociale,  cela a eu des effets pour le moins néfastes, en renforçant un sentiment de mise à part pour certaines populations, de victimisation, tout à fait hors propos, donnant à une autre France le sentiment d’une certaine ingratitude au regard de ce que notre pays donne à tous. Il a ainsi aiguisé par cette déclaration cette division qu’il entendait vouloir combattre en la dénonçant. Les étrangers bénéficient comme les autres membres de notre société de droits économiques et sociaux égaux, sur tous les plans, de l’école à l’entreprise. Relativement à l’aide sociale, ils bénéficient, proportionnellement à ce qu’ils représentent vis-à-vis de l’ensemble de la population, bien plus que cette dernière (Allocation de rentrée scolaire, Allocations logement, bons CAF pour le financement de colonies, RSA, CMU, bourses d’études…). C’est un fait qui tient de la situation sociale de populations immigrées arrivant sur notre sol propre à la motivation même de leur venue. Si on prend le cas des mineurs isolés étrangers, ils ont doublé en une dizaine d’années pour passer de 5000 à 10000 aujourd’hui, avec une progression incessante, selon un trafic bien huilé, venant très largement d’Afrique, qui sont pris en charge par le service public de l’Aide sociale à l’enfance dans les départements. Leur  prise en charge quotidienne correspond à un prix de journée dans les établissements qui les accueillent de 180 à 300 euros par jour, payés par la collectivité. De quel « apartheid » parle-t-on donc ici ? La situation des familles étrangères n’est pas toujours reluisante bien malgré elles, mais nier que cela puisse entrainer des désordres divers dans notre société, c’est vouloir faire prendre des vessies pour des lanternes.

Tarik Yildiz : Ce discours a fini par convaincre les populations issues de l'immigration. Ce n'est pas quelque chose qui est remonté des populations vers la sphère politique mais l'inverse, par le biais d'associations, notamment. Dans le cadre de mes recherches, j'ai organisé des entretiens avec des parents d'élèves et des élèves d'origine étrangère. Je me suis vite rendu compte que les parents et même les élèves eux-mêmes avaient intériorisé les discours véhiculés par les associations, c'est-à-dire qu'ils sont persuadés qu'ils ne réussissent pas leur scolarité car l'Etat ne le souhaite pas. Ces populations se sont approprié ce discours et ont fini par y croire.

Quelles en sont les dérives, en quoi le fait d'y croire fausse-t-il l'action publique ?

Vincent Tournier : Il faut d’abord expliquer ce que l’on entend par racisme institutionnel. Cette notion signifie que les institutions, sans le vouloir, produisent des discriminations parce que les individus ont des pratiques racistes, même s’ils ne s’en rendent pas compte. On part du principe que, certes, les règles et les lois ne sont pas officiellement racistes mais que, dans la mise en œuvre, il y a bien du racisme et de la discrimination. Par exemple, si les minorités visibles se retrouvent dans les filières scolaires moins valorisées, c’est parce que les enseignants ont des préjugés plus ou moins inavoués qui les conduisent à favoriser ou à désavantager certains enfants. C’est un peu ce que dit le démographe Patrick Simon lorsqu’il dénonce ce qu’il appelle, dans une formule particulièrement brutale, « les orientations au faciès » (Le Monde, 21 janvier 2015). On retrouve un raisonnement comparable dans le discours de certains féministes. Le fameux projet des ABCD de l’égalité, lancé en 2013 par Najat Vallaud-Belkacem et Benoît Hamon avant d’être partiellement abandonné, reposait lui aussi sur l’idée que les enseignants ont malgré eux des préjugés sexistes.

Ce type de raisonnement est redoutable parce qu’il fait peser une suspicion sur tout le monde. En somme, on dit aux gens : « vous prétendez ne pas être raciste ou sexiste, mais vous l’êtes en réalité ». Le point positif, c’est que cette vision admet que les préjugés racistes ou sexistes ne sont finalement pas très développés puisque, pour les dénicher, il faut aller les chercher dans le tréfonds reculés des cerveaux. Le point négatif, c’est que cet argument est très difficile à réfuter. Il peut même parfaitement résister aux preuves contraires. On a pu le constater lors du débat sur les ABCD de l’égalité : les ministres expliquaient que les enseignants étaient gangrénés par les stéréotypes sexistes, alors même que les filles ont de meilleurs résultats que les garçons, ou encore que les filières de relégation sont majoritairement composées de garçons.

Mais ces arguments ont finalement peu de poids. Du coup, les solutions proposées sont rarement judicieuses. Elles peuvent même s’avérer contre-productives. Prenons l’exemple du CV anonyme, dont le gouvernement vient d’ailleurs d’annoncer l’abandon. Ce projet partait du principe que les employeurs sont racistes, même s’ils ne s’en rendent pas compte. Donc, la solution était toute trouvée avec le CV anonyme. Problème : c’est exactement le contraire. En réalité, comme l’a montré une étude, le CV anonyme aggrave les discriminations car, lorsque les employeurs savent à qui ils ont affaire, ils sont incités à donner un coup de pouce. Le même constat a été fait pour l’orientation scolaire puisqu’il a été montré que les enseignants ont tendance à faciliter le passage des jeunes issus de l’immigration par rapport à des enfants autochtones de même condition sociale.

Ce constat est difficile à entendre car cela oblige à admettre que les Français ne sont pas si méchants, racistes ou sexistes. C’est la même cécité que l’on retrouve dans l’affaire Zyed et Bouna : quand on est persuadé que les policiers sont coupables, il est difficile d’envisager une autre manière de voir les choses.

Guylain Chevrier : Les zones urbaines sensibles représentent 7% de la population française, avec leur redéfinition en quartiers prioritaires récemment, ce sont 900 communes qui sont concernées sur les 36 000 et quelques de la France, ce qui amène une nécessaire relativisation. Pour autant, on peut souligner que selon le Haut conseil à l’intégration dans une publication de 2012, c’est un immigré sur 5 qui vit dans une ZUS. On y rappelait que selon une étude réalisée en Grande-Bretagne, à partir de 20% de personnes de la même origine dans un quartier, l’intégration  se fait plus difficilement. La concentration de population de même origine ou de même religion dans certains quartiers peut nourrir un sentiment de mise à part, c’est un fait, et parfois d’abandon lorsque l’homogénéité sociale et ethnique s’ajoutent. On voit donc que la politique qui consisterait à nier les problèmes ne peut conduire qu’à un échec, et la nécessité de la mixité sociale par exemple ici, impose des mesures qui ne sont pas dans l’ordre de la lutte contre les discriminations mais de la reconstruction sociale de certains espaces urbains, tout particulièrement. Il faut revoir par exemple le principe du surloyer qui a explosé, et continue de faire fuir trop de familles de classes moyennes des quartiers, ainsi qu’adapter l’habitat social à de nouvelles aspirations.

La proposition d’action de groupe devant les tribunaux pour discriminations, contenu dans un rapport remis au ministre du travail, serait une belle catastrophe. Elle permettrait à un individu de se pourvoir au nom d’un groupe contre une entreprise, pour voir, en cas de condamnation de celle-ci, appliquée la décision à l’ensemble de ses salariés. D’une part, c’est encourager des groupes de pression, par exemple communautaires qui sont en embuscade et pourrait trouver là un levier à leurs revendications communautaires à caractère religieux, mais aussi ainsi, créer les conditions d’une jurisprudence permettant la généralisation d’accommodements dits « raisonnables », qui risqueraient de remettre en cause la règle commune au nom de telle religion ou culture. Ce serait donner légitimité à l’idée de discriminations massives qui n’existent pas et encourager encore ce discours qui sous-tend la légitimité de telles actions en justice. Une grave voie d’eau dans nos institutions et l’organisation d’une prise de pouvoir communautaire derrière cette logique de groupe, jouant sur les divisions entre les immigrés et les autres, pour en récupérer les fruits.

Comment peut-on expliquer qu'une partie aussi importante de la population soit convaincue qu’il existe bel et bien un racisme institutionnel ?

Vincent Tournier : N'oublions pas que la gauche s’est longtemps trouvée dans une attitude de défiance, voire de mépris, à l’égard de l’Etat et de ses « serviteurs ». L’armée, la police, la justice ont été vues comme le bras armé d’une bourgeoisie sournoise et oppressante, masquant ses intérêts de classe derrière les grands principes comme la Déclaration des droits de l’homme.

Cette tradition n’est certes plus aussi vivace qu’autrefois, mais elle n’a pas complètement disparu. Il en reste une suspicion envers les institutions, toujours suspectée d’être injuste avec les dominés. Toutefois, cette méfiance s’est transformée. Autrefois, on dénonçait la « justice de classe » ; aujourd’hui il s’agirait plutôt d’une justice de race, d’une « justice blanche », comme le dit sans hésiter le sociologue Didier Lapeyronnie dans une tribune du Monde, où il dénonce aussi un « verdict politique » (Le Monde, 19 mai). La police est accusée de harceler les minorités et de faire du contrôle au faciès ; les tribunaux sont suspectés d’être plus durs avec les minorités visibles. Pourtant, les études sociologiques invitent à être plus nuancées. Par exemple, il a été montré que si la justice est plus sévère avec les jeunes maghrébins, c’est simplement parce que leurs comportements sont plus graves, et aussi parce qu’ils sont plus souvent récidivistes.

Mais cet enseignement sociologique n’a guère d’écho. Les explications par le racisme gagnent du terrain car elles sont soutenues par des intellectuels ou des mouvements qui ont pignon sur rue. L’an dernier, on a ainsi vu le think tank République & Diversité mettre en cause la lutte contre la drogue en disant qu’il s’agit d’une guerre raciale déguisée puisque, de facto, elle s’en prend aux minorités ethniques. Cette grille de lecture a l’avantage d’être simple : elle évite de poser les questions qui dérangent, mais elle crée aussi des tensions redoutables car des gens peuvent être tentés d’y adhérer par commodité, surtout au moment où les identités ethno-religieuses prennent de l’importance.

Le fait d'alimenter ce sentiment n'est-il pas en soi dangereux ? En quoi peut-il participer à une fracturation de la société française, de la part de ceux qui se sentent discriminés, et de ceux qui sont en sont les présumés bénéficiaires voire promoteurs ?

Vincent Tournier : Accréditer l’idée que les institutions sont injustes encourage évidemment le ressentiment et, dans les cas extrêmes, le passage à la violence. Le problème est que, dans la France d’aujourd’hui, les clivages sociaux et ethniques ont tendance à se recouper. Les idéologues de tous poils peuvent donc facilement faire croire que la situation vécue est le résultat d’un complot raciste ourdi par la majorité blanche.

Ceux qui vont dans ce sens ont tendance à mettre de l’huile sur le feu. On peut par exemple s’étonner de l’attitude de Jean-Pierre Mignard, l’avocat de Zyed et Bouna. Après l’annonce de la relaxe, celui-ci s’est répandu sur les médias avec un discours très violent contre la justice. On peut comprendre qu’il soit déçu par ce verdict et qu’il ait envie de s’exprimer dans les médias, mais son travail consiste d’abord à défendre ses clients dans les prétoires, il n’est pas censé se transformer en militant. Une certaine déontologie professionnelle devrait l’inciter à davantage de retenue.

Le communiqué de SOS Racisme pose également problème, notamment lorsqu’il fait une comparaison avec ce qui se passe aux Etats-Unis, alors que la situation dans ce pays n’a rien de comparable avec ce qui se passe en France. De même, les partis de gauche en font trop dans l’idée que la justice n’a pas été respectée. La secrétaire des Verts, Emmanuelle Cosse, écrit que les deux jeunes sont « niés par la justice » et elle parle d’un « jugement incompréhensible ». C’est à se demander si elle a suivi le dossier, ou même si elle a simplement lu la décision du tribunal, qui est précise et circonstanciée. La même remarque pourrait être adressée au Parti socialiste, qui a fait part de sa solidarité « avec tous ceux qui demandaient simplement justice ». Certes, la compétition politique implique parfois de dénigrer les faits les plus élémentaires. Mais quand on est un parti de gouvernement et que l’on connaît les tensions qui sont en train de se constituer en France aujourd’hui, affirmer contre toute évidence que la justice a été bafouée est préoccupant.

Guylain Chevrier : Alimenter le sentiment qu’être immigré ou être issu d’une population d’origine étrangère, c’est être sûr d’être discriminé dans une France raciste jusqu’à l’Etat et sa justice, sa police, cela ne règle rien et nuit à toute réflexion sérieuse et distanciée des problèmes pour avancer ensemble. C’est aussi élever de façon irresponsable les uns contre les autres, par rapport à des problèmes qui ne connaissent pas les frontières des différences d’origines, de couleurs ou d’ethnies. C’est opposer des forces qui participent des mêmes classes sociales qui ont des intérêts communs qui dépassent les différences d’origines, de couleurs ou de religions, et doivent pouvoir se rassembler dans notre République généreuse dont les valeurs inscrites dans sa devise, Liberté-égalité-fraternité, n’ont rien à céder.

Rabattre des problèmes sociaux systématiquement sur le versant des discriminations, c’est créer du ressentiment du côté de ceux qui croient dans cette lecture qui reflèterait la domination de certains groupes sociaux sur eux, ainsi qu’induire en reflet dans la population majoritaire le sentiment que les immigrés sont dans l’ingratitude de ce que la France leur apporte, pour justifier leur rejet. Ce ne serait que continuer de creuser un fossé entre des membres de notre société qui en réalité ont des intérêts en communs qui dépassent leurs diverses appartenances et se synthétisent dans l’intérêt général.

La lecture d’affrontement entre police et immigration qui domine aujourd’hui le débat public du côté de certaines voix, exprime finalement tout l’enjeu politique de la période. Il s’agit de savoir si l’on va s’enfermer dans une logique de discrimination positive en présentant le problème immigré comme dominant notre société, faisant ainsi écran à la réalité des causes de la situation faite à tous, ou si l’on va enfin s’attaquer à l’origine des difficultés par une politique ambitieuse tournant le dos aux diversions, prenant à bras le corps les grands problèmes économiques et sociaux actuels. Il en va sans doute de jeter ou non en pâture aux faux semblants et aux bienpensants, justice et police.

Tarik Yildiz : Le "racisme institutionnel" est un fantasme qui participe d’une idéologie antiraciste et qui aggrave les inégalités. Sous couvert de vouloir les réduire, on ramène chacun à son origine, on assigne les gens à une identité supposée. Diffuser ce fantasme peut créer du tort car les populations concernées peuvent se sentir victimes et ce sentiment est renforcé par des interventions comme celle de SOS Racisme après le verdict du procès de Clichy-sous-Bois, qui peuvent légitimer en quelque sorte les comportements violents des populations victimisées. Les réactions violentes, comme les émeutes de 2005, sont le résultat d'un sentiment d'oppression et de déclassement. Des sentiments véhiculés par les associations et que s'approprient ces populations. C'est très dangereux car la république est censée transcender ces clivages qui sont somme toute assez primaires.  

« Droit de réponse de la LOGIREP »

Dans un article intitulé « La France du sentiment d’apartheid : quelle sera la facture de ceux qui entretiennent l’idée qu’il existe un racisme institutionnel en France ? », Monsieur Guylain CHEVRIER a laissé entendre que la LOGIREP aurait été condamnée pour discrimination raciale.

La LOGIREP tient à préciser qu’elle n’a fait l’objet d’aucune condamnation pour discrimination raciale. Bien au contraire, par jugement rendu par la 15ème Chambre correctionnelle du Tribunal de grande instance de Nanterre le 2 mai 2014, elle a été relaxée de ce délit. 

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