Jérôme Kerviel, le retour : le fantasme de la conspiration démenti par les faits<!-- --> | Atlantico.fr
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L'affaire Kerviel rebondit.
L'affaire Kerviel rebondit.
©Reuters

C'est reparti pour un tour

Sept années après la révélation de l’affaire Kerviel, le dossier rebondit une nouvelle fois suite aux déclarations de la commandante de Police en charge de l’affaire. Si pour Mediapart, ce témoignage "change tout". Pas si sûr.

Olivia Dufour

Olivia Dufour

Olivia Dufour a commencé sa carrière en tant que juriste dans un cabinet d'avocats parisien avant de devenir journaliste en 1995. Spécialisée en droit, justice et finance, elle est actuellement responsable du développement éditorial du site Actu-Juridique (Groupe Lextenso). Elle est l'auteur de « Justice, une faillite française ? », publié en 2018 récompensé par le prix Olivier Debouzy, en 2020 de « Justice et médias, la tentation du populisme » et, en 2021, de « La justice en voie de déshumanisation », tous les trois publiés chez Lextenso Editions.

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Atlantico. Les révélations faites par Mediapart, indiquant en creux que la hiérarchie de Jérôme Kerviel était informée de ses agissements, sont-elles en mesure de changer la donne dans le dossier Kerviel ?

Olivia Dufour. Mediapart ne révèle pas que la hiérarchie était au courant. Mediapart rend compte, dans le cadre d’une instruction en cours, du témoignage de la commandante de Police en charge de l’enquête à l’époque, et qui a le sentiment, plusieurs années plus tard, qu’on l’aurait empêché de faire son travail. C'est assez inédit, mais tout dans ce dossier a tendance à se passer de façon hors normes.

Quand on lit très attentivement l'article et que l’on met de côté tout le commentaire journalistique indiquant que le dossier "est en train d’exploser", ou que la policière est persuadée de l’innocence de Jérôme Kerviel, on s'aperçoit qu'il y a très peu de réelles révélations. On nous explique sur un ton indigné que la banque aurait imposé sa version à la police. Bien sûr, elle  porte plainte et donne forcément sa version. Elle ne va pas donner autre chose que sa version des faits. 

Ensuite, la policière indique que sa brigade n'avait pas les moyens de faire cette enquête. Ce point est intéressant, car il pose la question plus générale des moyens de la Police et de la Justice. Et en particulier, dans un dossier financier extrêmement complexe, avec des armées d’avocats, ou il y a effectivement une distorsion de moyens qui est criante. Mais, à supposer que la banque ait choisi les documents ou les témoins, cela ne veut pas dire pour autant qu’elle a menti.

Ces nouvelles accusations reposent notamment sur certains engagements de confidentialité, demandés par Frédéric Oudéa, actuel dirigeant, mais directeur financier à l'époque des faits. Ces demandes étaient-elles réellement anormales ? Ou étaient-elles véritablement abusives? 

Ici, c’est un journaliste qui raconte le témoignage d’une policière qui elle-même raconte ce qu’elle a entendu lors d’une suspension d’audience, confiée par quelqu’un dont nous n’avons pas l’identité. Nous avons trois inconnues. L’explication la plus logique de ce qui est décrit revient à la chronologie:

L’affaire éclate le 18 janvier 2008. Ce jour-là, on dit à Jérôme Kerviel de tout arrêter. Il est interrogé le lendemain, le samedi 19 janvier. Et le dimanche, la banque comprend finalement de son enquête et de l'interrogatoire de Kerviel qu'elle est exposée à hauteur de 50 milliards d’euros sur un marché en pleine crise, autrement dit qu'elle risque de disparaitre. En tant que société cotée, Société Générale doit informer dès que possible le marché quand un événement susceptible d'avoir un impact sur le cours survient. C'est le cas ici. Mais il existe une exception, la société peut retenir quelques jours l'information si sa communication immédiate la met en danger. A condition, d'en garantir la confidentialité absolue pour éviter des délits d'initié. Le dimanche, quand Daniel Bouton apprend l'exposition de 50 milliards, il demande alors à l’AMF un délai pour dénouer les positions en évitant que le marché, apprenant sa situation de faiblesse, n'en profite pour attaquer la banque. L’AMF lui accorde 3 jours sur les 8 ou 10 qu'il aurait demandés.  La fameuse prise d'otage évoquée par Médiapart n'est donc vraisemblablement que l'application de la réglementation boursière qui incombait à l'époque au directeur financier, Oudéa, en tant que responsable de la communication financière de la banque. Et une confusion est faite dans l’article avec autre chose qui a déjà été abordé en Appel, et qui concerne les transactions conclues par les cadres dirigeants, supérieurs hiérarchiques de Kerviel, qui ont été  licenciés. Ici, une clause de confidentialité a été signée, notamment sur le montant de la transaction, mais tout cela est tout à fait classique. A chaque fois on donne à penser que la banque a imposé à ses cadres de cacher la vérité à la justice alors qu'il s'agit de confidentialités classiques du droit financier et du droit du travail qui n'ont rien à voir avec l'enquête judiciaire.

En quoi la charge émotionnelle qui recouvre le dossier Kerviel (pot de terre contre pot de fer -"mon ennemi c'est la finance") est-elle strictement en opposition avec son degré de complexité ? Au-delà du manichéisme, les deux parties ont-elles profité de cette situation ?

Ce qui est certain, c’est que les deux parties jouent sur la technicité. La Société Générale en avait joué maladroitement  sur le dossier « Sentier». Mais l’argumentation de Kerviel est que personne ne comprend que la banque était complice parce que personne ne comprend rien au trading. En réalité, cette affaire est simplissime. Parce que la défense de Kerviel ne tient pas en logique pure. Sa théorie est « ils me laissaient faire tant que je gagnais et, au moment où j’ai perdu; ils m’ont coupé la tête ».

Mais, entre mars 2007 et juillet 2007, Kerviel investit 30 milliards et gagne 500 millions d’euros. A ce moment-là, il ne dit rien, il cache.  Puis, de juillet à novembre, il réinvestit 30 milliards, et cette fois ; il gagne 800 millions d’euros. Il ne dit toujours rien, et cache encore les gains. Et les supérieurs de Kerviel qui sont censés être au courant ne disent rien à leur hiérarchie ? Ils s’assoient sur un bonus potentiel ? Et ce, alors même qu’une perte de 2.2 milliards est enregistrée sur les subprimes ? Lorsque la banque déboucle la position de 50 milliards, la perte est de 6.3 milliards, dont on va soustraire les gains de 1.4 milliards, pour en arriver à la condamnation de 4.9 milliards. Lors du procès en appel, la Présidente interrogeait Jérôme Kerviel à ce sujet, "si tout le monde savait, alors pourquoi dissimuler ?". Il n’a jamais répondu à cette question.

On voudrait tous défendre Kerviel, mais quand on a assisté aux deux  procès, on n’y arrive plus. Cependant, n’oublions pas que la conclusion de ce dossier, c’est « tous coupables ». Parce qu’on a un trader qui a commis des infractions pénales, qui a agi en dehors de toutes les autorisations, et pris des positions délirantes. Mais on a aussi une banque dont la négligence est coupable au regard des règles bancaires parce qu’elle avait des systèmes de contrôle interne complètement insuffisants, qu’elle  avait placé à la tête du desk de Kerviel un cadre qui ne connaissait rien au trading et qu’au final, elle a laissé se produire quelque chose qui aurait pu être catastrophique pour la place de Paris.

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