Ernest-Antoine Seillière assigné en justice pour la traite négrière de ses ancêtres : pourquoi il est urgent d’arrêter le Cran <!-- --> | Atlantico.fr
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Furie mémorielle : pourquoi il est urgent d’arrêter le Cran.
Furie mémorielle : pourquoi il est urgent d’arrêter le Cran.
©Reuters

Furie mémorielle

Le Conseil représentatif des associations noires de France (CRAN) a annoncé avoir assigné en justice Ernest-Antoine Seillière, ancien président du patronat français et du groupe Wendel, pour "crime contre l'Humanité et recel de crime contre l'Humanité".

Eric Deroo

Eric Deroo

Eric Deroo est historien, chercheur associé au CNRS. Spécialiste des des représentations sociales, coloniales et militaires, il réalise également des films documentaires.

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Guylain Chevrier

Guylain Chevrier

Guylain Chevrier est docteur en histoire, enseignant, formateur et consultant. Ancien membre du groupe de réflexion sur la laïcité auprès du Haut conseil à l’intégration. Dernier ouvrage : Laïcité, émancipation et travail social, L’Harmattan, sous la direction de Guylain Chevrier, juillet 2017, 270 pages.  

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Atlantico : Quelles sont les différentes questions que ce type de requête soulève ?

Eric Deroo : Il est tout d'abord bien important de préciser les termes que l'on utilise, car il existe de manière récurrente une confusion entre "réparation", "repentance", "dette", entretenue par la classe politique et les médias et qui participe à la création d'une "vulgate" sans arrêt mise à contribution pour apaiser, répondre aux revendications de diverses catégories de populations… Pourtant, si le terme de "réparation" existe dans l'histoire –entre vainqueurs et vaincus, à l'image de l'article 231 du traité de Versailles en 1919-, et trouve une certaine légitimité dans la réparation des biens perdus, détruits ou spoliés, il l'est moins dans le cas de la judiciarisation de l'histoire. Depuis une vingtaine d'années, un mouvement en provenance des Etats-Unis porte un combat pour régler une "dette" qui serait consentie non pas d'un Etat à un autre, mais d'un Etat à un groupe de population.

Ce que tente de faire le CRAN, c'est le prolongement de ce combat en France.

Guylain Chevrier : Le CRAN n’en est pas à son coup d’essai ici. On se rappelle que lors d’une précédente commémoration de l’abolition de l‘esclavage et de la traite, cette association a demandé réparation au nom des intérêts des noirs vivant dans notre pays à la Banque de France, exprimant que "C'est le travail des esclaves qui a permis de constituer la Banque de France et c'est la Banque de France qui a permis de constituer la France". Il oubliait au passage que la traite et l’esclavage n'ont jamais représenté dans l'économie de la France un mode d’exploitation dominant. La France métropolitaine n'a jamais développé l'esclavage sur son sol en en faisant le fondement de son économie comme en un temps les Etats-Unis. Ce sont les centaines de milliers d'usines, avec une industrie qui a fait partie des plus importantes au monde, et les millions de leurs travailleurs, qui ont fait l'économie de la France pendant des générations, et façonnés ce grand pays développé qui est le nôtre. On ne saurait ainsi donner à une partie de notre population d’aujourd’hui selon telle ou telle couleur ou origine, le rôle principal, comme si en quelque sorte la France devrait lui être rendue, parce qu’elle lui appartiendrait, Elle est le fruit de toute une histoire où s’entremêlent la création des richesses par le travail, les guerres, l’exploitation sous toutes ses formes, dont l’esclavage ou encore le colonialisme n’ont été que des épisodes. Ce qui donne aussi une population riche de ses différences en quelque sorte, pour une société qui appartient à tous ses citoyens qui en ont la responsabilité en commun.

Cette exagération, qui est la profession de foi du CRAN, révèle assez bien le but poursuivi qui est toujours de même, se servir du passé pour diviser dans le présent, véritable fond de  commerce de tout communautarisme. Une démarche dangereuse pour notre vivre ensemble et à terme si on laissait faire, pour notre paix civile. En réalité, c’est un problème dépassé qui périme les velléités de cette association, car la véritable réparation a déjà eu lieu, lorsque le peuple s’est réuni en République et qu’il a aboli l’esclavage et la traite en donnant les mêmes droits et libertés à tous, indépendamment de la couleur, l’origine ou la religion, pour faire entrer dans l’histoire tous les hommes en battant en brèche les archaïsmes du passé. C’est cette victoire de tous qu’il faut préserver devant l’Histoire, contre les faiseurs de discorde qui ne cherchent qu’à jeter les uns contre les autres pour l’exploiter.

Il y a dans tous cela une instrumentalisation grossière qu’il faut déjouer. Si on suivait cette démarche, faudrait-il demain en venir à réclamer aux familles des patrons des entreprises de la Révolution industrielle du début du XIXe siècle, dont faisait partie le groupe Wendel, d’indemniser au titre de réparations les ouvriers pour l’exploitation forcené qu’ils ont alors subis, qui n’avaient à ce moment aucun droit ? Les enfants de cinq ans descendaient à ce moment dans les mines que l’on appelait voyez-vous "les esclaves blancs" ! Et n’était-ce pas alors un crime avec combien de morts sur l’ouvrage alors que la première loi prenant en compte les accidents du travail ne date que de 1898. Ce serait évidemment absurde, parce que l’histoire est passée par là, et que l’évolution des rapports entre les classes sociales à fait qu’une République sociale inscrite dans notre Constitution a vu le jour qui a été la plus belle des réparations.

C’est toute la différence avec ce que cherche le CRAN, qui lui veut diviser. La République elle, au contraire, rassemble, à travers ses valeurs de liberté, d’égalité, de fraternité, ce que cette association ne supporte pas. Il y a quelque chose d’hargneux dans la démarche du CRAN qui doit nous alerter et nous faire réagir. Car, cela rejoint tous les ressentiments qui sont un peu trop dans la tendance de notre époque en ces temps de brouillage des repères communs, trop bien exploités par certains, qui servent toujours à exclure, à séparer, généralement en entretenant la haine de l’autre, de l’étranger ici, de la France voire du blanc ailleurs, à coup de révision de l’Histoire.

Pourquoi aussi ne pas aller chercher les descendants des seigneurs qui pratiquaient le servage que des millions de Français ont subi au moyen-âge, ou encore ceux des Vandales qui ont mis à sac l’Europe au tournant de l’antiquité et du moyen-âge ? Non ! Ce serait donner la possibilité de juger l’Histoire à rebours, en niant l’idée même de processus historique à vouloir la juger sur les critères d’un temps actuel qui est précisément sorti de celle-ci comme l’hypoténuse de ses faits. Ce serait faire dangereusement à contrecourant de la morale avec l’Histoire. Ce serait en reflet d’une soif de réparation affilier au ressentiment et à l’idée de vengeance, laisser parler l’irrationnel en lieu et place de la raison, pour fabriquer le désordre dans les temps, qui viendrait vite à affecter le notre par ce chaos programmé de ce qui nous uni aujourd’hui et que l’on veut ainsi briser.

Peut-on réellement construire l'avenir en se penchant sur toutes les "réparations" possibles ?

Eric Deroo : Si l'on va au bout de cette judiciarisation, cela signifie donc qu'il faut trouver des coupables, qu'il s'agisse de sociétés entières, d'individus... Cela impliquerait donc de se lancer dans une enquête hallucinante qui induirait d'une certaine manière un fichage pour connaître les origines de chacun. Qui est esclavagiste, planteur, esclave ? Faudrait-il également identifier les "vrais" Français d'avant 1848, voire faire appel à la génétique ?... Tout cela est aberrant. Il est impossible de construite un avenir commun sur de telles bases.

Guylain Chevrier : L’avenir ne peut s’écrire en se déchirant à propos d’un passé révolu que l’on a su subsumer, comme disent les philosophes, c’est-à-dire en renverser les contradictions pour les dépasser, en  élevant un monde nouveau pendant que l’ancien s’enfonçait sous nos pieds, vaincu. Certains veulent nous faire revenir à la logique des groupes ethniques et religieux, que nous avons su dépasser pour construire une nation et une république pour tous, quoi qu’on en dise, en dépassant les différences et les intérêts particuliers. Voilà bien le sens de l’Histoire et du progrès dans l’ordre de la condition de l’homme.

Les crimes contre l’humanité n’ont de sens qu’au regard du risque de reproduction de certains faits que l’on peut ainsi qualifier, comme l’esclavage, le servage, la Shoah, les génocides, la barbarie dont la conscience est prévenue. C’est à cela que sert la notion de crime contre l’humanité, non à juger en permanence le passé pour en tirer ainsi l’avantage d’une puissance discrétionnaire dans le présent, à l’aune de procès intentés par une partie de la société contre l’autre. Avoir vaincu ce crime contre l’humanité qu’a été l’esclavage et la traite, ne concerne nullement uniquement les noirs qui ont eu à le subir ou leurs descendants,mais concerne tous les hommes qui s’en sont ensemble émancipés, comme d’une indignité qui pesait sur toute l’humanité et l’acquis en même temps du gage qu’aucun, blancs ou noirs ou autres, n’aient à nouveau le risque de s’y trouver soumis. C’est à cela que doivent servir les livres d’histoire, à savoir pour ne pas oublier, à nourrir la conscience commune pour mieux s’unir, et non flatter les différences en cédant aux pressions communautaires.

Le Cran propose que cela soit fait par la construction de lieux de mémoire. Quelle est la réelle portée de ce type de construction ?

Eric Deroo : Le Cran demande des  "réparations multiformes". Or, c'est le principe même d'une réparation pécuniaire qui est à remettre en cause. Le problème restera le même : qui paye, et au nom de quoi ? C'est une bombe à retardement qui amène vers une compétition des mémoires. Et au nom de quoi les Harkis en France ne pourraient-ils pas demander alors réparation aux descendants des Algériens du FLN vivant en France ? Chacun, en fonction de ses différences et de son passé, aurait des raisons d'en vouloir aux autres. Il faut refuser le discours du CRAN car il est destructeur.

Guylain Chevrier :  Le CRAN veut inscrire dans l’espace commun cette revendication à la réparation pour mieux cliver encore, en fixant les choses artificiellement dans le paysage de notre société par des lieux de mémoire, alors que République n’a non seulement rien à se reprocher mais peut être fier de ce qu’elle est, elle qui a à chaque fois qu’elle a eu droit de cité, dans le prolongement de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen, a immédiatement aboli l’esclavage en 1794 (Première République) puis en 1848 définitivement (seconde République). Elle n’a aucune dette à régler de ce côté de l’Histoire. On ferait bien d’ailleurs, au lieu d’entretenir l’ambiguïté à cet endroit, d‘élever des monuments à notre République, à ses valeurs et particulièrement à la laïcité, ce ciment de notre vivre ensemble qui nous fait être des égaux avant toute chose et qui ainsi, à travers l’égalité de traitement devant la loi de tous, quelles que soient nos différences, souligne le bien commun acquis qui nous surplombe et nous prolonge comme Humanité.

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