Norbert Dentressangle vendu aux Américains : les difficultés profondes de l'économie française<!-- --> | Atlantico.fr
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L'entreprise de transport Norbert Dentressangle a été rachetée par l'américain XPO pour la somme de 3,24 milliards d'euros.
L'entreprise de transport Norbert Dentressangle a été rachetée par l'américain XPO pour la somme de 3,24 milliards d'euros.
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Le mal français

Cette société de transport française félicitée pour la qualité de sa gestion et ses choix stratégiques, dont on ne soupçonnait pas qu'elle puisse passer sous pavillon étranger, vient d'être rachetée par son concurrent américain XPO pour 3,24 milliards d'euros. A cause de la baisse de l'euro, ce genre d'opération pourrait se renouveler avec d'autres entreprises.

Jean-Yves Archer

Jean-Yves Archer

Jean-Yves ARCHER est économiste, membre de la SEP (Société d’Économie Politique), profession libérale depuis 34 ans et ancien de l’ENA

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Atlantico : L'entreprise de transport Norbert Dentressangle a été rachetée par l'américain XPO pour la somme de 3,24 milliards d'euros. Pourquoi ne pouvait-elle être rachetée par une entreprise française ou européenne ?

Jean-Yves Archer : Le groupe Norbert Dentressangle a décidé d'accepter la proposition du groupe nord-américain XPO et de lui céder l'intégralité des 67% composant le bloc de détention familiale. Le reste des titres sont sur le marché et feront l'objet d'une future OPA.

Ceci valorise à plus de 3,24 milliards d'euros ce groupe connu pour ses camions rouges et correspond d'abord à une transmission impossible : en effet, aucun des deux enfants du fondateur ne souhaitait reprendre le flambeau de cette incontestable réussite.

La question devient alors celle d'un éventuel rachat par un opérateur français ou européen. En tant qu'ancien membre de la Direction générale des Transports Edouard Dubois (désormais intégrés à ABX Logistics), il me semble qu'il aurait été pertinent que ce groupe qui détient aussi Thyssen Haniel Logistics regarde ses convergences possibles avec Norbert Dentressangle. D'autant que ce groupe a des clients et des destinations européennes assez remarquables.

" En 1978, Norbert Dentressangle ouvre une agence en Angleterre pour faciliter le rechargement des camions qu’il y envoie depuis des années avec le projet de développer l’axe Vallée du Rhône - Grande Bretagne. Son succès fait de lui le leader européen du Transmanche. Un second projet de croissance externe, mené à partir de 1988, renforce sa position en France qu’il complète par la suite en reprenant d’autres entreprises britanniques."  ( DAEI-SES - Dix ans de prise de participation dans le TRM, mai 2004).

En revanche, au plan français, on imagine mal le géant GEODIS regarder ce type de dossier du fait des risques de chevauchement de trafics et de chalandise voire des difficultés relevant du droit de la concurrence.

Ce qu'il convient de souligner, c'est la forte valorisation du deal conclu : l'opérateur américain achète plus de 2 milliards un groupe qui réalise 4,5 milliards de chiffre d'affaires. Cette surcote acceptée par les parties n'est pas sans rappeler la vente exceptionnelle réalisée par Guy Chambily (ancien président du club de football de Caen) qui avait cédé pour plus de 100 millions de francs (15 millions d'euros en valeur 1990) les Transports Transvendéens à Federal Express.

Un an après, en 1991, le breton Prost était racheté par UPS.

Il y a donc eu deux précédents notoires d'alliances franco-américaines. Celle de 2015 étant évidemment facilitée par la baisse récente de l'euro qui a mécaniquement rendu la proie moins coûteuse de 18%.

Qu'est-ce que cette opération nous apprend sur l'état de l'économie française, ainsi qu'européenne ?

Le transport routier est un secteur très atomisé (nombreuses petites entreprises) et fortement concurrentiel : voir le dynamisme de la société Willy Betz.

Dans un document de fin 2003 réalisé par Messieurs Salini et Artous sur l'avenir des transporteurs routiers français, on peut déceler explicitement les faiblesses de ce secteur, notamment en fonds propres. Cette étude demeure éclairante pour qui veut comprendre le récent sinistre de MORY ou les évolutions de la SERNAM (Groupe SNCF).

Le transport a raté son rendez-vous avec l'attractivité capitaliste (messagerie ou transports par lots) contrairement au secteur de l'entreposage où des groupes comme Bolloré et autres ont investi et réussi.

Le transport est aussi confronté, depuis des années, à un rapport de forces défavorable vis-à-vis des donneurs d'ordre, des chargeurs qui, par exemple, acceptent rarement de voir répercuter des hausses de prestations suite à des augmentations de gas-oil.

Le regret que l'on peut avoir, c'est d'observer le changement de pavillon d'une belle affaire, sérieusement conduite, car en France, peu de groupes ont 2 milliards de cash à poser sur la feutrine d'un meuble de notaire ou sur le bureau high-tech d'une banque d'affaires : ici, Morgan Stanley.

XPO s'est engagé à ne pas supprimer de postes pendant 18 mois. Et après ?

Le groupe Dentressangle a un effectif total de plus de 40 000 personnes en Europe et aux Etats-Unis où il a récemment acquis (Juillet 2014) la société Jacobson pour un montant de près de 600 millions d'euros.

Dans la profession, on sait que "les" Dentressangle sont très souvent de "sacrés rouleurs" et des conducteurs de qualité, particulièrement ceux qui tractent des citernes, ce qui suppose une compétence accrue.

L'acquéreur nord-américain serait dans une logique hasardeuse s'il venait à porter atteinte à ce potentiel humain reconnu. Mais, chiffres à l'appui, calculette en poche et feuilles de reporting en main, ne sera-t-il pas tenté de développer des entités, par exemple en Pologne, pour ensuite recourir à la pratique des travailleurs détachés ?

Rien ne permet aujourd'hui de l'infirmer mais il faut être lucide (les personnels diraient vigilants), quand on paye plus de deux milliards, on est forcément sensible au R.O.I (return on investment).

Par ailleurs, s'agissant d'une vente intervenue à défaut de transmission familiale interne, il faut garder en mémoire les données de l'INSEE.

Sur un plan global, les chiffres sont impressionnants. En effet, sur 390 000 entreprises concernées, près de 18 500 font l'objet annuellement d'une transmission (soit près de 4,5 %). Pour l'observatoire de la BPCE, il s'agit d'un total de 13 900 entreprises concernées, soit 6,7 % des PME et ETI pour un montant total de 1,3 million de salariés concernés.

Suivant la typologie INSEE, les 18 500 transmissions sont à distinguer selon trois possibilités : 7 410 sont cédées (ventes à un tiers extérieur à la firme) soit 43 %, 5 440 sont transmises en interne, soit 32 % avec une subdivision importante sur le plan de l'analyse : 4 240 des transmissions internes concernent des ventes au personnel (donc 78 % des transmissions en interne) et 1 200 "seulement", soit 22 % des ventes en interne, sont des transmissions internes à la famille primo-détentrice. Enfin, 4 250, soit 25 % du total des entreprises, disparaissent.

Ce tableau est fort différent de l'opinion répandue et peut être résumé en deux faits : un quart des transmissions rime avec disparition de l'entité. Moins de 8 % des quelque 19 000 transmissions aboutissent à un maintien dans la famille dirigeante du départ.

Par ailleurs, plusieurs études convergent pour énoncer le chiffre important de près de 350 000 emplois détruits lors des transmissions d'entreprise dans notre pays. Ce défi public et sociétal nous semble négligé par les Pouvoirs publics et s'il devait y avoir, sous deux ans, de la "casse" ou du dumping social chez Norbert Dentressangle, l'analyste ne pourrait se dispenser d'interroger notre système juridique et fiscal.

Dernier point, il nous reste à espérer que la famille bénéficiaire de cette vente ait le goût d'entreprendre en France plutôt que celui – parfaitement envisageable – d'aller thésauriser ailleurs.

Là encore, il y a matière pour le débat public et parlementaire.

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