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Le brainstorming ne fonctionne pas.
Le brainstorming ne fonctionne pas.
©Reuters

Vue de l'esprit

Le brainstorming, méthode inventée en 1939 par le publicitaire Alex Osborn, consistant à générer de nouvelles idées sur la base d'un travail en groupe dans lequel chacun est encouragé à faire toutes les suggestions qui lui passent par la tête sans avoir à subir les éventuelles critiques de ses comparses, ne serait pas aussi efficace qu'on le prétend. Un grand nombre d'études le montrent depuis longtemps, sans que cela n'affecte la popularité du procédé.

Mehdi Moussaïd

Mehdi Moussaïd

Mehdi Moussaïd est chercheur en sociologie quantitative à l'institut Max Planck de Berlin. 

Il a réalisé une thèse sur la dynamique des mouvements de foule, et poursuit ses recherches sur le comportement collectif des systèmes sociaux. Vous pouvez consultez son site. 

 
 
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Atlantico : Une expérience menée dans le Minnesota avec les employés d'une agence publicitaire a mis en compétition des équipes de quatre avec des personnes isolées, sur un même problème. Ces dernières ont apporté deux fois plus de solutions que les groupes, et celles-ci ont été jugées plus "réalisables" et "effectives". D'autres études sont allées dans le même sens par la suite. Comment l'expliquer ?

Mehdi Moussaïd : L'expérience consistait à confronter deux types de groupes : d'un côté des groupes qui fonctionnaient selon les principes du brainstorming, de l'autre des personnes isolées dont les résultats ont ensuite été agrégés (une formule en deux étapes, donc, contrairement à la première). Les résultats de ces deux sortes de groupes ont ensuite été confrontés. La discussion et l'absence de discussion sont au cœur de cette expérience. Le résultat constaté est typique de ce que nous appelons les expériences de "tâche d'estimation", où l'on demande par exemple à des gens d'estimer le nombre de billes contenues dans un récipient. Ce procédé est révélateur en ce qu'il est détaché de toute considération culturelle. On demande à des groupes plus ou moins nombreux, de 4 à 12 personnes, de délibérer pour sortir un chiffre. Parallèlement, un même nombre de personnes doivent réaliser la même tâche, à la différence que celles-ci ne procèdent à aucune délibération. Elles ne sont d'ailleurs même pas au courant que d'autres doivent faire la même chose. On procède ensuite à une comparaison entre le résultat donné après concertation et celui obtenu à partir de la moyenne des estimations faites isolément. Quasi systématiquement, les 12 personnes isolées donnent une moyenne plus précise que l'estimation faite de manière concertée.

Le problème du processus de délibération tient dans les influences sociales que les uns auront sur les autres. En délibération, le groupe a tendance à suivre le même chemin. Le premier chiffre qui sera suggéré par l'un des membres du groupe influera de toute manière sur la suite des discussions. Petit-à-petit le même chemin de pensée va s'imposer à tous. Dans un groupe de 12 personnes isolées, l'indépendance de chacun est une force : tous auront une réflexion différente, avec des estimations qui pourront être totalement fausses dans un sens comme dans l'autre, mais qui seront extrêmement précises une fois la moyenne effectuée.

En outre, quasi systématiquement, se met en place une structure sociale dans la délibération. Si au début d'une discussion entre des personnes qui ne se connaissent pas tout le monde a la même "valeur" a priori, au bout de quelques minutes certains deviennent leader, tandis que d'autres seront plus éteints, ou suiveurs. Enormément de facteurs entrent en jeu, entre personnalité, temps de parole, fréquence… si bien que nous nous trouvons encore face à un certain nombre d'inconnues en la matière. Toujours est-il qu'une hiérarchie se met systématiquement en place, ce qui amène les décisions du groupe à reposer sur une seule personne, parce que les positions se seront ajustées en fonction des siennes. Beaucoup de processus sociaux se mettent donc en place, qui se révèlent néfastes.

Ces facteurs néfastes seront amoindris si la constitution du groupe est pensée en amont : si les personnes sont choisies en fonction de qualités complémentaires, l'effet de leader nuira moins à la qualité du travail. Une délibération "sauvage" aura toujours des résultats beaucoup moins bons.

Une autre étude menée sur 168 personnes réparties en groupes de 5, 7 ou 9 a montré que plus un groupe de réflexion est nombreux, moins il est productif. Dans quelle mesure le groupe peut-il inhiber la force de proposition des individus, voire les pousser à une certaine paresse ?

Comme je le disais, une hiérarchie sociale se met naturellement en place : plus on est nombreux, plus il y aura de monde en bas de la pyramide, et par conséquent tout reposera sur ceux qui sont en haut. En outre la "pensée de groupe" conduit les membres à considérer qu'ils se trouvent dans une situation confortable, se disant que de toute façon la force du groupe sera nécessairement bonne. C'est ainsi que les gens ont tendance à produire moins  d'efforts lorsqu'ils sont au milieu d'un groupe que lorsqu'on leur demande de faire la même chose isolément. C'est la croyance naïve dans la "magie du groupe", qui conduit à penser que de toute façon le collectif corrigera tout. Une personne seule sera forcément plus impliquée. Et même si elle a faux, l'agrégation de son jugement à celui d'autres personnes isolées aura beaucoup plus de chances de donner un bon résultat.

Lever toute forme de jugement est l'un des piliers du brainstorming : là aussi une comparaison a été faite entre des groupes pratiquant un brainstorming habituel, et d'autres qui étaient encouragés à porter un jugement immédiat sur les idées émises. Les premiers produisaient plus d'idées, mais tous apportaient le même nombre d'idées de bonne qualité. Faut-il en déduire que de toute façon, le jugement interviendra bien à un moment ou un autre, et que le fait de le supprimer du processus créatif n'est pas gage de meilleures idées à l'arrivée ?

Le postulat de départ du brainstorming consiste à dire que comme le jugement est supprimé, cela augmentera le nombre d'idées, et donc mécaniquement, le nombre de "bonnes" idées. Sauf qu'à dire tout ce qui passe par la tête, à la fin il n'y a pas grand-chose à garder. Au contraire, un individu qui sait que ce qu'il va dire sera évalué de manière critique, contraindra ses propositions en fonction de ce qu'il considère être pertinent ou non. Le fait de ne pas émettre de critiques permet d'émettre plus d'idées, mais aussi plus de "bruit" : il y a beaucoup de déchets, au milieu desquels il faut être capables de retrouver les quelques bonnes idées.

Selon le co-fondateur d'Apple Steve Wozniak, il est préférable de travailler seul. Certaines personnes sont-elles faites pour travailler en solitaire, et d'autres, en groupe ?

En tant que chercheur, j'élabore mes idées seul, pour dans un second temps les confronter à l'avis d'autres personnes. Les deux processus n'ont pas la même fonction : le fait de réfléchir seul permet de produire une idée, qui va se former progressivement au fil de la réflexion, se solidifier. Ensuite la discussion de groupe permet de confronter cette idée qui est déjà solide à l'avis de personnes qui ont une perspective différente. Cette étape correspond à l'affinage des détails de l'idée de départ.

Le travail collectif n'est donc pas bon en soi ?

On ne peut pas dire qu'il en ressortira nécessairement quelque chose de bien. Cela peut générer des résultats intéressants, mais ce type de travail nécessite une structuration pensée en amont. La quantité ne fait pas tout ! Une étude menée par un chercheur de ma connaissance a mis en évidence que les gens sont incapables, dans un travail en groupe, de mettre toutes les informations nécessaires, et donc pertinentes, sur la table. Si un premier groupe commence à partager ses informations, les autres ont tendance à élaborer par rapport à ce qui vient d'être amené, plutôt qu'à apporter les informations complémentaires qui permettront de résoudre le problème. Le problème vient de l'ordre dans lequel les choses sont présentées : les premières inhibent celles qui devraient suivre logiquement.

Propos recueillis par Gilles Boutin

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