Indignations de crocodile en Europe : Tsipras à Moscou ou la preuve que la construction européenne est beaucoup plus morte que vivante<!-- --> | Atlantico.fr
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Alexis Tsipras et Vladimir Poutine se sont mis d'accord sur un certain nombre de sujets ce mercredi 8 avril.
Alexis Tsipras et Vladimir Poutine se sont mis d'accord sur un certain nombre de sujets ce mercredi 8 avril.
©Reuters

Emprunts russes

Alexis Tsipras et Vladimir Poutine se sont mis d'accord sur un certain nombre de sujets ce mercredi 8 avril. "La Grèce est un pays souverain", a-t-il déclaré à l'issue de l'entretien : une remarque qui sonne comme un défi à ses partenaires européens.

Gérard Bossuat

Gérard Bossuat

Gérard Bossuat est professeur à l'Université de Cergy-Pontoise, titulaire de la chaire Jean Monnet ad personam.

Il est l'auteur de Histoire de l'Union européenne : Fondations, élargissements, avenir (Belin, 2009) et co-auteur du Dictionnaire historique de l'Europe unie (André Versaille, 2009).

 

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Pierre Verluise

Pierre Verluise

Docteur en géopolitique, Pierre Verluise est fondateur du premier site géopolitique francophone, Diploweb.com.

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Atlantico : Alexis Tsipras et Vladimir Poutinese ont signé plusieurs accords, au grand dam de l'UE. Au programme : des accords sur le gaz, et une aide financière. Le fait que la Grèce se tourne vers la Russie est-il le symptôme d'un affaiblissement de l'idée initiale de la construction européenne ?

Gérard Bossuat : Que vont-ils négocier ? La Grèce n’est pas dépendante du gaz russe, une aide financière serait une déclaration de guerre à l’Union européenne, entendons une défiance en forme de gifle pour les pays membres de l’Union. Tsipras semble vouloir forcer les Russes à accepter les produits agricoles grecs qu’ils bloquent comme les autres produits agricoles de l’Union en rétorsion aux sanctions prises contre la Russie en raison de son soutien aux rebelles ukrainiens. Il est trop tôt pour connaître les arrière-pensées des deux hommes. Observons que la fraternité russo-grecque, scellée par la religion, est une réalité culturelle qui compte.  Est-ce un moyen pour Poutine et Tsipras de faire pression sur les pays membres de l’Union afin qu’ils consentent à la Grèce des avantages financiers à moindre coût?

Les historiens se rappelleront aussi que la Russie a toujours voulu accéder aux mers chaudes. Actuellement, elle soutient le Syrien Bachar El Hassad et cherche un point d’appui pour sa flotte de guerre et de commerce en Méditerranée orientale. Poutine peut-il l’obtenir de Tsipras et en échange de quoi ? Une aide économique serait particulièrement osée. Elle condamnerait les négociations entre la Grèce et L’Union sur sa dette et ouvrirait la porte à un  « grexit » et conduirait donc à une crise grave au sein de l’Union. Il ne faut pas l’écarter car le comportement de l’Islande illustre l’intérêt que peut avoir un petit pays à renoncer à l’Union et à l’euro pour protéger ses intérêts économiques et financiers.

Considérant le fait que la Grèce a été choyée au moment de son adhésion afin que la cure européenne la purge de ses tendances dictatoriales dans les années 60, qu’elle a demandé ardemment à adhérer à l’Union en vue de se protéger de la Turquie, l’éternel adversaire/ partenaire au sein de l’OTAN, il est choquant de la voir ainsi mettre en cause sa relation avec l’Union et sembler, par provocation peut-être, séduire Poutine qui est dès lors satisfait de cette affaiblissement de l’Union. Chypre s’est déjà tournée vers la Russie et le  président tchèque Miloš Zeman s’apprête à célébrer à Moscou la libération du pays en 1945, tout en manifestant ses réticences, tout comme Tsipras, à propos des sanctions contre la Russie.   

Ces vicissitudes traduisent-elles  un affaiblissement de l’idée initiale de la construction européenne ? Monnet, Adenauer et Schuman n’ont pas proposé de faire une politique étrangère commune. C’est le traité de Maastricht de 1992 qui l’a créée. Elle est intergouvernementale et donc dépend du consensus entre les 28. Il n’y a donc pas d’affaiblissement de l’idéal initial, mais retard dans l’élaboration d’institutions communes capables de porter la voix de l’Union et de modifier les relations internationales. Peut-on espérer créer une gouvernance fédérale européenne pour la politique étrangère et de sécurité alors que les gouvernements et les opinions publiques n’y sont pas encore prêts ?

Pierre Verluise : La Russie tente de nouer avec certains pays d'Europe des relations privilégiées pour défendre ce qu'elle pense être ses intérêts. On observe des proximités fortes entre peuples orthodoxes. Comme avec la Serbie, candidate à l'adhésion, il y a des proximités culturelles, qui se transforment parfois en connexions stratégiques. Dans le cas de la Serbie, la Russie a cherché à instrumentaliser cette fenêtre d'opportunité dans le cadre de sa stratégie gazière à l'égard de l'UE. Je ne saurais trop conseiller à la presse de s'intéresser aux investissements russes dans les régions de culture orthodoxe de l'UE et de ses frontières. On s'apercevrait ainsi notamment d'une grande activité russe en Bulgarie. Ces éléments de lecture stratégique sont connus par la Commission européenne, qui d'ailleurs s'en inquiète.

Elle n'a pas tort, car il est écrit dans le traité de Maastricht, revu par le Traité de Lisbonne, qu'il existe une politique étrangère et de sécurité commune, et des engagements partagés entre pays membres de l'UE. En l'occurrence quand l'UE est en froid avec la Russie, aller s'acoquiner avec cette dernière n'est pas d'une très grande élégance de la part de la Grèce. On observe donc une rupture de la solidarité de la Grèce à l'égard de l'UE, qui est favorisée par une proximité orthodoxe avec la Russie. Il en va d'ailleurs de même avec Chypre : après la Guerre froide, le nombre de vols  entre la Russie et Chypre a explosé, car ce pays, lui aussi orthodoxe, était la lessiveuse à argent idéale pour les nouveaux riches russes. Sans parler des activités de prostitution.

Cette situation n'a selon moi rien à voir avec la perte de repères qui a pu se produire après la création de la CEE en 1957. Cette dernière a rempli son contrat, qui était de faire la paix entre les Etats d'Europe. La deuxième partie du contrat consistait à créer un marché commun, chose qui a également été réalisée. Ce qui est vrai, c'est que désormais ces arguments n'emportent plus suffisamment l'adhésion. Pour un jeune européen d'aujourd'hui, la paix est une donnée banale. La Commission européenne aurait intérêt à changer de slogan, c'est-à-dire passer de "l'Europe c'est la paix" à "l'Europe c'est l'emploi". Si l'UE arrivait à prouver qu'elle est non seulement un acteur de paix mais de création d'emplois, particulièrement pour les jeunes, qui sont exclus du marché du travail, alors les gens se remettraient à croire à l'Europe.

Quels étaient les objectifs initiaux de la communauté européenne ? Dans quelle mesure le marché commun en était-il l'outil ?

Gérard Bossuat : Un peu d’histoire est en effet utile ici. La Communauté européenne est née le 9 mai 1950 avec la Déclaration Schuman qui proposait de placer sous une autorité commune, non gouvernementale, les secteurs du charbon et de l’acier en Europe. On cherchait alors à empêcher l’Allemagne de devenir à nouveau dangereuse pour ses voisins car ses industries de base, indispensables à la guerre, seraient placées sous une administration commune et supranationale. Monnet et Schuman avaient inscrit aussi l’espoir d’arriver à une fédération européenne, capable de réunir tous les pays européens consentants. De plus, ils y voyaient un modèle d’unité souple capable de s’étendre à d’autres secteurs : on parlait alors de l’agriculture (pool vert), des transports (compagnie européenne d’aviation), de la défense (CED) et de l’armement, de la santé (pool bleue), de l’énergie (Euratom), de l’union douanière. Ils espéraient ainsi placer ces divers pools sous l’autorité d’une Communauté politique européenne. Mais la France fit capoter le projet de Communauté européenne de défense (CED) le 30 août 1954.

Malgré cet échec de 1954, les nécessités économiques portées par les milieux d’affaires européens, la prise de conscience en faveur de l’unité de Guy Mollet leader socialiste et chef du gouvernement français, de Paul-Henri Spaak, ministre des Affaires étrangères, de Konrad Adenauer, chancelier de RFA, du Néerlandais Jan Beyen, de Joseph Bech, chef du gouvernement luxembourgeois, incita les Etats du plan Schuman à élargir leur union à l’économie et aux énergies nouvelles (Union douanière, politique agricole commune, tarif extérieur commun, Euratom). Ils signèrent les deux traités de Rome du 25 mars 1957, créant une Communauté économique européenne (Marché commun) et une Communauté européenne de l’énergie nucléaire (Euratom). Ainsi satisfaisant les acteurs de l’économie de marché, renforçant la cohésion de 6 pays européens de l’Ouest, et par là aussi des pays libéraux du monde occidental, le marché commun, dont l’objectif dépasse le strict plan économique, puisque les pays signataire sont invités dans le Préambule à approfondir sans cesse leur union, et donc à aller vers une communauté plus politique, est devenu un élément de cohésion des pays européens libéraux et démocratiques dans le contexte de la concurrence entre l’Est et l’Ouest.

Qui est responsable de l'effritement de l'objectif initial ? Comment en est-on venu à cette situation où le marché commun n'est plus qu'une fin en soi ?

Gérard Bossuat : Qui pouvait croire que l’unité européenne autour d’institutions totalement ou partiellement fédérales se ferait rapidement ?  N’est-il pas étonnant de constater que des institutions d’unité sont nées quelques années après la fin de la guerre, des institutions originales susceptibles de s’étendre au-delà des secteurs économiques initiaux ? Le choc de la guerre a eu un effet sur les vieux Etats européens attachés à leur souveraineté. Ils ont même profité de la prospérité qui a découlé du marché commun pour s’affermir à nouveau.

Le marché commun est-il une fin en soi ? Nous pensons qu’il portait d’autres ambitions quoique dissimulées. Il assurait une longue vie au capitalisme libéral et à l’économie de marché dont les séductions se sont répandues dans les sociétés occidentales. Si la mutation est incomplète, en effet, pour les partisans de l’idée fédérale, la raison en est que les collectivités nationales en Europe sont restées fortes, fondées sur des siècles d’originalité, voire de guerre entre elles, sur une culture nationale que rien n’a remplacée, que rien ne peut remplacer actuellement. Une fédération signifierait la disparition des structures mentales et culturelles nationales qui rassemblent les citoyens de chaque Etat européen. La loyauté envers sa nation reste active, ce qui pourtant, n’a pas empêché certains partages de souveraineté. Peut-on aller plus loin ? Peut-on mettre en commun pour le bien général européen autres chose que l’économie ? peut-on partager un idéal, un avenir commun et avoir des institutions communes fortes de façon à compter dans les relations internationales, de façon à pouvoir surmonter les crises en tout genre, de façon à protéger les citoyens européens, chaque génération doit prendre ses responsabilités, celle des petits enfants des fondateurs envoie, de ce point de vue, des signaux contradictoires ; Faudra-t-il une catastrophe pour bâtir enfin une forte Union politique européenne ?

​Pierre Verluise : L'attachement des citoyens européens à l'Union européenne a été questionné par les élargissements post guerre froide. Les élites européennes n'ont pas su animer le débat sur les élargissements pour justifier ces derniers. Ces élites qui vivent dans l'aisance ne se rendent pas compte que les gens plus modestes ont peur de cette union sans limites, qui n'a pas dit jusqu'où elle allait. Cela crée une inquiétude : la mise en concurrence des territoires et des personnes pose problème. Jamais les individus au sein de l'UE n'ont été à ce point mis en concurrence. Même si l'électeur moyen n'est pas capable de donner des chiffres, le bon sens l'amène à comprendre que quelque chose ne fonctionne plus comme avant.

Cela a-t-il encore du sens aujourd'hui d'invoquer l'idéal européen des débuts ?

​Pierre Verluise : Plus personne ne fait encore référence à cet esprit. Que la CEE devenue UE ait changé de nature, c'est une évidence. Ce qui est dommage, c'est que les politiques n'osent pas le dire. On ne fait pas la même chose à 6, 12, 25 ou 28 ! On a essayé de nous faire croire que ces changements ne changeraient rien, ce qui relève d'une malhonnêteté intellectuelle prononcée. L'espace des 28 d'aujourd'hui représentait en 1960 13% de la population mondiale. Aujourd'hui ce même ensemble représenté 7,3 % de la population mondiale. En 2050 nous devrions arriver à 5 %... La désunion n'est pas forcément la meilleure solution face au monde de demain. Encore faut-il avoir le courage de débattre et d'oser se réinventer.

Autour de quelle idée forte faudrait-il remobiliser les gens ?

​Pierre Verluise : L'emploi est un argument très fort. Les citoyens sont tous les jours confrontés à cet enjeu. C'est un vrai challenge, car cette donnée est évaluée tous les mois par des chiffres. Il faut partir de ce qui intéresse les gens directement, et qui traverse tous les partis : que l'on soit de droite ou de gauche, tout le monde est préoccupé par l'emploi. L'Union européenne pourrait se refaire une légitimité si elle prouvait qu'elle apporte une véritable valeur ajoutée pour l'emploi et l'employabilité. Voilà un challenge à la hauteur des transferts de souveraineté déjà consentis. Nous pourrions dire aux institutions : "Faites vos preuves !"

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