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Et la Chine achetait tranquillement l'Europe dans notre indifférence absolue...
©Reuters

Silence coupable

PSA, IBM, Club Méditerranée, aéroport de Blagnac, port du Pirée... Et maintenant Pirelli. Qui concevrait que Michelin se fasse racheter par une entreprise chinoise ? Si les pouvoirs publics européens ne se ressaisissent pas, c'est ce qui pourrait bientôt se produire.

Antoine Brunet

Antoine Brunet

Antoine Brunet est économiste et président d’AB Marchés.

Il est l'auteur de La visée hégémonique de la Chine (avec Jean-Paul Guichard, L’Harmattan, 2011).

 

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Atlantico : C'est au tour du mythique fabricant de pneus italien Pirelli d'être racheté par une entreprise de l'Empire du Milieu : 26,2% des parts sont rachetées par la société China National Tire & Rubber, qui compte ensuite lancer une OPA sur les autres titres en circulation. Il y a quelques jours, on apprenait qu'un ensemble de 18 immeubles à Berlin allait être racheté par un groupe de sociétés chinoises  pour 1,5 milliard d'euros. Ces opérations, qui ne sont ni les premières ni les dernières, ne font pas beaucoup de vagues en Europe. Comment expliquer cette relative indifférence ?

Antoine Brunet : L’indifférence se situe d’abord et avant tout au niveau des gouvernements occidentaux, qu’ils soient grecs ou italiens, français ou britanniques, allemands ou américains… Et ce quelle qu’en soit leur couleur politique. Depuis maintenant vingt ans, la Chine mène avec succès une grande stratégie offensive multidimensionnelle qui vise dans un même mouvement à déstabiliser les pays occidentaux et à ravir progressivement l’hégémonie mondiale aux Etats-Unis. Une stratégie que j’ai décrite dans mon livre La visée hégémonique de la Chine publié en janvier 2011.

A mesure que Pékin accumule les succès sur tous les fronts (industriel, commercial, économique, financier, institutions internationales, monétaire, territorial, diplomatique, cybernétique...), qu’il affaiblit toujours plus les pays occidentaux et qu’il menace de prendre l’hégémonie aux Etats-Unis, on serait en droit d’attendre que les gouvernements occidentaux se raidissent et qu’en particulier, ils désignent Pékin comme l’adversaire résolu et déterminé qu’il est manifestement devenu : comment s’opposer valablement à un adversaire si on ne commence pas par le désigner publiquement comme tel ?

Il n’en est rien. Ce qui continue à prévaloir, c’est l’inertie et la passivité des divers pays occidentaux face à Pékin quand ce n’est pas leur collaboration franche.

Pourquoi  un tel comportement ? Je vois deux raisons.

La première raison est transversale. Dans chaque pays occidental, les grandes entreprises exercent un lobbying permanent en faveur de la Chine ; une bonne partie de leurs profits provient des marges énormes sur l’exportation de produits made in China et du dynamisme de leurs ventes sur le marché intérieur chinois ; de ce fait, une réaction de mauvaise humeur du Parti-Etat chinois à l’égard de leur pays pourrait compromettre brutalement l’évolution de leurs profits, de leurs cours de bourse et des bonus de leurs managers ; c’est pourquoi elles s’emploient préventivement à ce que leur pays ne soit jamais en conflit avec Pékin. Au total, Pékin a réussi à introduire une divergence entre l’intérêt des multinationales et l’intérêt des populations occidentales et de leurs Etats ; Pékin réussit alors à instrumentaliser les multinationales pour que les gouvernements occidentaux renoncent à réagir à sa stratégie alors même que cette stratégie les déstabilise de plus en plus.

Deuxième raison : Pékin s’est employé à  se constituer un levier spécifique sur chaque gouvernement occidental allié des Etats-Unis. Pékin a passé un deal avec Londres, lui faisant miroiter que la City deviendra la capitale financière du monde le jour où Pékin et le yuan auront détrôné Washington et le dollar et obtenant en contrepartie que Londres joue le jeu monétaire de Pékin plutôt que celui de Washington. Pékin a passé un autre type de deal avec Séoul et avec Berlin, maintenant un accès privilégié au marché chinois pour les entreprises coréennes et pour les entreprises allemandes à condition que Séoul et Berlin détachent de plus en plus leur diplomatie de celle de Washington. Enfin Paris et Rome continuent à s’endetter lourdement auprès de la Chine, ce qui compromet leur pleine souveraineté et les amène eux aussi à la renonciation, voire à la collaboration avec Pékin….

Dans quelle vaste logique le rachat de Pirelli s'inscrit-il ? Quelle est la stratégie officielle de la Chine ?

Lorsque Xi Jinping accéda au pouvoir fin 2012, il annonça très vite que la Chine cessait de réinvestir ses excédents de balance des paiements en achats de dettes souveraines et qu’elle était désormais bien décidée à acheter à l’étranger des actifs physiques de toute nature.

Xi Jinping a tenu parole. Le montant de Treasuries détenu par la Chine a cessé d’augmenter et a même commencé à diminuer. La Chine est de plus en plus réticente à accumuler de la dette souveraine européenne… Dans le même temps, on a vu les entités publiques chinoises accentuer leurs achats d’actifs de toute nature : acquisition d’infrastructures (l’aéroport de Blagnac après le port du Pirée), prises de participation dans l’agro-alimentaire (Coopérative d’Isigny, vignobles de Bordeaux, Gevrey-Chambertin…), prises de position dans l’industrie automobile (après le rachat de Volvo, la prise de contrôle de PSA et maintenant l’achat de Pirelli), prises de contrôle dans l’industrie numérique (rachat par Lenovo de deux départements d’IBM et achat de Motorola), prises de contrôle dans l’industrie du luxe (10% dans Ferragamo), OPA réussie sur Club Méditerranée,…

A cet égard, une précision sémantique s’impose : beaucoup de bons apôtres saluent ce qu’ils désignent comme un flux "d’investissement" de la Chine vers l’Europe. C’est un abus de langage inacceptable. Il s’agit en réalité d’un flux de placement de la Chine vers l’Europe qui ne s’accompagne aucunement d’investissement physique supplémentaire en Europe. On attend encore un investissement industriel chinois en Europe qui atteigne la taille de l’investissement industriel réalisé par Toyota à Valenciennes dans les années 80. L’Italie et la France, pour régler les déficits commerciaux béants qu’elles subissent avec la Chine, s’appauvrissent nécessairement. Elles ont en réalité seulement le choix entre deux modalités qui sont substituables mais qui sont aussi alarmantes l’une que l’autre : soit elles s’endettent davantage (particulièrement à l’égard de la Chine), soit elles diminuent leurs actifs patrimoniaux (le plus souvent en les aliénant à la Chine) jusqu’à compromettre leur survie à terme….

En rachetant des parts dans des actifs stratégiques, quelles sont les ambitions moins avouées de l'Empire du milieu ?

Officiellement, la Chine, depuis 2012, ne cache plus qu’elle préfère accumuler des actifs physiques plutôt que d’accumuler des titres de dette souveraine. Mais sa modification de trajectoire va bien au-delà. Il s’agit pour elle de dominer toujours plus l’activité productive mondiale et il s’agit aussi pour elle de préparer la subordination à Pékin d’un nombre croissant de pays souverains.

Dominer toujours plus l’activité mondiale.

Il s’agit pour elle de dominer progressivement le réseau de transport, terrestre et maritime et aérien, dans le monde de façon à contrôler de plus en plus les grands mouvements de marchandises sur la planète. Il s’agit pour elle aussi de s’assurer largement son approvisionnement alimentaire quand elle a compromis largement et durablement la qualité de ses eaux et de ses terres agricoles. Il s’agit enfin et surtout de se constituer à bon compte des champions chinois qui puissent dominer chaque secteur de l’industrie mondiale comme c’était le cas des Etats-Unis entre 1920 et 1970 : en prenant appui sur la technologie obtenue à bon compte de Volvo et de PSA, construire un champion chinois de l’automobile susceptible de l’emporter sur Toyota et Volkswagen. En prenant appui sur la technologie obtenue à bon compte de Pirelli, se construire un géant chinois du pneumatique pour l’emporter sur Michelin et Bridgestone. Avec Lenovo, se construire un géant chinois de taille mondiale de l’informatique à l’instar de Huawei qui rivalise déjà à parité avec ses concurrents américains. En quelque sorte, la Chine ne se contente plus de concentrer sur son territoire la plus grande part de la production manufacturière de la planète. Son ambition depuis 2012 s’est encore accrue : que les entreprises sous pavillon chinois, et non plus simplement les entreprises basées sur le territoire chinois, accaparent la plus grande part de la production manufacturière mondiale. 

Préparer la subordination complète de pays souverains.

Encore une fois quand la Chine s’attribue une part croissante des actifs physiques d’un pays, elle ampute son avenir et elle l’enfonce dans la régression. La Chine sait très bien que, le jour venu, elle sera en position de se subordonner les divers pays qu’elle enfonce par ailleurs dans la régression. On voit déjà la Chine tourner comme un vautour autour de pays qui sont notoirement en très grande difficulté : le Venezuela, le Nicaragua, Cuba, l’Argentine, la Grèce... Autant de pays qui sont au bout du rouleau et qui, s’étant lourdement endettés et n’ayant pas ou plus d’actifs à vendre, n’ont plus qu’à négocier le moins mal possible l’abandon de leur souveraineté à une grande puissance, la Chine, la Russie ou les Etats-Unis…Mais c’est la Chine qui a les poches les plus profondes et qui a le plus de chances de les inscrire dans son orbite géopolitique. M. Prodi, ancien premier ministre de l’Italie et notoirement proche de Pékin, ne vient-il pas d’affirmer que désormais c’est à Pékin que se définissait la politique industrielle de l’Italie ? N’est-ce pas là le signe patent que s’amorce une subordination à Pékin ?

Propos recueillis par Gilles Boutin

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